Le petit commerçant chinois devenu le blanchisseur du crime organisé et des fortunes françaises
Chen Wei, 40 ans, né en Chine et naturalisé français, propriétaire d’une petite boutique de textile à Aubervilliers, est au cœur de plusieurs enquêtes : des millions d’euros auraient transité par sa boutique, pour le compte, entre autres, de la bande corse du Petit Bar, ou de riches clients s’adonnant à la fraude fiscale.
Par Jacques Follorou
Publié le 22 novembre 2023 à 15h00Temps de Lecture 6 min.
Pas facile de trouver son magasin de textile au cœur du Centre international de commerce France Asie (CIFA) d’Aubervilliers (Seine-Saint-Denis), la plus grande zone commerciale de gros en Europe. Difficile, aussi, d’imaginer que Chen Wei, son propriétaire, soit le fil rouge de plusieurs dossiers majeurs de blanchiment traités par la justice. S’il nie les accusations qui le visent, les enquêtes en cours, à Paris et à Marseille, lui prêtent, à chaque fois, le même rôle : blanchisseur attitré de la fine fleur du crime organisé et de fortunes françaises. Des millions d’euros auraient été blanchis, rien qu’entre 2018 et 2020, en transitant, en espèces, par ses caisses grâce à un système de compensation et de fausses factures.
Pas facile de trouver son magasin de textile au cœur du Centre international de commerce France Asie (CIFA) d’Aubervilliers (Seine-Saint-Denis), la plus grande zone commerciale de gros en Europe. Difficile, aussi, d’imaginer que Chen Wei, son propriétaire, soit le fil rouge de plusieurs dossiers majeurs de blanchiment traités par la justice. S’il nie les accusations qui le visent, les enquêtes en cours, à Paris et à Marseille, lui prêtent, à chaque fois, le même rôle : blanchisseur attitré de la fine fleur du crime organisé et de fortunes françaises. Des millions d’euros auraient été blanchis, rien qu’entre 2018 et 2020, en transitant, en espèces, par ses caisses grâce à un système de compensation et de fausses factures.
Agé de 40 ans, ce personnage, qui ne devait jamais accéder à la lumière, est né dans les faubourgs de la grande ville de Wenzhou, dans l’est de la Chine, d’où viennent de nombreux commerçants chinois du CIFA. Naturalisé français, père de deux enfants, il se fait appeler Pascal et son CAP de cuisinier est trompeur, il n’a travaillé que dans le textile. En 2004, il crée sa société, Feeling Style, commerce de textile et de chaussures en gros. Quand il ouvre sa boutique dans le CIFA, les Chinois ont supplanté les commerçants juifs du quartier du Sentier, à Paris, qui avaient migré vers Aubervilliers dans les années 1970.
Transactions douteuses
En 2020, Chen Wei a fait du chemin. Il gagne plus de 150 000 euros par an et a quitté son logis d’Aubervilliers pour un bel appartement du 16e arrondissement de Paris, près de la place Victor-Hugo, et roule en Lexus. Il affirme alors ne plus jouer au poker après avoir longtemps fréquenté l’ancien cercle de jeux de l’Aviation Club de France, à Paris, et des parties privées. Une passion qui lui a fait croiser la justice une première fois, en 2008, pour une histoire de jeux clandestins.
Il a attiré, à nouveau, l’attention, en 2018, dans une affaire de blanchiment connue sous le nom de « Babel », pour laquelle il est mis en examen. Il figure parmi cinq grossistes du CIFA suspectés d’avoir orchestré trente-trois transactions douteuses. Selon la synthèse policière, datée du 17 mai 2018, « le blanchiment des espèces issues du trafic de stupéfiants s’appuyait sur un système de fraude fiscale et douanière lié à des opérations commerciales entre le CIFA d’Aubervilliers, l’Espagne et le Maroc ». Chen Wei répond que les bons de transaction litigieux ont été rédigés à son insu et qu’il a déposé plainte.
Un an plus tard, le 10 octobre 2019, envoyé par un expert-comptable parisien mandaté par le gratin du milieu gitan marseillais, un homme pousse, sous l’œil des policiers, la porte de la boutique de Chen Wei, Feeling Style, et en ressort avec un sac bourré de billets de banque qu’il remet, plus tard, dans Paris, à son donneur d’ordre. Cet intermédiaire fait de même de nombreuses fois.
Parfois, il effectue l’opération dans une boutique voisine, le Stonegear-Geffen. « L’enquête, disent les policiers, a démontré que 4 450 000 euros, soit un tiers de ce que Mouret et consorts devaient rapatrier », sont passés par Feeling Style.
François Mouret est un poids lourd historique du milieu gitan marseillais. Avec ses complices, il aurait accumulé un butin estimé, par la justice, à une quinzaine de millions d’euros grâce à un vaste système d’escroqueries couvrant la France et des pays limitrophes comme le Luxembourg, Monaco ou la Suisse. Ils appâtaient des cibles fortunées, intéressées par l’achat d’objets d’art, grâce à un semblant d’érudition et un rare bagou. Parmi la trentaine de victimes, Gilles A., un ex-dirigeant de société de transport de la région bordelaise, a versé 390 000 euros en pièces d’or, lingots et numéraires, contre la promesse d’une plus-value qu’il ne verra jamais. L’équipe parvient même à extorquer 13 millions d’euros à une seule personne dont le nom reste encore inconnu et qui n’a jamais réclamé sa mise.
Pris en filature sur sa trottinette électrique
Egalement mis en examen pour blanchiment dans cette affaire, Chen Wei dément toute infraction et assure que l’argent remis n’est que le remboursement d’une dette contractée après un investissement en Bourse auprès de l’intermédiaire venu dans sa boutique. Cette protestation d’innocence se heurte, en 2020, à de nouveaux faits similaires mis en évidence dans un autre dossier de blanchiment visant encore des piliers du crime organisé français, la bande du Petit Bar, des mafieux corses.
Le 12 mai 2020, Chen Wei ne sait pas que les policiers l’ont pris en filature alors qu’il circule sur sa trottinette électrique. Il a rendez-vous, près de chez lui, avec Alain M., un retraité ayant fait des affaires dans l’immobilier avant de devenir un intermédiaire très prisé pour blanchir de l’argent grâce à ses liens avec les commerçants chinois d’Aubervilliers. Les enquêteurs observent leur manège depuis des mois dans l’enquête sur le Petit Bar.
Chen Wei porte en bandoulière un sac contenant 70 000 euros, selon les policiers. L’échange effectué, Alain M. invite au téléphone un proche du Petit Bar à venir chercher les fonds le lendemain. Devant la justice, il fait état de trois visites de ce genre en lien avec les Corses, pour « un premier décaissement de 300 000 euros », officiellement justifiés par l’achat de montres. Un second retrait de « 400 000 euros » est alors prévu. Chen Wei et Alain M. sont mis en examen pour blanchiment dans ce dossier.
Dès décembre 2019, des surveillances montrent que les membres du Petit Bar ont acheté une machine pour mettre sous vide les liasses de billets. Des éléments attestent, à cette époque, que cette bande peut engranger 120 000 euros par mois, le Graal pour une équipe qui a débuté dans les années 2000 par des extorsions et entend, désormais, blanchir le fruit d’opérations estimées à 48 millions d’euros via des circuits financiers internationaux.
Les découvertes sur les activités du duo Chen Wei-Alain M. prennent une telle dimension et s’éloignent tant des affaires corses que la justice marseillaise, qui instruit le dossier, transmet, le 2 juillet 2020, à la juridiction nationale de lutte contre la criminalité organisée, à Paris, une partie des éléments concernant les deux hommes. Une enquête préliminaire est ouverte. Selon des sources judiciaires, elle a conduit, le 11 mai dernier, à la désignation d’un juge d’instruction et à la mise en examen, le jour même, de deux autres intermédiaires.
« Opérations de décaisse »
Lors des perquisitions, le 28 septembre 2020, visant Alain M. dans le dossier Petit Bar, dans lequel il reste poursuivi, à Marseille, les policiers saisissent 10 000 euros en espèces. Ils mettent surtout la main sur un bloc-notes, des feuilles et un carnet à spirale sur lesquels apparaissent des chiffres et des noms écrits de sa main. Les montants vont de 20 000 à plus de 1 million d’euros.
Une bénédiction pour la justice, d’autant qu’il accepte de s’expliquer, refusant d’être associé aux mafieux corses. « J’ai fait des opérations de décaisse, mais c’était avec des chefs d’entreprise, des personnes normales qui avaient pour but de faire de la fraude fiscale », dit-il, le 30 septembre 2020.
La boîte de Pandore des fraudeurs fiscaux de haut vol est ouverte. Depuis des années, grâce à ses liens avec Chen Wei et d’autres commerçants chinois du CIFA, il blanchit, en effet, pour des promoteurs immobiliers d’Ile-de-France, de riches marchands de biens dans le pays, des dirigeants d’équipementiers automobiles, de sociétés de sécurité et d’une franchise nationale de boulangerie. On découvre parmi ses fidèles clients de hauts cadres de groupes tels que Decathlon ou Fnac Darty. Il agit aussi pour des fortunes étrangères, notamment en Belgique.
Il ouvre même sa filière Chen Wei à d’autres intermédiaires qui apportent leurs propres clients. L’un d’eux, Thierry L., interrogé par les juges, a admis avoir utilisé ce canal et blanchi, en deux fois, 400 000 euros pour « Christophe Février (…), un ami ». M. Février est un repreneur très controversé d’entreprises en faillite en France et à l’étranger, dont les investissements dans la transition énergétique lui ont valu, début 2022, une mise en examen pour blanchiment de fraude fiscale. Selon l’un de ses avocats, Me David Apelbaum, il conteste, dans ce dernier dossier, les faits qui lui sont reprochés et affirme, par ailleurs, ne pas vouloir s’exprimer sur l’autre affaire.
Jeudi 16 novembre, au cœur du CIFA encombré de véhicules, à Aubervilliers, Le Monde s’est rendu dans la boutique Feeling Style de Chen Wei où des clients faisaient leurs achats pour leurs propres magasins dans Paris. Absent, il a été contacté par l’un de ses vendeurs, mais il n’a pas souhaité faire de commentaires sur les enquêtes en cours, à l’instar de ses deux avocats, Me Diane de Condé et Me Thierry Herzog, également sollicités.