Les emplois dits non qualifiés sont aujourd'hui en première ligne. Il faudra s'en souvenir après la crise
Eminente sociologue du travail. Dominique Méda est convaincue que la guerre sanitaire sans précédent que nous traversons révèle comme une loupe, l'absurdité de la hiérarchie sociale des métiers. La dialectique du maitre et de l'esclave se jouerait dont en coulisse de la crise sanitaire.
Directrice de l'Institut de recherche interdisciplinaire en sciences sociales à université Paris-Dauphine. Dominique Méda est l'auteur, avec Eric Heyer et Pascal Lokiec. de "Une autre voie est possible" (Flammarion). Une voie qu'il est selon elle urgent de trouver, tant nos sociétés auraient fait la preuve avec la pandémie de leur impréparation à affronter une crise sanitaire dramatique, mais sans commune mesure avec celles que les bouleversements climatiques pourraient nous réserver. Voir "Reconversion écologique, travail, emploi et politiques sociales" par Dominique Meda et Florence Jany-Catrice
Question: Le monde du travail sortira-t-il différent de cette crise sanitaire ?
A l'évidence, oui ! Cette crise va laisser des marques extrêmement fortes sur le monde du travail. La plupart des Français vont réviser leur jugement sur le travail. Jusqu'à maintenant, seuls les chômeurs, les intermittents, les intérimaires
faisaient l'expérience de la privation du travail et de la souffrance que cela provoque. De nombreuses personnes font aujourd'hui cette expérience, parce que leur travail est impossible.
Elles font donc l'expérience du désoeuvrement, peut-être de l'absence de structuration du temps comme dans l'ouvrage "Les chômeurs de Marienthal" de Paul Lazarsfeld, Marie Johada et Hans Zeisel (1933) qui évoque une petite bourgade autrichienne dont l'usine a fermé. Sidérés par l'irruption du chômage, les hommes perdent complètement la notion du temps et sont déboussolés. Cette étude démontrait combien le travail a des fonctions importantes, notamment structurer l'emploi du temps, et être le support d'un lien social qui pousse les individus en dehors de la famille.
Question: Le télétravail est-il, dès lors, une forme de compensation ?
Le télétravail, c'est une expérience tout à fait importante. Il a notamment permis de détourner notre esprit de ce moment angoissant. Il permet de garder les liens entre nous, de maintenir une partie de l'activité. C'est très, très précieux, et facilité par les progrès fulgurants de la technologie. La leçon que l'on en tirera sera sans doute une prise de conscience de l'inutilité d'un certain nombre de réunions et de dispositifs, ou encore la démonstration que les salariés ont de nombreuses ressources.
Question: Est-ce une avancée ?
Pendant la crise, cela l'a été. Mais le télétravail introduit aussi une forme de rupture avec les dimensions sociales du travail: le contact physique, les regards, les discussions informelles dans les échanges, bref, l'importance du corps au travail. Il a donc aussi ses inconvénients : les travailleurs sont isolés, seuls devant leur machine et peuvent avoir à répondre à des consignes intenables de leur employeur sans pouvoir s'appuyer sur le collectif de travail ou sur les syndicats. Sans oublier te brouillage considérable des frontières travail-hors travail qui retombe une nouvelle fois sur les femmes.
Question: On applaudit les soignants aujourd'hui tous les soirs à 20 h, est-ce un moyen d'exorciser nos peurs ?
Ça l'est sans doute. Mais ce qui nous saute tous à la figure, c'est la mise en visibilité des métiers essentiels pour notre Nation et pour notre survie qui sont des métiers qui jusque-là n'étaient pas considérés. Je pense évidemment à une partie des soignants, notamment les aides-soignantes, aux personnels de nettoyage, aux aides à domicile, aux auxiliaires de vie qui permettent à nos personnes âgées de continuer à vivre, alors qu'elles sont seules. Également aux personnels des Ehpad, aux caissières, aux personnels de la grande distribution, aux livreurs, aux agriculteurs, aux maraichers. Toutes ces professions sont caractérisées par de faibles rémunérations et sont en général rangées sous le terme d'emplois non-qualifiés.
Question: Peut-on parler de revanche des emplois non-qualifiés ?
On considère qu'il y a cinq millions d'emplois non-qualifiés en France. Vous voyez combien cette expression "non-qualifié" est forte. Dure. Ce qui est complètement faux. On profite de cette "non-qualification" pour "non-rémunérer" ces professions. Ce sont pourtant les professions les plus mal considérées, les plus invisibles, les plus cachées, les plus mal payées qui sont en première ligne et qui font vivre la société. Les Français en prennent toute la mesure, chaque jour un peu plus, au travers de ce rituel de la standing-ovation quotidienne. Il faudra évidemment s'en souvenir dès la sortie de crise.
Question: La hiérarchie sociale des métiers se trouve aujourd'hui totalement bouleversée ?
Mais bien sûr. Je pense que les rémunérations exorbitantes de certains, qu'il s'agisse des dirigeants des entreprises du CAC 40, des artistes, des sportifs, mais aussi des gestionnaires de fonds d'investissement, des publicitaires, des animateurs de télé, vont devenir insupportables car on mettra en rapport l'utilité sociale de ces métiers et la rémunération qui en est tirée.
Le philosophe Elie Halévy disait que la hiérarchie des rémunérations s'expliquait parla constitution aristocratique de notre société. L'aristocratie aujourd'hui, ce sont les professions qui ne génèrent aucun apport réel à la société mais uniquement de la création de valeur pour l'actionnariat ou pour eux-mêmes. Que la hiérarchie des revenus soit resserrée sera sans doute une attente globale des Français.
Question: Les soignants qui étaient en grève avant le Covid ont-ils convaincu l'opinion sur te fait que leurs revendications n'étaient pas idéologiques ?
Depuis un an, les soignants et j'insiste, tous les soignants, de l'aide-soignante au chef de service avaient attiré notre attention sur la très grave crise de l'hôpital. Du bas en haut de l'échelle, ils réclamaient des ouvertures de lits, une augmentation des moyens mais également une augmentation des plus bas salaires. Cette crise démontre qu'ils avaient complètement raison. L'indifférence des pouvoirs publics à leur égard est quelque chose que l'opinion publique perçoit désormais comme inexplicable.
Question: Après le traumatisme de la Grande guerre, chacun était conscient que rien ne pourrait plus être comme avant. Quelles leçons tirerons-nous de cette crise sanitaire planétaire?
Ça ne pourra plus être comme avant. Le défi essentiel qui nous est lancé, c'est de partir sur des bases radicalement différentes. Cela va être très compliqué. Nos sociétés vont être exsangues, par la perte de PIB, de pouvoir d'achat et la hausse du chômage. Nous aurons donc envie de panser les plaies des citoyens et de relancer la machine comme avant.
Et pourtant : l'idéologie économique dominante qui tend à « désarmer » les États au profit du marché, a contribué à aggraver la crise sanitaire actuelle. Chacun a pu en prendre la mesure depuis trois mois.
Source Var Matin 27/4/2020 (les italiques et liens sont de moi)