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Oubliée pendant un siècle, L’Oiselle, première superhéroïne française, reprend son envol

Par Pauline Croquet

Nées en 1909 de la plume d’une romancière angevine, les aventures de Véga, une femme volante qui affronte une société secrète, sont remises au goût du jour.

 

« Véga nageait dans l’air, elle se jouait en l’espace comme si nul autre élément ne l’eut attirée. Elle était maîtresse de la pesanteur, de l’attraction, elle était… ange ! » Voici comment, en quelques mots, dans son épisode d’introduction paru dans La Mode du Petit Journal, en juillet 1909, l’écrivaine de romans-feuilletons Renée Gouraud d’Ablancourt décrit la fascination de ses contemporains pour une femme volante, Véga de Ortega, alias Lady-Bird. Elle ne savait sans doute pas, alors, qu’elle venait de créer la première des superhéros français, puisqu’elle est née deux ans avant le Nyctalope de Jean de la Hire, généralement considéré à tort comme le premier des superhéros bleu-blanc-rouge.

Après sa diffusion dans la presse féminine sous le nom de L’Oiselle ou Royale énigme, le roman-feuilleton sera publié sous le titre « Véga la magicienne » dans L’Indépendant du Cher à l’été 1911 ; l’année suivante, l’intégrale, légèrement revue, paraîtra en court roman relié aux éditions J. Siraudeau, à Angers.

Que ceux qui n’en avaient jamais entendu parler se rassurent. Ils sont nombreux. Lady-Bird est restée seulement dans les mémoires de quelques connaisseurs de la fiction du XIXe et du XXe siècle. Mais Véga s’apprête à reprendre son envol grâce au travail de passionnés et à différentes initiatives : la republication du roman Véga la magicienne, samedi 2 avril, par le petit éditeur angevin Banquises et comètes, ainsi que la parution, en mai, aux Etats-Unis d’une bande dessinée chez FairSquare Comics, éditeur franco-américain – une adaptation moderne scénarisée par Fabrice Sapolsky, Dawn J. Starr et dessinée par Daniele Sapuppo.

Une héroïne sans peur

On pourrait pour dire de L’Oiselle qu’elle est une cousine de Batman et de Fantômette : Véga, originaire de l’île imaginaire de la Stella Negra, est une jeune fille de 18 ans élevée et surentraînée par la société secrète des Compagnons de l’Etoile noire. Par son habileté physique et son absence totale de peur, elle est la seule capable de piloter un équipement ailé qui lui permet de voler. « Véga venait de passer ses bras dans une gaine fine, ses deux jambes unies l’une contre l’autre, les genoux légèrement fléchis s’inséraient dans une armature très ténue, terminée par une sorte de petite hélice, son cou et sa tête libres émergeaient de l’appareil sombre. Soudain elle déploya d’un mouvement vif les deux ailes qu’actionnaient ses bras », décrit Renée Gouraud d’Ablancourt.

 

« Véga est une héroïne steampunk avant l’heure, elle a aussi un côté primesautier qui me paraît assez rare, même dans la littérature populaire de son époque », défend Jean-Luc Houdu, fondateur des éditions Banquises et comètes, qui s’intéresse notamment à la littérature fantastique oubliée. Fabrice Sapolsky, patron de FairSquare Comics, la rapproche volontiers de Raven (créée en 1980), des Titans de DC Comics, ou de Kamala Khan, alias Ms. Marvel (créée en 2013). « Ce sont des jeunes filles qui se sentent différentes, en décalage avec le monde, qui veulent s’intégrer sans se perdre. Elles entreprennent un voyage pour sortir de leur coquille », raconte-t-il. D’abord sous l’emprise de l’Ordre de l’Etoile noire et de son chef et mentor, Cleto Pizani, Véga va peu à peu s’en affranchir pour sauver son promis, le comte Daniel de San Remo.

A l’instar de L’Oiselle, et comme de nombreuses écrivaines de la littérature populaire et a fortiori provinciales, la pourtant prolifique créatrice de l’héroïne est, elle aussi, tombée dans l’oubli. Née à Angers, Renée Gouraud d’Ablancourt (1853-1941) est pourtant un roman à elle seule.

Aérogynes et vols en cabarets

C’est il y a deux ans, lors du défi « Je la lis », qui consiste à promouvoir la visibilité d’une femme de lettres, que Françoise Nicolas-Delavigne, professeure de français et passionnée de généalogie, a découvert et étudié l’œuvre de celle qui signait aussi René d’Anjou, clin d’œil à sa région. « C’est une aristocrate mariée à un grand fabricant de papier, très mondaine, avec un caractère trempé. Elle s’est donné des origines nobles, mais sans que cela soit forcément vrai. Elle a beaucoup fantasmé sa vie et ses origines, notamment sa lignée maternelle, car on ne connaissait pas l’ascendance de sa grand-mère, une enfant trouvée », explique Françoise Nicolas-Delavigne, qui y voit des proximités avec son héroïne aux origines cachées.

« Elle a commencé à écrire et à publier ses premiers articles très jeune, vers 14-15 ans, et rédigé de la littérature jusqu’à la fin de sa vie. Elle a signé beaucoup de romans patriotiques royalistes et s’est essayée à différents registres. » Jusqu’au merveilleux scientifique dans lequel baigne Véga la magicienne. Si l’Ordre de l’Etoile noire dont L’Oiselle tente de se libérer revient dans plusieurs de ses œuvres, Véga n’aurait pas d’autres aventures à son nom. Un peu comme un ovni dans cette bibliographie.

Il faut aller chercher les inspirations de L’Oiselle du côté de l’engouement pour les cercles spirites, mais aussi de celui de « l’univers des spectacles de cabaret de cette époque, avec leurs nombreux tours de danseurs tournoyants et de femmes volantes », selon Xavier Fournier, journaliste et auteur de Super-héros, une histoire française (Huginn & Muninn, 2014). « Sur les affiches, les capacités des artistes étaient extrapolées, on y voyait des femmes voler au-dessus de la tour Eiffel », à l’image de l’Aérogyne de l’Alcazar d’été de Paris ou de La Femme volante (1902), de Georges Méliès.

Une modernité aux multiples possibilités

Aujourd’hui tombées dans le domaine public, les péripéties de Véga sont pourtant devenues difficilement accessibles. Selon Xavier Fournier, seule « une petite dizaine » de lecteurs détient le roman d’époque. Sinon, « il faut gratter dans les archives, notamment de la presse régionale, et ce n’est pas simple ». Françoise Nicolas-Delavigne, dont le travail a servi de base à Banquises et comètes, ne dira pas le contraire : durant trois mois, elle a recomposé le roman en compilant tous les épisodes hebdomadaires parus dans L’Indépendant du Cher, entre août et décembre 1911, en les recherchant sur Retronews, le site de presse de la BNF, avant de les partager sur le site Wikisource, la bibliothèque libre en ligne.

 

Si l’éditeur Jean-Luc Houdu reconnaît lui-même que la plume « ampoulée » de Mme Gouraud d’Ablancourt n’est pas forcément impérissable, l’autrice, même si elle marie son héroïne avant de lui dire adieu, laisse à la postérité un personnage plutôt moderne. Suspecté de « donner aux femmes le goût de l’aventure », le roman figure d’ailleurs dans les proscriptions de l’abbé Bethléem, « père la morale de l’époque », explique Xavier Fournier.

Oubliée un siècle durant, L’Oiselle a paradoxalement un goût de nouveauté dans un panthéon de superhéros souvent très codifié, pour ne pas dire sclérosé. Peu exploitée, Véga offre bien plus de latitudes aux auteurs qui voudraient la faire revivre. « Une société occulte anarchiste, un mentor télépathe, un personnage qui évolue dans un univers que l’on peut étendre – on y parle même de l’Atlantide – et une science qui justifie tout : les possibilités sont infinies », estime Xavier Fournier.


En 2014, son travail d’anthologie a inspiré son ami Fabrice Sapolsky, fondateur de FairSquare Comics, alors à la recherche d’un récit à l’intention du « grand public, familial, féminin ». Dans le scénario qu’il a mis au point à la faveur du confinement, il a fait s’entrecroiser l’histoire de Véga avec celle des aventures contemporaines de Mina, une successeure. « Le rapport de la femme au monde n’est évidemment pas le même qu’en 1909, mais cette histoire peut résonner avec notre époque et les questions qui la traversent. Je voulais raconter le voyage d’une libération contre le patriarcat mais aussi évoquer l’exploitation de l’homme par l’homme », explique le scénariste.

Dans cette version 2022, Véga tombe les froufrous et les dentelles dont la para René d’Anjou pour revêtir un look plus proche des cavalières, aviatrices et exploratrices du début du XXe siècle. Mais elle a gardé toute sa force, sa détermination et sa spontanéité. Il en faudra au petit oiseau pour se mesurer aux poids lourds des franchises superhéroïques.