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Collapsologie, effondrement, apocalypse, théorie, prophétie, ou réalité scientifique

Ce texte est tiré de l'étude "critique de la collapsologie" de Jérémie Cravatte; je l'ai travaillé pour une lecture facile sur PC, tablette et smartphone, et j'ai rendu les liens actifs.  Voir cette étude ici au format pdf.

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On assiste depuis une dizaine d’années à un retour des discours de « l’effondrement », avec un pic d’intérêt pour ceux-ci depuis l’été 2018. Nombreux sont les médias qui  les ont relayés: 20 Minutes, Alternatives Économiques, Arrêt sur images, BFM TV, Canal+, C8, Les Échos, France Culture, Huffpost Fr, Les Inrocks, LCI, Libération (1), Le Monde, L’Obs, Le Point, Radio Télévision Suisse, RFI, Télérama, TV5 Monde, etc. Enfn un mot qui parle vrai, à la hauteur de la situation. Un mot palpable et réaliste, pas comme l’oxymore «développement durable», le réformiste «transition» ou même l’insuffisant «décroissance». Malheureusement, si on observe les effets concrets de ces récits de « l’effondrement », si on analyse leurs contenus, force est de constater qu’ils apportent beaucoup de confusion et qu’ils réduisent souvent les possibles plus qu’ils ne les ouvrent. Ils sont anxiogènes.

La « collapsologie » est défnie par les inventeurs (2) de ce néologisme comme suit:
L’exercice transdisciplinaire d’étude de l’effondrement de notre civilisation industrielle, et de ce qui pourrait lui succéder, en s’appuyant sur les deux modes cognitifs que sont la raison et l’intuition, et sur des travaux
scientifques reconnus.


UN CONSTAT PARTAGÉ SUR LA SITUATION ÉCOLOGIQUE


La sixième extinction de masse* 3 est en cours. Elle est beaucoup plus rapide que les précédentes et concerne potentiellement l’ensemble des espèces, ce qui est inédit. Plusieurs limites écologiques ont déjà été franchies (destruction de la biodiversité, concentration des gaz à effet de serre, déforestation et dévastation des sols, pollutions en tous genres) tandis que d’autres sont en passe de l’être (acidifcation des océans, raréfaction de l’eau douce). C’est du caractère habitable ou non de la planète pour nous les hommes dont il est désormais question.


À ces limites dépassées s’ajoute celle de la raréfaction des «ressources naturelles» non renouvelables: les énergies fossiles (pétrole, gaz, charbon) et les minerais, utilisés pour à peu près tous les biens et services actuels (dont la production d’énergies dites renouvelables).


Nous sommes sur terre depuis des centaines de milliers d’années, mais ces dépassements ne se sont enclenchés que depuis deux siècles (depuis l’expansion du capitalisme), et plus particulièrement depuis la deuxième moitié du 20e siècle – soit très récemment. C’est ce qu’on appelle la grande accélération*.


Concernant les dérèglements climatiques*, dépasser une augmentation globale de 1, 5 °C (à l’horizon 2100 par rapport à l’ère pré-industrielle) enclencherait un emballement climatique dont nous ne pouvons mesurer l’ampleur. De nombreuses boucles de rétroactions* existent et nous risquons de nous diriger vers une planète étuve*. Nous sommes à 1 °C de réchaufement et nous pouvons déjà observer aux quatre coins du monde ce que cela produit. Les effets ne font malheureusement que commencer. Or, les causes de ces dérèglements continuent plus que jamais d’être alimentées et la trajectoire actuelle nous mène vers une augmentation de 4 °C, 5 °C ou plus. À titre de comparaison, la différence de température entre l’ère pré-industrielle et la dernière glaciation était d’environ 5 °C.


Un basculement écologique est donc en cours et il est irréversible dans plusieurs de ses aspects. Il ne s’agit pas d’une «crise» qui pourrait être suivie d’un retour à la situation antérieure. Il ne s’agit pas d’un événement instantané, ni homogène dans l’espace, ni linéaire dans son intensité. Seule l’ampleur de ces basculements écologiques peut, et doit, être réduite.


Les collapsos (4) participent à forcer la prise en compte plus que nécessaire de ces constats (5), qui sont largement niés depuis les années 1970 au moins. Malheureusement, leur manière de présenter les choses n’aide pas forcément à être lucide sur la situation et à y réagir en conséquence.


LES LIMITES IMPORTANTES DES DISCOURS DE L’EFFONDREMENT


Voici plusieurs défnitions de « l’effondrement » utilisées par les collapsos (6). Elles sont particulièrement vagues:

  1. Baisse rapide et déterminante d’un niveau établi de complexité socio-politique.» (Joseph Anthony Tainter 7)
  2. Réduction drastique de la population humaine, et/ou de la complexité politique, économique, sociale, sur une zone étendue et une durée importante.» (Jared Diamond 8)
  3. Situation dans laquelle les besoins de base (eau, énergie, alimentation, logement, habillement, mobilité, sécurité etc.) ne sont plus fournis à une majorité de la population par des services encadrés par la loi. » (Yves Cochet 9)
  4. Terme faisant référence à l’effondrement de notre civilisation thermo-industrielle et/ou des écosystèmes et espèces vivantes, dont la nôtre.» (Pablo SERVIGNE et Raphaël Stevens)

L’effondrement» défini comme tel concerne tous les aspects d’une société. Les basculements écologiques (ou une crise financière, une guerre, etc.) joueraient le rôle de déclencheur de cet effondrement généralisé.


La collapsologie est présentée à tort comme une science


La  collapsologie  n’est pas une nouvelle science 10; c’est un discours qui utilise des sciences existantes. Ce ne devrait pas être un problème, il n’y a pas besoin d’être une «science» – avec tous les dogmes propres au scientisme – pour proposer des analyses et perspectives intéressantes et utiles.


Malheureusement, une confusion est entretenue – autant par les collapsos que par ceux qui les invitent à intervenir en tant que tels – sur la «naissance d’une nouvelle discipline scientifque transdisciplinaire ». Cette revendication de scientifcité est parfois présentée comme une boutade, mais cette «boutade» est reprise et alimentée (presque) unanimement. Cela affaiblit inutilement les discours collapsos et prête le fanc aux accusations stériles de « pseudo-science ».


Premièrement, cette manière de présenter les collapsos crée une hiérarchisation de fait entre les «spécialistes» et les autres. Comme si on avait besoin de reproduire ce biais, caractéristique des sociétés occidentales, pour penser et agir sur la situation. Cela freine une appropriation large de la thématique.


Deuxièmement, cela a pour effet de donner l’impression à l’auditoire qu’il prend connaissance d’une réalité objectivée (et donc méthodologiquement vérifable) plutôt que d’un discours. Cela implique, par exemple, que des raccourcis opérés entre plusieurs phénomènes (une crise fnancière, une sécheresse, une famine, une guerre) tiendraient de la méthode scientifque plutôt que de l’interprétation. Comme le souligne Elisabeth Lagasse 11, le melting-pot opéré entre sciences naturelles et sciences sociales induit une naturalisation des rapports sociaux qui n’est plus discutée. Assumer qu’il s’agit d’interprétations à mettre en débat serait bien plus utile. En lieu et place de cela, les personnes qui critiquent ces interprétations sont régulièrement accusées d’être dans le «déni». Cette réaction est particulièrement grave lorsqu’on prétend relever d’une démarche scientifque, qui se défnit par la contradiction et par la nécessité pour l’énoncé, d’être questionnable donc falsibiable.


Enfn, cette ambiguïté nourrit le sentiment que l’effondrement généralisé est une hypothèse, un modèle qui se vérifera ou non, un événement qui aura lieu ou non. On appelle d’ailleurs ces discours «théories de l’effondrement ». Or, la question n’est pas là. La situation écologique et sociale n’est pas une hypothèse mais une réalité scientifiquement démontrée. En alimentant cette ambiguïté, on détourne de l’essentiel et on se fait plutôt mousser avec des pronostics «d’effondrement systémique global» – logique poussée à la limite du risible lorsque des dates du phénomène sont prophétisées ... 2025, 2035, 2050!.

  • Bon, en gros, l’effondrement au sens où je l’entends, c’est dans les années 2020. Entre 2020 et 2030, à cinq années près bien entendu, je ne suis pas Madame Soleil ni Nostradamus. » (Yves Cochet 12)
  • Les théories de l’effondrement doivent être prises au sérieux [...]. [Mais] il n’appartient pas aux responsables politiques de trancher quant à leur pertinence ou leur probabilité.» (Cabinet de la ministre de l’environnement bruxelloise Céline Fremault 13)
  • Est-ce que vous adhérez à ces théories, en tout cas à cette étude de chiffres, qui peut mener à penser que nous sommes peut-être au début de la fn de notre civilisation? » (Canal+ 14)
  • La question est alors: quand l’effondrement atteindra-t-il l’Occident ? » (Julien Wosnitza 15)
  • L’effondrement de la civilisation occidentale » (Naomi ORESKES & Erik Conway 16)
  • On peut aussi aller chercher la sagesse de ceux qui ont déjà vécu un effondrement, en se mettant par exemple au service des réfugiés.» (Vincent Wattelet 18)

     


L’approche est occidentalo-centrée


Les discours de l’effondrement s’inquiètent avant tout du devenir de «notre» civilisation* et ils assimilent la fn de celle-ci à la fn du monde. Pour être plus précis, ils s’inquiètent avant tout de l’avenir des classes moyennes des pays industrialisés – c’est-à-dire de moins d’une personne sur cinq dans le monde. C’est l’effondrement de nos modes de vie qui est mis au centre des préoccupations par les discours collapsos. Nous sommes en pleine «complainte de l’homme blanc» comme le fait remarquer Émilie Hache 17. Cette réaction ethnocentrée est compréhensible, mais il faut l’assumer et situer ce récit. Or, les collapsos (avec certaines exceptions, comme Renaud Duterme) préfèrent le présenter comme une analyse totalisante, globalisante.


Ce qu’ils décrivent concerne déjà depuis bien longtemps une énorme partie de la population mondiale. Les personnes qui vivent ces réalités n’ont pas besoin des imaginaires post-apocalyptiques pour être lucides sur la situation, se battre et vivre.


Il est d’ailleurs pertinent  d’observer que ce concept d’effondrement fasse si peu sens en dehors de nos milieux aisés et en dehors de nos latitudes.


Les exemples, prospectives, anticipations et – surtout – pistes de réponses portées par les récits collapsos ne concernent quasiment que l’imaginaire lié au cadre urbain des classes moyennes blanches de l’hémisphère Nord (et parfois de la classe supérieure). Lorsque les sociétés moins industrialisées sont citées, c’est généralement pour prétendre qu’elles seront moins touchées par cet effondrement puisqu’elles seraient moins dépendantes des énergies fossiles, et donc plus résilientes*. Il s’agit d’une analyse totalement hors sol au regard des effets dramatiques des basculements écologiques sur ces sociétés (dont elles sont les dernières responsables) et de la violence actuelle du néo-colonialisme. D’autres références à «l’autre» sont utilisées dans ces discours, soit pour s’en inspirer s’il pratique d’autres manières de se rapporter à l’écosystème (utilitarisme), soit pour évoquer la solidarité s’il s’agit de la figure du/de la réfugié·e (humanisme). Dans les deux cas, la réflexion se pose toujours à partir d’un «nous» occidentalo-centré et de ce qu’il va se passer « ici ».

Alors, bien sûr il faut partir de là où l’on est, et surtout profiter des prises de conscience supplémentaires provoquées dans nos régions par les canicules, inondations, coulées de boues, manques de pluie et de neige, crues basses, oiseaux qu’on n’entend plus, insectes qu’on ne voit plus... Ce n’est pas le fait de partir de « nos » réalités et de « nos » vécus qui constitue le problème, c’est l’approche narcissique qui consiste à faire tourner l’avenir du monde autour de cela. Le problème, c’est d’effacer la majorité des situations vécues en temps réel, sous prétexte qu’elles sont autres, alors qu’elles sont au centre des basculements écologiques en cours et à venir.


L’effondrement est une notion confuse


Étymologiquement, un effondrement fait référence à l’état d’une chose qui s’écroule sur le sol, sur le fond (du latin fundus). Une infrastructure, un bâtiment, un objet, un corps s’effondrent littéralement, physiquement. Pour le reste, l’état psychologique d’une personne, un régime politique, une société, une économie, une entreprise, il s’agit d’une métaphore (très parlante, mais d’une métaphore).


La confusion commence donc avec le terme lui-même. L’usage du pronominal – « ça s’effondre » – alimente un récit selon lequel les choses s’efondreraient d’elles mêmes (la biodiversité, la société, la richesse), alors qu’elles se font détruire. Cette confusion portée par le terme lui-même s’amplife avec son caractère fourre-tout. Qu’est-ce qui est en train de s’effondrer selon les collapsos ? Les écosystèmes, le capitalisme, la fnance, l’économie, la «modernité», la «culture occidentale», la société, les repères, la «complexité», la démocratie libérale, l’État, la légitimité de l’État, les services publics... ?

 

  • Il s’agit en fait indistinctement d’un peu tout cela à la fois dans la notion de « l’effondrement » 19.
  • Comment tout peut s’effondrer. » (Pablo SERVIGNE et Raphaël Stevens 20)
  • Pourquoi tout va s’effondrer. » (Julien Wosnitza 21)
  • Et si tout s’effondrait ? » (Socialter 22)
  • Tout va s’efondrer, et alors ? » (Usbek & Rica 23)


Ce diagnostic erroné de la situation se justiferait par la grande fragilité des piliers de nos sociétés, par leurs profondes interconnexions et par leurs chutes potentiellement simultanées (la perfect storm*) – la «chute» d’un élément pouvant alors provoquer un gigantesque effet domino sans appel. Les grandes banques, le réseau Internet, les centrales énergétiques, les chaînes d’approvisionnement, les infrastructures de communication, les modes de transport, les stabilités politiques (entre autres choses) sont en effet fragiles et reliés par de nombreux mécanismes. Mais ce n’est pas parce que tout est lié qu’il faut tout mélanger. Ce n’est pas parce qu’il y a corrélation qu’il y a causalité. Les discours collapsos amalgament malheureusement sous ce mot valise d’effondrement des changements irréversibles – qu’on ne peut, en effet, que tenter de limiter et préparer (comme la destruction de la biodiversité et l’emballement climatique) – avec des changements totalement réversibles (comme la montée des fascismes, le transhumanisme* ou la financiarisation du monde). Naturaliser les grandes tendances actuelles est une manière de fermer les possibles, voire de prétendre à une fn de l’histoire. Nombre de collapsos et d’effondré·e·s ont d’ailleurs le défaut de vouloir reconnaître dans chaque mauvaise nouvelle (jusqu’à des attentats) un nouveau signe qui confirmerait leur «théorie» d’effondrement généralisé, indépendamment du caractère réversible ou irréversible de ce qui l’a provoqué et de ce qui en détermine l’intensité.


De manière plus générale, les récits de l’effondrement présentent des chaînes de réactions (crises > pénuries > guerres, etc.) comme des phénomènes mécaniques alors qu’elles dépendent de facteurs socio-politiques (par définition changeants) qu’il est nécessaire de prendre en compte. Utiliser les exemples de Cuba en mettant les embargos au second plan; de Détroit sans s’intéresser à la ségrégation urbaine; des suicides des paysans en Inde en taisant les systèmes d’endettement privés et les accaparements de terres; de la Syrie sans parler des confits internationaux; de la Grèce en oubliant la Troïka; du Venezuela sans prendre en compte la géopolitique du momen... etc... n’est pas sérieux. S’intéresser aux réactions des populations dans ces situations diffciles, ou rappeler le rôle qu’ont pu y jouer les facteurs écologiques est pertinent. Le problème est de présenter ces situations comme des illustrations d’effondrements, indépendamment de ce qui les a provoquées et/ou rendues si violentes. Par exemple, la mobilisation récurrente de l’exemple syrien pour illustrer une situation d’effondrement est assez violente, puisqu’il s’agit de comparer ce qui pourrait «nous» arriver en termes d’adaptation écologique avec des bombardements, fusillades et tortures volontaires.

  •  L’effondrement c’est une concaténation systémique, une chaîne de causalité au sein du système industriel, qui menace ce système de basculer dans un état inconnu qui serait un état d’anomie et de chaos.» (Agnès Sinaï 24)
  • C’est le constat que tous les systèmes complexes, hyperconnectés (les organismes, la fnance, le climat...), lorsqu’ils sont soumis à des chocs répétés, sont résilients : ils gardent leur fonction, s’adaptent, se transforment... Mais il y a un seuil au-delà duquel ils basculent, où toutes les boucles de rétroaction s’emballent, et alors le système s’effondre brutalement.» (Pablo Servigne 25)
  • L’élection de Trump c’est un symptôme de l’effondrement. » (Renaud Duterme 26)


Cet aspect fourre-tout est présenté comme le point fort des discours collapsos, alors qu’il en constitue précisément la plus grande faiblesse. Avoir une vision globale est nécessaire, tout mélanger est contre-productif. Les visions holistiques et les pensées systémiques – qui ne compartimentent pas absurdement la réalité en thématiques ou domaines fictivement séparés (exemple: concevoir l’écologique, le social et l’économique comme des entités autonomes est un non sens) – ont heureusement toujours existé. Constater et analyser les interconnexions à l’œuvre dans nos sociétés n’a rien de neuf. Or, les collapsos prétendent innover en la matière, alors qu'ils le font de manière peu détaillée.

Si la fnance s’effondre, ça fait des effets de contagion qui font des effondrements économiques. Effondrement fnancier, c’est quand il n’ y a plus rien dans les guichets automatiques, c’est l’Argentine en 2001. Si ça se propage à un effondrement économique par les chaînes d’approvisionnement, ben ça fait plus rien dans les magasins. Et là tu te poses des questions, est-ce qu’on souhaite ça ? Ça peut dégénérer, en chaos social, politique. L’effondrement politique c’est l’URSS en 1989, t’as un retour des mafias etc. Si on va plus loin, l’effondrement social c’est la Lybie, c’est Mad Max quoi, y’a plus d’État, y’a plus rien. Qu’est-ce qu’on souhaite, qu’est-ce qu’on souhaite pas ? [... ] Le problème c’est que tout est interconnecté. Tu souhaites l’effondrement du capitalisme ? Mais si il s’effondre, il y aura d’autres choses qui vont s’effondrer parce que tout est lié. » (Pablo Servigne 27)


Il est par exemple courant chez les collapsos de présenter la prochaine crise fnancière comme le déclencheur d’un « effondrement systémique global». Une crise fnancière éclate lorsque la valeur d’un nombre important de titres fnanciers diminue radicalement et rapidement (par exemple, si on acte que des titres financiers liés aux rendements à venir du secteur automobile sont surévalués). Puisque les grandes banques ne possèdent en capital propre qu’environ 5 % du total de leur bilan (c’est-à-dire du total des engagements qu’elles ont pris), elles sont fragiles et peuvent rapidement tomber en faillite. Lorsqu’une partie de leurs actifs perd trop de valeur, les capitaux propres deviennent rapidement insuffisants pour assumer les pertes. Comme les acteurs fnanciers savent que d’autres ne pourront plus les rembourser (puisqu’une partie des titres fnanciers qu’ils possèdent ne valent plus rien ou presque), un effet de contagion commence. Dans ces cas des centaines de milliards peuvent être détruits par cette «correction» et la question qui se pose alors est : qui paie ?

Les petites et moyennes entreprises par leurs faillites, les déclassé·e·s par les mesures d’austérité (avec dans ces cas des magasins qui peuvent en effet fermer en grand nombre), ou bien les plus grands actionnaires de ces institutions fnancières privées, dont le patrimoine accumulé est immense, qui exigent une rente insoutenable et préparent ainsi les crises ? Est-ce que la finance en ressortira renforcée (et non pas effondrée), comme c’est le cas depuis 2008, ou bien en profitera-t-on pour s’en libérer ? Selon les réponses, cela produit une société radicalement différente, beaucoup plus ou beaucoup moins résiliente*.

Pourtant, les collapsos ne s’encombrent pas de ces aspects concrets lorsqu’ils parlent «d’interconnexions inextricables» ou de « predicament*» (impasse, situation verrouillée, inextricable). Ils préfèrent naturaliser ces phénomènes comme s’il s’agissait de conséquences mécaniques afn de nourrir leur récit. Ils préfèrent renvoyer à des peurs individuelles en parlant de comptes en banques vidés ou bloqués en Argentine (2001) et en Grèce (2015), comme illustrations d’effondrements financiers puis sociaux, plutôt que d’expliquer comment cela s’est déroulé, qui en a profté et quels autres scénarios étaient possibles.

  • Le risque d’éclatement de bulles financières [...] constitue un autre déclencheur probable d’effondrement global.» (Auguste Bergot 28)
  • Lorsqu’une infrastructure critique du système mondialisé s’écroulera  (la finance ?), toutes les autres feront rapidement de même telle une cascade de dominos.» (Yves Cochet 29)


Enfn, la confusion porte sur la notion de «civilisation thermo-industrielle*» et sa prétendue fin. Les discours de l’effondrement présentent une série de constats angoissants (à raison) puis expliquent (à tort) que cela correspond à « l’effondrement de notre civilisation thermo-industrielle* ». Cette manière de présenter les choses:

  •  qui associe une mauvaise et une bonne nouvelle (la fn du monde et la fin de cette «civilisation» destructrice) 30
  • provoque, au mieux, une confusion entre les deux, au pire, un désir de trouver un peu de répit pour cette «civilisation» à laquelle le public s’identife.
  • Prendre conscience du déclin de notre système industriel, c’est affronter la mort.» (Imagine 31)
  • Quand on dit "faire tomber la civilisation", cela signife détruire ce qui aujourd’hui fait exister la quasi-totalité des humains.» (Vincent Mignerot 32)


Cette «civilisation» – terme qui est déjà flou – n’est jamais défnie clairement, au-delà d’une dépendance aux énergies fossiles, aux infrastructures industrielles et au vaste système de transports terrestres, aériens et maritimes. Or, les sociétés actuelles ne se défnissent pas par cette seule caractéristique thermo-industrielle mais aussi, ou surtout, par l’accumulation de capital au moyen de l’accaparement par dépossession, la propriété privée. C’est cette caractéristique première qui oriente la manière dont la majorité des activités humaines actuelles sont menées. Pour se perpétuer, le capitalisme a besoin du colonialisme, du patriarcat et du productivisme 33. Ensemble, ils forment les piliers de «notre civilisation», piliers qui ne sont pas en train de « s’effondrer » (et qui ne « s’effondreront » pas tous seuls) mais plutôt de se renforcer. Il faut donc définir plus précisément les concepts que l’on utilise lorsqu’on prétend que «tout va s’effondrer ». Dire que si le capitalisme « s’effondre », d’autres aspects dont nous aimerions qu'ils soient épargnés vont s’effondrer aussi (l’agro-industrie dont une énorme partie de la population est actuellement dépendante, par exemple), c’est mal définir les choses et ajouter de la confusion.

Le capitalisme est un système de surproduction basé sur l’extraction par une minorité de la plus-value fournie par le travail d’une majorité, et sur le fait que cette minorité possède les moyens de production (dont la terre). Sortir de ce rapport de production, stopper l’accaparement par une minorité, ne dit rien de la manière dont seraient réorganisées les chaînes d’approvisionnement (aux mains de quelques dizaines de multinationales aujourd’hui). Arrêter la surproduction pour se limiter le mieux possible aux besoins réels deviendrait à tout le moins une option, ce qui n’est pas possible aujourd’hui (rappelons que plus ou moins un tiers des aliments produits sont jetés avant d’arriver aux « consomm'acteurs »). La raréfaction énergétique, la destruction des sols et de la biodiversité, les pollutions, les dérèglements climatiques sont des problèmes majeurs pour s’alimenter. En quoi la fin du capitalisme augmenterait-il les problèmes plutôt que de les diminuer ?


Concernant l’utilisation des énergies fossiles, il y a une confusion entre échelle et structure. Ce n’est pas parce que les «ressources» se raréfent et que (presque) toutes les activités vont se relocaliser radicalement, que les structures organisatrices actuelles de nos sociétés vont disparaître, que le productivisme va s’arrêter. Il y a à ce propos un défaut important dans la présentation du « pic » (qui est plutôt un plateau) de production des énergies fossiles. Il est sous-entendu, et parfois présenté de manière explicite, que la raréfaction de ces énergies provoquerait l’effondrement du capitalisme. C’est une variante du vieux mythe de l’autodestruction du capitalisme par ses propres contradictions internes.

La raréfaction ne provoque pas la fin de rapports de production (au contraire). Le productivisme ira jusqu’au bout, jusqu’à la dernière goutte, si on le laisse faire. Il n’y a(ura) pas de fin du capitalisme mécanique (structure), il y aura «juste» une réallocation des «ressources» disponibles (échelle) et une intensité accrue dans les rapports d’exploitation et dans l’extraction de matière. Ces confusions expliquent qu’on entende si régulièrement au sein de discussions effondrées que « le système» serait « à bout de soufle », que « le capitalisme» aurait «atteint ses limites» et qu’il serait « sur le point de s’effondrer » etc., alors que c’est tout le contraire qui est en train de se passer, il continue actuellement de s’approfondir et de s’étendre.

  • Pas forcément la fin de la planète, mais la fin de notre civilisation, du capitalisme. » (Julien Wosnitza 34)
  • Ce qui va tuer le capitalisme, c’est la géologie.» (Yves Cochet)


La plupart des discours de l’effondrement désarment et dépolitisent


L’appel au deuil et à l’acceptation indifférenciée


Il faut faire le bilan: quels effets ont provoqué jusqu’à présent ces discours de « l’effondrement » ? Ce n’est pas un hasard si les récits de l’effondrement paralysent tellement, si on entend autant de témoignages de personnes chez qui ils ont provoqué insomnies ou peurs, si autant de jeunes parents font des angoisses terribles, si beaucoup d’effondré·e·s n'arrivent plus à dialoguer avec leurs proches, etc. Psychologiser de manière paternaliste les réactions négatives à ces récits ne suffit pas. Ces effets ne sont pas uniquement dus au fait que « les gens» auraient du mal à regarder la réalité en face – ce fameux déni – ou qu’ils seraient bloqués à un stade inférieur de la «prise de conscience 35 ».

Au contraire, de nombreuses personnes témoignent se sentir mieux armées une fois informées de la situation écologique. Une fois l’état des lieux établi, et même s’il est difficile, on sait où on met les pieds et on peut commencer à avancer. Il ne faut pas nier les chocs que cet état des lieux peut produire – d’où l’importance d’en parler de manière claire et non confuse – mais les réactions paralysantes proviennent, elles, plutôt du fait que les discours collapsos ajoutent à ces constats une invitation ambiguë à l’acceptation, à faire table rase de l’existant.

Faire croire que «tout va s’effondrer » d’un bloc, comme un bâtiment, donner l’impression aux personnes qu’elles n’ont aucune prise sur la situation présente et à venir, c’est alimenter le sentiment d’impuissance, la croyance que nous sommes face à une impasse plutôt que face à une multitude de chemins.

  • Après ça [la lecture du livre Comment tout peut s’effondrer], j’ai vécu deux mois d’angoisse et d’insomnies. Je sanglotais dans la fle du supermarché.» (Amandine 36)


Les collapsos endeuillés répondent aux effets négatifs provoqués par leurs discours en ayant recours à la psychologie. Ces réactions difficiles les confortent presque dans leur diagnostic et ils s’attribuent régulièrement le rôle de thérapeutes. La peur, la paralysie, la dépression, la tristesse, la culpabilité, la colère, et ensuite, peut-être, le pardon (sic) sont présentés comme des phases psychologiques inévitables (ou presque, en fonction des individu·e·s) de la fameuse «courbe du deuil».

  •  La période de déni va varier dans le temps, selon les cas. La deuxième phase du deuil est la reconnaissance de la perte [... ]. C’est le moment des funérailles lors de la mort d’une personne. La troisième phase, quant à elle, est un mélange d’agitation, d’anxiété, de fébrilité, de colère et de déprime. Comme il n’y a pas de solution en vue, on «marchande», en se disant que tout cela n’arrivera que dans trois ou quatre générations [... ]. Avant la quatrième phase où l’on touche le fond, en comprenant que toute cette agitation est en réalité une forme de déni. Et un cinquième temps, celui de l’acceptation où l’on va entreprendre une lente reconstruction.» (Imagine 37)


À nouveau, l’approche fourre-tout de l’effondrement dépolitise la question écologique appelant, dans un élan de prétendue «lucidité», à faire le deuil de choses inévitables et de choses évitables. S’agit-il de faire le deuil des services publics tout en continuant à payer des impôts, d’un climat tempéré, de la majorité des espèces vivantes, de « nos » proches, de la moitié la plus pauvre ou la plus riche de l’humanité en premier lieu, du «confort» d’un système de santé équitable ou à deux vitesses... ? À nouveau, il s’agit un peu confusément de tout cela à la fois, sans précisions.

  • Renoncer à ce futur que l’on croyait tout tracé – une pension assurée, des enfants en sécurité, etc. – c’est évidemment un changement radical de perspective, avec une remise en question de notre identité. Face à ce déclin annoncé, le premier réfexe naturel consiste à refuser de voir la vérité en face.[...] ce deuil du monde d’aujourd’hui est particulièrement complexe à réaliser car nous sommes ambivalents par rapport à celui-ci – nous chérissons une large facette positive de notre société (soins de santé, modes de transport, nouvelles communications...) mais nous en détestons d’autres.» (Imagine 38)
  • La seule "action", pour un humain vivant dans un pays riche, qui pourrait avoir un éventuel effet positif sur l’avenir climatique serait qu’il réduise ses revenus pour atteindre aussi vite que possible un niveau proche du RSA, que plus jamais il n’ait de revenu plus élevé et qu’il ne fasse pas appel à la sécurité sociale ou à une quelconque assurance collective lorsqu’un problème survient (santé, habitation, accidents divers).» (Vincent Mignerot 39)


Accepter, par exemple, l’idée que la sécurité sociale soit détruite (par sa diminution, disparition, privatisation et financiarisation) revient à renforcer le pouvoir des fonds de pension – qui pratiquent les pires «investissements» destructeurs des écosystèmes et de leurs êtres humain·e·s – ainsi qu’à diminuer radicalement la résilience* et la capacité d’agir de la majorité de la population dès à présent. Accepter qu’un changement radical de circonstances soit en cours ne devrait pas signifer accepter aveuglément plus d’injustices. Déjà aujourd’hui, qui est évacué prioritairement en prévision de tempêtes ou de catastrophes «naturelles» ? Qui est relogé et qui ne l’est pas ? Dans quelles conditions ? Quels quartiers sont prioritairement assistés ou délaissés ? Pour qui les assurances (privées, parfois publiques) fonctionnent-elles ou non ? ... Il est particulièrement violent de parler de deuil de manière indifférenciée dans une société où la majorité des personnes qui meurent jeunes sont les personnes précarisées (des deux côtés de l’hémisphère).

(1) Jean-Baptiste Fressoz, « La Collapsologie – Un discours réactionnaire ? », in Libération, 7 novembre 2018.  LIEN.

(2) Pablo SERVIGNE & Raphaël Stevens, Comment tout peut s’effondrer – Petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes, Le Seuil, 201 5, p. 2 53.).

3 Les astérisques renvoient au glossaire en fin d'étude.

6 Pour une liste d'autres personnes régulièrement citées comme « collapsologues » ou leurs relais, voir p. 44.
7 Joseph Anthony Tainter, The Collapse of Complex Societies, University Press, 1988.
8 Jared Diamond, Collapse – How Societies Choose to Fail or Succeed, Viking Press, 2005.
9 Yves Cochet, «L’Effondrement – Catabolique ou catastrophique ? », in Institut Momentum, 27 mai 2011. > institutmomentum.org/l’effondrement-catabolique-ou-catastrophique

10 Sur ce sujet, lire Jacques Igalens, «La Collapsologie est-elle une science ? », in The Conversation, 23 novembre 2017 ainsi que Vincent Mignerot, «Intuition et collapsologie », in L’Univers passe, 24 avril 2018.
11 Écouter son interview ici : > https://cloud.domainepublic.net/bawet/s/SYGPoeCgp4T45yR

12 Yves Cochet Interviewé par Clément Montfort dans le cadre de sa série « NEXT », saison 1, épisode 5, décembre 2017. >

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13 Julien Winkel, « Les Belges de la fn du monde», in Alter Échos, n°468, novembre 20 18, p. 20.
14 Question de la présentatrice télé à un docteur en neurosciences après la présentation de Julien Wosnitza sur le plateau de l’Info du vrai Mag sur Canal+ : « La Fin du monde a commencé», 4 mars 2019.
15 Julien Wosnitza, Pourquoi tout va s’effondrer, Les Liens qui Libèrent, 2018, p. 75.
16 Titre du livre d’anticipation de Naomi Oreskes & Erik Conway, The Collapse of Western Civilization, University Press, 2014.
17 Interviewée par Alexia Soyeux dans son émission Présages: «Écologie politique et écoféminisme », 10 octobre 20 18. > presages.fr/blog/2018/emilie-hache

18 Cité dans le numéro spécial effondrement du magazine Imagine, «Vivre en préparant la fn du monde», n°123, septembre-octobre 2017, p. 22.

19 Lire à ce sujet Régis Meyran, « Les Théories de l’effondrement sont-elles solides ? », in. Alternatives Économiques, 7 janvier 2019.
20 Titre du livre de Pablo SERVIGNE & Raphaël Stevens, op. cit.
21 Titre du livre de Julien Wosnitza, op. cit.
22 Titre du numéro spécial effondrement du magazine Socialter, op. cit.
23 Titre du numéro spécial effondrement du magazine Usbek et Rica, «Tout va s’efondrer, et alors ? », n°24, octobre-novembre-décembre 2018.  usbeketrica.com/magazine

24 Interviewée aux côtés de Renaud Duterme et Vincent Mignerot dans l’émission Arrêt sur images, « Effondrement, un processus déjà en marche», 12 juin 2018.
25 Socialter, op. cit., p. 8.
26 Interviewé par Paul Blanjean dans le numéro spécial effondrement du magazine Contrastes, « Une civilisation qui s’effondre? », n°184, janvier-février 20 18, p. 12.

27 Interviewé par François Ruffin dans l’émission: « Une dernière bière avant la fin du monde», Fakirpresse, octobre 2018. >

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28 Socialter, op. cit., p. 3 5.

29 Ibidem, p. 17.
30 Lire à ce sujet l’article, inutilement méprisant, de Nicolas Casaux, « Le Problème de la collapsologie », in Le Partage, 28 janvier 2018.
31 Chapeau de l’article « Un patient travail de deuil» du numéro spécial effondrement du magazine Imagine, op. cit., p. 21.
32 Socialter, op. cit., p. 40.
33 L’inverse n’est pas vrai – le patriarcat, le productivisme et le colonialisme existent en dehors du capitalisme – même si celui-ci les renforce particulièrement.

34 Interviewé dans l’émission de l’Info du vrai Mag sur Canal+, op. cit.

35 « Bodhi » Paul Chefurka, informaticien canadien (très) spiritualiste, a présenté une «échelle de prise de conscience» reprise par de nombreux collapsos et efondré·e·s – à ne pas confondre avec la «courbe du deuil», même si le principe est proche – et qui n’est pas sans rappeler le principe d’élu·e·s qui ont atteint l’illumination versus la masse inconsciente («Ainsi, alors que peut-être 90 % de l’humanité est à l’étape 1, moins d’une personne sur dix mille sera à l’étape 5 » selon Chefurka). Les étapes de cette «prise de conscience» sont:
1. Le sommeil profond ;
2. La prise de conscience d’un problème fondamental ;
3. De nombreux problèmes ;
4. Des interconnexions entre les nombreux problèmes et...
5. De la situation inextricable qui englobe tous les aspects de la vie (le fameux predicament).
Voir cet article traduit par Paul Racicot, «Gravir l’échelle de la conscience», Paul Chefurka, 19 octobre 201 2. > adrastia.org/interview-de-paul-chefurka-pour-adrastia
36 Citée par Imagine, op. cit., p. 27.

37 Ibidem, p. 21.
38 Ibid.
39 Vincent Mignerot, «Quelles actions après les marches pour le climat?», in Medium, 18 mars 2019.