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Les insuffisances de l’État face à l’affaire des «bébés sans bras»

Les insuffisances de l’État face à l’affaire des «bébés sans bras»

 

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Entre 2009 et 2014, dans des périmètres restreints, plusieurs enfants sont nés sans bras ou sans doigts. Les autorités sanitaires ont-elles réellement tout mis en oeuvre pour connaître les causes de ces malformations ? Cinq ans après sa médiatisation, «Libération» s’est replongé dans cette affaire.

 

Cinq ans ont filé. On la retrouve au même endroit, au détour d’une traboule au bas des pentes de la Croix-Rousse, à Lyon, dans un deux-pièces défraîchi aux plafonds hauts. Emmanuelle Amar, la lanceuse d’alerte de cette mystérieuse affaire dite «des bébés sans bras», est presque la même que celle rencontrée en 2018, année où l’histoire a éclaté dans les médias. Déterminée, pugnace, mais un rien lasse. «Ça pompe de l’énergie. Tant de désillusions.» Elle parle vite, la hargne en moteur. Elle reproche aux autorités sanitaires de ne pas avoir tout mis en oeuvre pour résoudre cette énigme sanitaire: huit enfants sont nés avec une malformation du bras ou de la main entre 2009 et 2014 dans un rayon de 16 kilomètres autour du village de Druillat, près de Bourg-en-Bresse dans l’Ain. «Ces malformations sont trop rares pour être le fruit du hasard», répète l’épidémiologiste. Pour elle, seule hypothèse : il s’agit de facteurs environnementaux. Eau potable contaminée ou pesticides ? Plusieurs pistes ont été soulevées (lire page 13), sans qu’aucune réponse ne soit apportée. Surtout, dans le même périmètre, plusieurs veaux sont nés au même moment sans queue ou sans côte. Les faits remontent désormais à une dizaine d’années. Celle qu’on avait tôt fait d’ériger en Erin Brockovich du moment – la militante de l’environnement célèbre pour avoir révélé une affaire de pollution des eaux potables en Californie dans les années 90 –, le sait : les chances de trouver les raisons de ces concentrations d’agénésie transverse des membres supérieures (ATMS) sont aujourd’hui proches de zéro.

 

Mais son combat va au-delà. Il dépasse celui des familles qui, par dépit ou intimidations, ont cessé de se battre. Les deux seules plaintes déposées ont été classées sans suite, en mars et décembre 2022. «On n’est pas allés en justice car je pensais que le travail allait être fait de manière rigoureuse, souligne avec amertume Samuel Bernard, père d’Aliénor, née sans avant-bras gauche, à Guidel dans le Morbihan. Là où plusieurs autres cas d’enfants porteurs de la même malformation ont été recensés. On a eu peur aussi de déstabiliser notre fille, qu’elle le prenne mal. Elle demande souvent pourquoi on cherche des explications. J’ai sûrement été naïf. Je le regrette aujourd’hui. Avec les autres familles, on n’a pas su créer les bonnes connexions.» Emmanuelle Amar continue de ferrailler : la gestion de ce dossier par les autorités sanitaires ressemble selon elle à d’autres combats de santé publique, comme les cancers pédiatriques de Sainte-Pazanne, ou l’affaire de la Dépakine (lire encadré ci-contre).

 

Effets d’annonce

Ces histoires se font écho. Les familles touchées, les médecins à l’origine des alertes ou les militants locaux ont le sentiment d’être, au mieux, «écoutés» mais pas «entendus». Tous décrivent cette suspicion qui s’installe peu à peu à l’égard des agences sanitaires, notamment de Santé publique France. Créée en 2016, l’Agence nationale de santé publique ou Santé publique France –établissement public placé sous la tutelle du ministère de la Santé – a pour mission d’améliorer et de protéger la santé des populations. Les silences, les «réponses à côté», peuvent légitimement alimenter l’idée que «l’agence d’expertise scientifique au service de la santé de tous» servirait surtout de «paratonnerre» à l’État. Souffre-t-elle d’un manque de moyens pour remplir ses missions d’intérêt public ? Ou les griefs à son égard sont-ils le résultat d’un déficit de communication et d’accompagnement des familles ? Pour François Veillerette, porte-parole de l’association Générations futures, «le cœur du problème, c’est que la santé environnementale n’a toujours pas sa place dans le débat politique». Les plans nationaux santé environnement qui se succèdent – le quatrième a été lancé en mai 2021 – tiennent selon lui des effets d’annonce. «Il y a un vrai manque de courage en la matière et on n’avance pas. Des enfants ont des malformations, des gens tombent malades, et on fait des études chères qui ne montrent rien.» L’erreur, dit-il, est de tout «focaliser sur des calculs statistiques plutôt que de mettre en place une réelle politique de prévention». En 2020, la commission d’enquête parlementaire sur les politiques de santé publique appelle à «cesser de considérer la santé environnementale comme une politique publique ciblée pour l’imposer comme une dimension obligatoire de toutes les autres».

 

L’affaire des bébés sans bras débute en 2010, quand le docteur Jean-Claude Laurin, dans sa maison de santé de Pont-d’Ain, tique : deux nourrissons, nés à quelques mois d’écart, présentent une ATMS. Il manque quatre doigts au premier nouveau-né, et les cinq au second. Cette malformation congénitale est rare, de l’ordre de 1,7 cas sur 100 000 naissances, selon SPF. En discutant dans le salon de coiffure où elle travaille, l’une des mères apprend l’existence d’un autre cas, dans le village d’à-côté. «Trois d’un coup pour le même toubib dans un milieu rural… Ça commence à faire beaucoup.» Le docteur alerte alors la cellule interrégionale d’épidémiologie, l’antenne régionale de SPF. La médecin-référente met dans la boucle Emmanuelle Amar, qu’elle connaît bien.

 

L’épidémiologiste pilote le Remera, le registre des malformations en Rhône-Alpes. Un outil précieux pour repérer des anomalies statistiques. Il en existe sept de ce type en France. Le Remera, à statut associatif, est le plus ancien et régulièrement menacé faute de financement. SPF – l’un des deux contributeurs du registre – s’est engagée in extremis, ce 14 mars, à renouveler ses subventions pour 2023. Les trois CDD d’enquêteurs et d’informaticiens qui arrivaient à échéance bénéficient d’un répit d’un mois. Dès 2010, l’équipe du Remera a donc fait passer aux familles, via une infirmière, un questionnaire pour éliminer les premières hypothèses : prise d’un même médicament ou de drogue, antécédents familiaux, exposition professionnelle… Emmanuelle Amar fait remonter ces résultats à SPF. «J’avais une confiance absolue dans les institutions. Je n’ai pas douté une seconde.» Elle relance plusieurs fois. Pas de réponse. «Un long tunnel de silence entre 2010 et 2016. Affreux.» Les familles non plus ne voient «personne venir de Paris» – à part des journalistes. En septembre 2018, France 2 médiatise l’affaire : le grand public découvre le petit Ryan, né sans main droite.

 

SPF sort alors du silence. L’agence conclut dans un rapport un mois plus tard que les sept cas identifiés dans les villages de l’Ain – le huitième sera identifié plus tard – ne justifient pas de lancer des recherches approfondies. Selon ses calculs, il n’y a pas de cluster, c’est-à-dire un nombre anormalement élevé de cas par rapport à celui statistiquement attendu. Dans une tribune publiée par le Monde en octobre 2018, trois biostatisticiens pointent des erreurs méthodologiques «grossières», «indignes»… L’analyse de SPF ne prend pas en compte la proximité géographique des cas de malformations, explique notamment l’un d’eux. Interrogée à l’époque, l’institution de santé publique se dit «toujours ouverte au débat scientifique», ajoutant que «ces discussions […] sont souvent complexes et ne peuvent avoir lieu par média interposé». A contrario, l’établissement public confirme bien l’existence de deux clusters de bébés sans bras… dans l’ouest de la France.

 

«Angoisse des parents»

A Mouzeil, 1 900 habitants, en Loire-Atlantique, la maîtresse de maternelle avait remarqué en 2011 trois élèves, nés quatre ans plus tôt, qui présentent la même malformation au bras. A 200 kilomètres à l’ouest, à Guidel (Morbihan), 12 000 habitants, la médecin généraliste Isabelle Taymans-Grassin, mère de Charlotte née sans main gauche, a prévenu en 2015 les autorités sanitaires en découvrant deux autres cas dans sa patientèle. Quatre enfants sont concernés, dans un périmètre de quelques kilomètres. Là encore, les dates de naissance étaient proches, entre 2011 et 2013. Là aussi, rancoeur et incompréhension ont vite gagné les familles.

 

Isabelle Taymans-Grassin a guetté pendant deux ans sa boîte mail et son téléphone. «Je me disais que le dossier était traité. J’ai relancé une ou deux fois. Je ne m’en faisais pas, convaincue que le travail était en cours.» Jusqu’à cette conférence de presse – «sans prendre le temps de nous informer au préalable». Verdict : «Pour la Loire-Atlantique et la Bretagne, l’investigation a conclu à un excès de cas. Cependant, aucune exposition commune n’a été identifiée pour les cas groupés de ces deux régions.» Les investigations s’arrêtent là. «Sauf que nous avions juste rempli un questionnaire très général peu après l’alerte: sur les antécédents familiaux, les médicaments pris pendant la grossesse, les habitudes alimentaires. C’est tout», regrette Isabelle Taymans-Grassin. Samuel Bernard, père d’Aliénor, estime lui aussi que «le travail n’a pas été fait. Il aurait fallu diligenter une enquête de police, perquisitionner les exploitations agricoles, faire des prélèvements… C’est sûr qu’en ne cherchant pas, on ne risque pas de trouver». Une politique de l’autruche, résume Annie Thébaud-Mony, sociologue de la santé et directrice de recherche honoraire à l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm). «Les institutions s’abritent derrière la statistique pour dire que rien ne s’est passé, estime-t-elle. C’est à chaque fois pareil. Tout faire pour montrer qu’il ne se passe rien là où il se passe quelque chose.» Avec Laurence Huc, toxicologue et directrice de recherche à l’Institut national de la recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement, elles cherchent à rouvrir le débat, essentiel à leurs yeux : «Quelle est la vocation réelle de ces agences ? Sont-elles vraiment à même de remplir leurs missions ?» Laurence Huc juge les méthodes «froides, déshumanisées et déconnectées».

 

«Santé publique France est une agence scientifique qui s’appuie sur des méthodologies et outils rigoureux et validés par des experts internationaux», se défend l’établissement public, rappelant son rôle et les limites inhérentes de ses travaux. «Nous apportons une réponse scientifique, dans la limite des connaissances, qui éclaire une partie seulement des questions posées, parmi toutes les questions légitimes que se posent les familles et les parties prenantes, face à des situations complexes et douloureuses. Trouver la cause d’une maladie ou d’une malformation nécessite de nombreux travaux scientifiques de recherche.»

 

Dans un rapport publié en décembre, la Cour des comptes a souligné les faiblesses de Santé publique France, mises en lumière au moment de la crise sanitaire du Covid. Née de la fusion de quatre organismes, SPF visait à améliorer «l’efficience des politiques publiques». Selon la cour, si, pendant le Covid, SPF a joué un rôle clé dans la gestion des stocks stratégiques et les campagnes de vaccination, la juridiction financière a «identifié des faiblesses concernant sa gestion», notamment «les situations d’obsolescence» de ses systèmes d’information et des «dispositifs de surveillance et de veille parfois obsolètes».

 

A l’époque, en 2018, Yannick Jadot, ex-candidat EE-LV à la présidentielle et Corinne Lepage, ancienne ministre de l’Environnement, ont politisé l’affaire et n’ont cessé d’épingler le poids des lobbys industriels, notamment des pesticides. Agnès Buzyn, alors ministre de la Santé, se décide à lancer une nouvelle enquête : «Devant l’angoisse des parents et un débat qui n’arrivait pas à se clore, j’ai demandé une expertise à des spécialistes pour explorer les cas, explique-t-elle aujourd’hui à Libération. J’avais un devoir de vigilance évident face à un potentiel risque !» En 2019, un comité indépendant de vingt experts scientifiques est mis en place. Une indépendance toute relative puisqu’il sera copiloté par l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail et SPF, qui a toujours nié l’existence d’un cluster dans l’Ain. «Il faut un juge de paix indépendant et qui a l’expertise… et ça manque aujourd’hui», déplore François Veillerette. Les experts interrogés assurent avoir œuvré avec le plus grand sérieux. «Le travail a été mené de façon très objective selon une méthode scientifique rigoureuse», se défend Sylvie Babajko, directrice de recherche à l’Inserm, qui reconnaît toutefois qu’il faudrait «plus de financements pour mener des recherches en amont afin de comprendre les causes pouvant conduire aux agénésies transverses des membres supérieurs».

 

«La frustration est trop forte»

La présidente du comité d’experts scientifiques et professeure en gynécologie-obstétrique Alexandra Benachi insiste : «C’était une mission très difficile, mais à aucun moment je n’ai senti la moindre pression.» Elle loue la qualité des experts, leurs compétences «différentes et variées». «Nous avons passé énormément de temps, auditionné des dizaines de personnes, épluché tous les dossiers. Quand j’ai accepté la mission, j’étais persuadée que nous trouverions quelque chose pour ces gens. Nous avons cherché tout ce qu’il était possible de chercher avec les moyens qui sont les nôtres.» Et réfute la critique, maintes fois entendue, de ne pas avoir réalisé de prélèvements : «Cela veut dire quoi “aller faire des prélèvements”? Dix ans après, c’est impossible. On nous a dit qu’il fallait gratter les arbres, mais ça n’a aucun sens.»

 

Leurs résultats, publiés en deux temps –en juillet 2019 puis en septembre 2020– rejoignent à peu de chose près les premières conclusions de SPF. Les experts estiment que certains cas pris en compte par le Remera dans l’Ain ne sont pas tous des agénésies, mais relèvent d’autres pathologies. En Loire-Atlantique, le cluster a bien été confirmé avec deux cas d’agénésies sur les trois initialement signalés. Mais compte tenu du faible nombre de cas inclus dans ce cluster, le comité d’experts n’a pas recommandé la réalisation d’investigations supplémentaires. Pour le cluster du Morbihan, aucune exposition à un facteur de risque commun n’a pu être identifiée et aucune mesure complémentaire n’a donc été recommandée.

 

Les familles, notamment de l’Ain, ont le sentiment d’avoir été instrumentalisées, voire méprisées. Isabelle Taymans-Grassin, qui a quitté la Bretagne, dit s’être «essoufflée» : «A un moment donné, la frustration est trop forte, surtout de se dire que cela n’aura servi à rien. Je savais depuis le début qu’il y avait peu de chance d’établir les causes. Mais j’espérais au moins que cette histoire serve à améliorer la surveillance.» Pourtant, il existe cette idée, simple à mettre en oeuvre, d’un registre national pour répertorier les malformations congénitales sur l’ensemble du territoire. C’était le projet, en 2016, de Marisol Touraine, alors ministre de la Santé sous François Hollande, au moment de l’affaire de la Dépakine. Il n’a jamais abouti.

 

Absence d’intérêt

«Les autorités refusent de lancer une étude d’impact sanitaire. C’est aussi simple et rageant que cela.» Annie Levy-Mozziconacci, médecin généticienne

 

Actuellement, on ne compte que quelques registres locaux comme le Remera qui couvrent au total 19 % des naissances en France. «Dans toutes les zones sans registre, on passe à côté des clusters potentiels. Les effets de la pollution sont complexes et se jouent sur des micro-territoires. Les extrapolations statistiques n’ont alors aucun sens», expose Annie Levy-Mozziconacci, médecin généticienne et vice-présidente du conseil d’administration du Remera. Elle raconte la découverte de plusieurs naissances de bébés sans bras en 2016, autour de l’étang de Berre, dans les Bouches-du-Rhône. «Mais comme nous n’avons pas de registre, impossible d’établir un cluster de façon scientifique. Et les autorités refusent de lancer une étude d’impact sanitaire. C’est aussi simple et rageant que cela.» La situation est semblable pour les cancers pédiatriques. «On n’a toujours pas de registre à jour partout», se désole Jean-François Corty, médecin et coauteur d’un documentaire en préparation sur l’épidémie de cancers de Sainte-Pazanne (LoireAtlantique, lire page 13). L’enjeu, dit-il, est vital : «Savoir s’il y a une surincidence aiderait les médecins à un diagnostic plus rapide.» Après l’affaire des «bébés sans bras», SPF a créé un septième registre, dans la région de Bordeaux. Cela portera à 26% la couverture du territoire d’ici 2026. Pourquoi ne pas être allé plus loin ? Un «comité d’experts sur les anomalies congénitales est en cours de constitution», répond l’agence à Libération. Ce dernier s’appuiera, en plus des sept registres, sur «une base de données, commune aux registres, appariée au système national des données de soins». SPF fait notamment référence au logiciel comptable des hôpitaux qui recense tous les actes effectués. «Mais ce n’est pas un outil solide pour de l’épidémiologie, il ne permet pas de repérer des clusters», réagit Emmanuelle Amar, preuves à l’appui. Aucune des agénésies transverses repérées entre 2009 et 2014 dans l’Ain ne sont mentionnées comme telles dans le document.

 

«Un registre national ne coûterait même pas cher. Surtout avec l’informatique aujourd’hui. Ce n’est donc pas un frein financier», estime Elisabeth Gnansia, présidente du conseil scientifique du Remera. L’exministre de l’Environnement et avocate Corinne Lepage a acquis la conviction que «l’Etat ne veut pas de registre car il ne veut surtout pas savoir pour ne pas être en faute». Conseil de trois associations, elle saisit en vain le tribunal administratif de Paris, puis le Conseil d'Etat qui, dans sa décision d’octobre 2021, dispose qu’il «ne ressort pas des pièces du dossier que le ministre des Solidarités et de la Santé aurait commis une erreur manifeste d’appréciation en s’abstenant d’instaurer les registres nationaux sollicités».

 

Nouveau revers. Parmi les hypothèses pouvant expliquer la frilosité des gouvernements successifs, François Veillerette, de Générations futures, met en avant «le manque de culture et de formation des dirigeants en matière de santé environnementale». Doublé d’une absence d’intérêt politique au plus haut sommet de l’Etat. D’autant que l’épidémiologie environnementale est complexe. «A l’inverse des épidémies, comme le Covid-19, où l’on finit toujours par trouver les facteurs de contagion, l’épidémiologie des pathologies non transmissibles, comme les cancers ou les malformations, a peu de chance d’aboutir», rappelle l’épidémiologiste Antoine Flahault, professeur de santé publique à l’université de Genève. La sociologue Thébaud-Mony avance, elle, trois autres raisons. D’abord, ce qu’elle appelle «le syndrome du sang contaminé», cette peur panique de revivre des scandales passés. «L’affaire à l’époque avait provoqué toute la réorganisation du ministère de la Santé. Il y a une vraie crainte d’être mis en cause.» L’amiante a, elle aussi, laissé des traces et «la seule leçon qu’ils en ont tirée, c’est de tout faire pour éviter un nouveau scandale». Deuxième raison évoquée : l’influence des lobbys, notamment des producteurs de pesticides. «Les pouvoirs publics subissent la pression des industriels. Des chercheurs qui travaillent sur les pesticides, aussi.» Les lobbys auraient, selon elle, une influence d’autant plus forte vu le manque de formation des médecins et des agences de santé en santé environnementale. «La toxicochimie, la biochimie ne sont pas des disciplines suffisamment considérées dans les agences de santé.» Combien compte-t-on de spécialistes au sein de SPF ? «754 agents travaillent au sein» de l’institution, «et ses seize agences régionales», se borne-t-elle à répondre par mail à Libération, après de multiples relances. Le toxicologue Robert Barouki insiste, lui, sur le manque de moyens des agences de santé, à qui l’on demande beaucoup. «Je suis étonné de certaines critiques formulées à l’égard des agences, dit-il. Elles sont très sollicitées, avec beaucoup de missions. On ferait mieux de renforcer leurs effectifs.» A la fin de sa vie, le biostatisticien Jacques Esteve a cosigné avec l’équipe du Remera un article dans la revue scientifique Birth Defects Research, relançant le débat statistique sur l’existence d’un cluster dans l’Ain. Sa fille raconte avec émotion «ce dernier combat de sa vie, car il ne supportait pas l’injustice et les erreurs grossières». La publication de février 2021 n’a rien changé. «Ce n’est pas une publication qui compte, on n’a pas les mêmes méthodes de calcul et de définition des cas», estime Alexandra Benachi, présidente du comité d’experts mis en place par les autorités sanitaires, qui insiste : «SPF a fait le job.»

 

Dans son bureau, Emmanuelle Amar, elle, ressasse : «Pourquoi nous déléguer la surveillance, pour ensuite ne pas nous faire confiance ? Cette situation est pire que tout. Il vaut mieux pas de surveillance du tout qu’une surveillance truquée qui crée de la défiance.» Ou ouvrir la porte aux initiatives citoyennes finançant, elles-mêmes, des analyses. Avec les risques de manque de rigueur scientifique que cela peut comporter. De quoi entamer un peu plus le lien de confiance des citoyens avec les enjeux, majeurs, de la santé environnementale.