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En Méditerranée, la canicule marine accélère le remplacement des espèces

Avec une température de l’eau jusqu’à 6,5 °C supérieure à la normale au large de l’Espagne, de la France et de l’Italie, les gorgones et les posidonies meurent en masse, obligeant poissons et crustacés, déjà menacés par des prédateurs d’origine tropicale, à migrer.

Par Guillaume Delacroix

 

Les îles Lavezzi (Corse-du-Sud), le 13 juillet 2022. Les îles Lavezzi (Corse-du-Sud), le 13 juillet 2022. KAMIL ZIHNIOGLU POUR « LE MONDE »

Les écosystèmes de la mer Méditerranée sont-ils irrémédiablement en péril ? C’est ce que commencent à croire les scientifiques, à la lumière des canicules marines qui se multiplient dans la Grande Bleue. Cet été, le phénomène s’avère particulièrement préoccupant.

Un différentiel de 6,5 °C par rapport à la normale saisonnière a été mesuré par satellite le 19 juillet au large de Marseille. C’est depuis le mois de mai, soit plus de soixante-dix jours en cumulé, que la mer présente « des anomalies de température très importantes », note Samuel Somot, spécialiste des vagues de chaleur en Méditerranée à Météo-France. Cela concerne les eaux situées entre 0 et 20 mètres de profondeur, entre les îles Baléares et la côte du Levant espagnol, mais également face à la Côte d’Azur, en France, tout au long de la botte italienne, depuis la mer de Ligurie jusqu’au golfe de Tarente, et tout autour de la Corse.

Ces chiffres approchent – voire dépassent – les deux précédents records enregistrés dans un passé récent. Celui de l’intensité, observé le 5 août 2018 au large de Marseille, avec une température de l’eau supérieure de 6,6 °C à la normale saisonnière, et celui de la durée, avec une canicule qui s’était étendue, en 2003, du 3 août au 2 septembre.

 

« Dans l’atmosphère, une canicule ne dure jamais aussi longtemps. Dans la mer, oui. Sur les côtes françaises, le phénomène a connu des pics fin mai, fin juin et fin juillet, qui devraient être suivis d’une nouvelle hausse début août », indique l’expert de Météo-France. En face de Marseille, la canicule marine est « extrêmement intense », avec 28 ºC mesurés le 19 juillet, au lieu d’une moyenne saisonnière de 21,5 ºC. En face de Bastia, elle est « continue depuis fin mai », avec une température de l’eau avoisinant les 30 ºC. Même chose aux Baléares.

 

Plus 1 °C en vingt-sept ans

« Ces canicules marines se déclenchent lors d’une situation durable de hautes températures et de conditions stables, un soleil sans nuage, des vents calmes. L’eau de surface ne bouge plus et les eaux froides de profondeur ne peuvent plus remonter, faisant énormément souffrir les coraux, les crustacés, les poissons… », explique Rubén del Campo, porte-parole de l’Agence nationale de météorologie espagnole. Jusqu’aux premiers jours d’août, l’effet thermostat de la Méditerranée – c’est-à-dire sa capacité à réguler les températures extérieures – pourrait être annihilé : « Normalement, en hiver, la mer tempère le froid et en été, elle tempère le chaud. En ce moment, ce n’est pas le cas, en particulier la nuit. »


Les cartes publiées par le service marin européen Copernicus montrent que sur une longue période, c’est le nord de la partie orientale de la Méditerranée qui est le plus concerné : de la mer Adriatique, au large de Venise, jusqu’aux côtes libanaises, en passant par la Croatie, le sud du Péloponnèse, le sud de la Crète, le nord de la mer Egée, le sud de Rhodes et la région de Chypre. Cette année, a contrario, la canicule marine frappe la partie occidentale, sur environ 50 % à 60 % de sa superficie, contre 90 % durant la canicule de l’été 2003. Les côtes du Maghreb sont du reste moins touchées actuellement. Et en Grèce et en Egypte, la mer est même plus fraîche que d’ordinaire.

Sur l’ensemble de la Méditerranée, selon les données de Copernicus, la température moyenne a augmenté de 0,036 °C par an entre 1993 et 2020, soit près de 1 °C au total. « L’événement en cours dans la partie occidentale de la Méditerranée est l’un des plus exceptionnels de ces dernières années. Il s’explique par la succession de deux anticyclones venus d’Afrique tropicale apportant des vents très chauds, qui réchauffent l’atmosphère et font ensuite monter la température de la mer en l’absence de vent. Mais l’augmentation de la fréquence de ces canicules est liée au réchauffement climatique mondial », analyse Ronan McAdam, chercheur en modélisations océaniques au Centre euro-méditerranéen sur les changements climatiques, basé à Bologne, en Italie.

 

« Incendies sous-marins »

Pour une bonne partie de la faune et de la flore sous-marines, c’est la chronique d’une mort annoncée. D’après une étude menée dans onze pays du pourtour méditerranéen entre 2015 et 2019, dont les résultats ont été publiés début juillet par la revue Global Change Biology, une cinquantaine d’espèces connaissent « une mortalité massive », du détroit de Gibraltar au Proche-Orient. Un processus qui peut être considéré comme « équivalent au blanchissement de la grande barrière de corail » en Australie, les épisodes de canicule marine devenant « davantage la norme que l’exception ».


« Malheureusement, les résultats de nos travaux montrent que la mer Méditerranée est en train de subir une accélération des impacts écologiques du changement climatique, laquelle constitue une menace sans précédent pour la santé et le fonctionnement de ses écosystèmes », pointe l’étude. Les premières victimes sont les populations de coraux et les prairies de posidonie (Posidonia oceanica), de longues herbes vertes endémiques qui tapissent les fonds sableux jusqu’à environ 40 mètres de profondeur, protègent les poissons juvéniles des prédateurs et stockent entre 11 % et 42 % du CO2 émis depuis la révolution industrielle par les pays du pourtour méditerranéen, selon l’association World Wild Fund for Nature (WWF).

C’est également l’hécatombe chez la grande nacre (Pinna nobilis), un coquillage bivalve pouvant dépasser 1 mètre de haut, qui a la caractéristique de filtrer les déchets en suspension dans l’eau et de servir d’habitat à environ 150 espèces. David Diaz, chercheur de l’Institut espagnol d’océanographie, à Palma de Majorque, le confirme : « Les canicules marines affectent dangereusement les espèces structurelles qui créent des habitats fixes pour les poissons et les crustacés, comme les gorgones, qui disparaissent sur tout le littoral. »

Ce qui se passe « équivaut à des incendies sous-marins, avec une faune et une flore qui meurent comme si elles étaient brûlées », ajoute-t-il. Selon M. Diaz, les sortes de « villes » constituées jusqu’ici par les gorgones, les coraux et les éponges, « se réduisent peu à peu à l’état de villages, forçant les animaux mobiles à partir, tandis que d’autres arrivent d’ailleurs ».

 

« 986 espèces non indigènes »

C’est l’ensemble des communautés sous-marines qui change, et des espèces sont en train d’être remplacées par d’autres. En juin 2021, un rapport du WWF avait alerté sur « le désastre » de la « tropicalisation » en cours en Méditerranée, où le réchauffement de l’eau serait « 20 % plus rapide » que dans les autres mers et océans du globe. Des espèces herbivores essentiellement originaires de l’océan Indien et entrées par la mer Rouge, via le canal de Suez, « transforment les zones de récifs autrefois dominées par des forêts d’algues complexes et riches en biodiversité ».


Dès à présent, « 986 espèces non indigènes, dont 126 de poissons » sont recensées en Méditerranée. La végétation sous-marine autochtone pâtit donc non seulement de la température plus élevée de la mer, mais aussi du développement de nouveaux animaux voraces, tels que les poissons lapins (Siganus rivulatus). « La végétation est broutée sans discernement et remplacée par des algues tropicales envahissantes que les poissons transforment en gazons. » Le WWF estime que la biomasse de ces étendues végétales est « 44 fois plus faible que dans les forêts d’algues » qui les précédaient.

Autre espèce invasive venue elle aussi de la mer Rouge, le poisson lion (Pterois miles), communément appelé rascasse volante, qui se nourrit goulûment des larves de poissons et de crustacés locaux, en multipliant par 30 le volume de son estomac. Le premier spécimen avait été repéré au large d’Israël en 1991. On le trouve maintenant en mer Egée et en mer Ionienne. Du côté de Portofino, dans le nord de l’Italie, les pêcheurs remontent dans leurs filets « des quantités abondantes » de barracudas à bouche jaune (Sphyraena viridensis) et de mérous bruns (Epinephelus marginatus), deux poissons qui étaient rares dans la région il y a encore vingt ans.

Signe d’une aggravation de la situation générale, les connaissances de laboratoire ne se vérifient plus nécessairement sous l’eau. A côté de Sète (Hérault), dans l’étang de Thau, par exemple, les larves d’huîtres ne survivent pas à une température supérieure à 28 ou 29 °C, alors qu’en théorie, elles peuvent résister jusqu’à 32 °C.

« Ce sont les interactions entre les espèces qui bouleversent la situation, plus que les limites physiques des organismes eux-mêmes. En amont de la surmortalité, il se passe plein de choses parmi les organismes vivants qui remettent en cause la survie, le développement et la reproduction des espèces », rappelle Franck Lagarde, chercheur en écologie et biologie marine à l’Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer, qui invite à d’abord « observer le milieu naturel pour comprendre les phénomènes en cours ».

 

Tous les scientifiques sont au moins d’accord sur un point : les bouleversements actuels de la Méditerranée sont aujourd’hui hors de contrôle.