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Les inspecteurs de l’Agence de sécurité du médicament épinglent les pratiques de Didier Raoult

 

À l’issue de son inspection au sein de l’IHU dirigé par Didier Raoult, l’Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM) a listé, dans un rapport préliminaire, une série d’écarts, certains étant passibles de sanctions administratives ou de poursuites pénales. Les inspecteurs annoncent transmettre au procureur de la République des documents suspectés d’avoir été falsifiés par l’IHU. 

Pascale Pascariello

19 février 2022

 

Malgré un jargon scientifique et un style quelque peu alambiqué, le rapport préliminaire des inspecteurs de l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) sur l’Institut hospitalo-universitaire (IHU) dirigé par le professeur Didier Raoult et sur l’Assistance publique-hôpitaux de Marseille (AP-HM) est accablant. 

Déclenchée à la suite d’alertes et d’enquêtes de L’Express et de Mediapart, cette inspection devait faire la lumière sur les conditions dans lesquelles l’IHU mène certaines études impliquant la personne humaine. 

Daté du 19 janvier, ce compte-rendu, que Mediapart a pu consulter, pointe 15 dysfonctionnements, dont plus de la moitié sont jugés « critiques », c’est-à-dire « totalement inacceptables » et passibles de sanctions administratives ou de poursuites pénales. 

 

Les inspecteurs constatent notamment que l’IHU ne dispose d’aucun service ou personne en charge de veiller au cadre réglementaire des recherches. Pire, certain·es patient·es pris en charge dans des services de l’AP-HM ont été utilisé·es par l’IHU pour des essais sans que l’AP-HM n’en soit tenue informée.

L’ANSM relève de possibles infractions sur le droit et la sécurité des patient·es, en particulier pour celles et ceux atteints de tuberculose. Leurs dossiers médicaux ne font état d’aucun consentement de leur part, pour des prescriptions jugées risquées par les inspecteurs, compte tenu d’« une fréquence élevée des effets indésirables graves ». 

 

L’AP-HM, quant à elle, est mis en cause pour son manque de vigilance à l’égard de l’IHU, notamment pour un essai portant sur des mineur·es et pour lequel il manque plusieurs autorisations parentales. 

L’AP-HM et l’IHU ont eu deux semaines pour répondre à ce rapport préliminaire, dont les conclusions définitives doivent être rendues avant la fin du mois de mars. 

Mais sans attendre, les inspecteurs de l’ANSM ont d’ores et déjà annoncé communiquer au procureur de la République des documents que l’IHU aurait pu falsifier sur un essai pratiqué sur des étudiant·es.

Contacté par Mediapart, le professeur Didier Raoult n’a pas répondu à nos questions. Et l’AP-HM nous a affirmé « réserver ses réponses à l’ANSM durant cette phase de rapport préliminaire ».

Menée du 18 au 26 novembre 2021, l’inspection de l’ANSM avait pour objectif de contrôler les conditions de mise en œuvre de plusieurs recherches, en particulier l’une menée sur des mineur·es, l’autre sur des étudiant·es et une troisième sur des patient·es atteint·es de tuberculose. L’agence devait notamment vérifier si ces essais avaient bien été déclarés et autorisés conformément à la législation en vigueur, si la sécurité des patient·es était garantie et si les informations transmises à l’agence étaient exhaustives. 

Dès leur arrivée, les enquêteurs ont fait face à « un climat d’hostilité et de défiance », ainsi qu’à « l’agression verbale inappropriée de la part du directeur adjoint de l’IHU [Michel Drancourt] », précisent-ils dans leur rapport. 

 

En guise de présentation, ils ont reçu de Didier Raoult une singulière brochure dans laquelle le professeur pose avec ministres et élu·es politiques. Y figurent la ministre de l’enseignement de l’époque, Geneviève Fioraso, celle de l’éducation Najat Vallaud-Belkacem, mais aussi le président de la région Sud, Christian Estrosi, son successeur Renaud Muselier ou encore l’ancien maire de Marseille Jean-Claude Gaudin. Et pour clore l’album : un cliché du professeur aux côtés du président de la République Emmanuel Macron, lors de sa visite de l’IHU le 9 avril 2020.

Mais les appuis politiques dont se targue Didier Raoult ou les agressions verbales de son adjoint, Michel Drancourt, n’ont, semble-t-il, guère intimidé les inspecteurs dans leur mission. 

Dès leur premier constat, ils mentionnent l’absence de connaissance du personnel de l’IHU concernant la réglementation en matière de recherche. À l’exception d’un comité d’éthique interne, chargé de l’évaluation des projets de recherche, personne au sein de l’IHU n’est missionné pour en contrôler le cadre réglementaire. Ces aspects sont pris en charge par les porteurs de projets, dont « certains ont spontanément reconnu au cours de l’inspection ne pas totalement maîtriser les aspects réglementaires » de recherches portant sur la personne humaine. 

S’ensuit une série de dysfonctionnements inquiétants : certaines recherches impliquant la personne humaine (RIPH) sont lancées sans avoir eu d’avis favorable d’un comité de protection des personnes (CPP), pourtant obligatoire dans ce cas

 

Plusieurs essais seraient ainsi menés par l’IHU en dehors du cadre légal. C’est le cas d’une étude portant sur des bactéries résistantes aux antibiotiques et réalisée à partir d’autoprélèvements (nasaux, cutanés, rectal et vaginal) d’étudiant·es, de 2017 à 2019. Selon l’enquête, l’IHU s’est dispensé de l’avis d’un comité de protection des personnes et a passé outre celui de son comité d’éthique interne, sollicité deux ans après avoir débuté les prélèvements.

Interrogé par l’ANSM, le directeur de l’IHU, Didier Raoult, a expliqué qu’il considère cette recherche comme « observationnelle », sans qu’aucune intervention sur l’homme ne soit nécessaire. Il pouvait également se dispenser de l’avis d’un comité puisqu’une recherche similaire avait bénéficié d’un avis favorable, en 2011, avis faisant selon lui « jurisprudence »

 

Au cours de leur contrôle, les inspecteurs découvrent que l’IHU leur a transmis de faux documents. Ils annoncent saisir le procureur de la République.  

Face aux risques pour les patient·es qu’une telle conception de la recherche induit, les inspecteurs recadrent, dans leur rapport préliminaire, le professeur en lui rappelant que des prélèvements, en particulier vaginaux, n’ont rien « d’observationnel ». Par ailleurs, il n’existe pas de jurisprudence en matière d’essais sur l’homme. Chaque recherche étant spécifique, elle doit obtenir l’aval d’un comité de protection des personnes avant d’être lancée. 

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Album de présentation de l'Institut hospitalo-universitaire de Marseille. © DR

Des telles pratiques, jugées « totalement inacceptables », pourraient constituer une infraction au code de la santé publique et sont passibles de poursuites pénales, précisent les inspecteurs. Les peines encourues sont d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende. 

L’IHU est par ailleurs suspecté d’avoir dissimulé ces pratiques en produisant de possibles faux documents. En effet, Didier Raoult a adressé à l’ANSM une note de son comité d’éthique interne, datée d’août 2019 et portant la mention « avis favorable ». Or, au cours de leur contrôle, les inspecteurs découvrent que l’authenticité de ce document est sujette à caution, son signataire contestant l’avoir signé. L’original, lui, est tout autre : le comité d’éthique ne donne pas d’avis favorable mais enjoint à l’IHU de soumettre l’essai à un comité de protection de personnes (CPP) auquel il conditionne sa décision. 

Compte tenu de la gravité d’une telle fraude présumée, les inspecteurs annoncent dans leur rapport que « des copies de ces documents ainsi que les déclarations des personnes concernées ont été recueillies pour être communiquées au procureur de la République ». 

 

Les enquêteurs relèvent de graves atteintes au droit et à la sécurité des patient·es atteint·es de tuberculose et suivi·es par l’IHU.

Hors contrôle, c’est bien l’image de l’IHU qui se dessine dans ce rapport. L’inaction des instances sanitaires est saisissante, tandis que l’AP-HM s’illustre par son manque de vigilance, voire l’adoption de pratiques possiblement contraires à la législation. En particulier sur un essai portant, en 2013, sur près de 3 000 mineur·es atteint·es de gastro-entérite et sur lesquel·les ont été pratiqués des prélèvements de salive et de selles, par écouvillonnage rectal.

L’AP-HM en était le promoteur, c’est-à-dire celui qui en assume la responsabilité et le financement, et l’IHU l’investigateur, chargé de le diriger et de le surveiller. Les inspecteurs constatent plusieurs manquements de l’AP-HM : pour près de 30 mineur·es, aucun formulaire de consentement n’a été signé par des représentant·es de l’autorité parentale.

 

Étrangement, l’AP-HM a considéré que cet essai était non interventionnel, alors même que des prélèvements étaient effectués. Mais ce faisant, elle se passait de demander les autorisations obligatoires auprès de l’ANSM (à l’époque nommée Afssaps) et d’un Comité de protection des personnes (CPP). Une possible infraction au code de la santé publique, passible de poursuites pénales, ainsi que le rappellent les inspecteurs. 

Enfin, certains constats soulèvent la responsabilité d’une autre instance, sans qu’elle ne soit pour autant retenue par les inspecteurs. Et pour cause, certains dysfonctionnements visent directement l’Agence de sécurité du médicament. C’est le cas pour la prise en charge des patient·es atteint·es de tuberculose pour lesquel·les l’agence a reçu plusieurs signalements sur des effets indésirables graves, sans pour autant intervenir.

Comme Mediapart l’avait révélé, l’IHU a prescrit une combinaison de quatre antibiotiques, dont l’efficacité dans le traitement de la tuberculose n’a jamais été démontrée ni même évaluée, et qui pouvait même être toxique.

Difficile pour les enquêteurs d’ignorer les dangers d’un tel traitement. De fait, en août 2019, l’IHU a sollicité l’ANSM afin d’avoir une autorisation pour prescrire ce traitement dans le cadre d’un essai. Dans sa réponse, le 12 septembre 2019, l’ANSM est catégorique : pour deux des antibiotiques proposés par l’IHU, la sulfadiazine et la monocycline, il n’existe aucune donnée, « in vivo », « pas même dans un modèle animal » permettant d’avancer l’efficacité de ces antibiotiques pour combattre la tuberculose. Impossible, donc, d’utiliser de tels médicaments contre la tuberculose puisque « ces données ne permettent pas en l’état actuel des connaissances scientifiques de passer à un essai humain directement ».

Pour autant, l’IHU a, de 2017 à 2021, prescrit ce traitement, faisant fi de ce refus. À l’issue de leur contrôle, les inspecteurs relèvent le caractère dangereux de ces prescriptions mais, pour autant, ne concluent pas qu’elles aient été faites dans le cadre d’un essai clinique non autorisé, les modalités de suivi des patient·es ne correspondant pas à celles d’un essai clinique. 

Malgré ce constat pour le moins contradictoire, leurs conclusions sur ces prescriptions sont alarmantes : nulle trace de consentement des patient·es sur ce traitement qu’ils qualifient d’« atypique », en dehors des recommandations nationales et internationales. 

Ils ne retrouvent aucune justification de telles prescriptions dans les dossiers médicaux, pas plus que des risques encourus par les patient·es. « Une atteinte au droit des patients », jugée « critique », soit « totalement inacceptable », pour laquelle l’ANSM peut prendre des sanctions administratives ou saisir un procureur de la République contre l’IHU.

 

Par ailleurs, la « fréquence élevée des effets indésirables graves liés aux traitements antibiotiques antituberculeux prescrits (9 dossiers sur 21 vérifiés) remet en question le ratio bénéfice/risque de ces traitements en particulier dans un contexte où des alternatives thérapeutiques existent et font l’objet de recommandations nationales et internationales ». 

Interrogée sur cette expérimentation, l’ANSM explique auprès de Mediapart que « la procédure est en cours, et  donnera lieu aux suites qu’il convient de donner, notamment judiciaire le cas échéant ».

En somme, chargée de veiller aux effets indésirables des médicaments, l’ANSM ne prend aucune mesure pour faire cesser de telles prescriptions qu’elle juge dangereuses et délègue au pouvoir judiciaire la suite à y donner. L’ANSM se retranche derrière la liberté des médecins de prescrire un médicament en dehors des indications de son autorisation de mise sur le marché (AMM), c’est-à-dire pour une autre pathologie que celle pour laquelle il est commercialisé. Et concernant des prescriptions dites « hors AMM », l’ANSM se déclare incompétente pour intervenir, ses missions et prérogatives étant ainsi définies par le code de la santé publique.

Ces incohérences permettent de mieux comprendre comment les pratiques de l’IHU ont ainsi pu perdurer. Le rapport préliminaire des inspecteurs soulève également d’autres dysfonctionnements de l’ANSM qui mettent en cause sa responsabilité. On y apprend ainsi que l’Agence de sécurité du médicament a reçu plusieurs signalements sur les effets indésirables graves provoqués par les prescriptions contre la tuberculose. Ils « ont été retrouvés dans la base nationale de pharmacovigilance », précisent les inspecteurs. Pour autant, l’agence n’a rien fait pour protéger des patient·es, dont certain·es, parmi lesquel·les un mineur, ont eu de graves complications rénales.

Interrogée, l’ANSM rappelle que « la pharmacovigilance vise à assurer une surveillance continue des médicaments […] et l’analyse de leurs effets indésirables. Ainsi, chaque effet indésirable déclaré par un professionnel de santé, un patient ou son entourage est analysé et expertisé par les centres régionaux de pharmacovigilance et renseigné dans la base nationale ».

Le centre de pharmacovigilance de Marseille a bien reçu des signalements concernant l’un des antibiotiques prescrits contre la tuberculose mais « ils n’ont pas été remontés comme cas marquants à l’ANSM », qui n’en a donc pas tenu compte. Une erreur, donc, dans la remontée des signalements par l’antenne marseillaise de l’ANSM, sur laquelle, en revanche, l’agence n’a pas souhaité s’exprimer.