Covid-19 : le défi de la gestion d’un état endémique
Gouvernements et instances internationales visent désormais un horizon commun, celui d’une pandémie qui se muerait en endémie. Cette situation ne signifie pas que la maladie devient bénigne, mais plus prévisible.
Par Florence Rosier et Delphine Roucaute
Retourner à la vie d’avant le SARS-CoV-2. Brandie dès le printemps 2020, quelques semaines à peine après le premier décès sur le territoire français, le 14 février, cette promesse a fait long feu. Une vague après l’autre, les populations se sont accoutumées à l’idée que le Covid-19 s’installerait durablement dans leurs vies. Désormais, gouvernements et instances internationales visent un horizon commun, celui d’une pandémie qui se muerait en endémie. En mai 2020, ce mot pesait comme une menace : « Ce virus pourrait devenir endémique dans nos communautés, il pourrait ne jamais disparaître », avertissait alors Michael Ryan, directeur de l’urgence sanitaire à l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Aujourd’hui, le même mot brille comme l’espoir d’une maladie qui tuerait moins, permettant de lever les restrictions qui brident le quotidien de milliards de personnes.
Mais qu’est-ce qu’une endémie ? « Pour un épidémiologiste, une infection est endémique quand les taux de nouvelles infections restent stables », explique Aris Katzourakis, professeur de génomique et de science de l’évolution à l’université d’Oxford (Royaume-Uni) dans la revue Nature du 24 janvier. Une maladie peut être endémique dans certaines régions et pas dans d’autres, comme le paludisme, ou provoquer des vagues à certaines saisons, comme la grippe en hiver.
Le concept, cependant, prête à confusion. « Le mot “endémie” est un des plus galvaudés de cette pandémie, regrette Aris Katzourakis. Il ne signifie pas que le Covid-19 prendra fin naturellement. » Devenir endémique ne signifie nullement disparaître. Bien au contraire : « Une maladie endémique sévit de manière permanente dans une région », explique Albert Ko, professeur d’épidémiologie et de médecine à l’Institut de santé mondiale de Yale (Connecticut). Le microbe pathogène s’y enracine grâce aux hôtes animaux ou humains qui l’hébergent.
Autre désillusion : une maladie endémique n’est pas nécessairement bénigne. L’état endémique « ne nous dit pas si cette maladie est grave ou non », avertit Stuart Ray, professeur de médecine à l’université Johns-Hopkins (Maryland). « Une idée reçue voudrait que les virus évoluent pour devenir plus bénins au fil du temps. Ce n’est pas le cas. Une maladie peut être endémique, répandue et mortelle », renchérit Aris Katzourakis. En témoignent trois fléaux endémiques : le VIH, la tuberculose et le paludisme. En 2020, la tuberculose a tué 1,5 million de personnes ; le VIH, 680 000 ; et le paludisme, plus de 600 000. A ce trio dévastateur, s’ajoutent les hépatites B et C, ou encore, dans certaines régions tropicales, la dengue, la bilharziose… Seul exemple d’endémie humaine éradiquée : la variole, en 1980, grâce aux vaccins.
Forte composante psychologique
Un état endémique n’est donc pas nécessairement prometteur. Il peut même être funeste « si le virus circule constamment à des taux élevés et continue de provoquer une mortalité et une morbidité élevées », signale Albert Ko. « Par rapport à une épidémie, un état endémique est plutôt un constat d’échec : on n’a pas réussi à empêcher la circulation du virus », souligne de son côté Samuel Alizon, épidémiologiste au CNRS. De fait, « on ignore quel sera le fardeau du SARS-CoV-2 quand il sera endémique », admet Stuart Ray.
Mais alors, pourquoi faire miroiter la perspective d’un Covid-19 endémique ? Peut-être parce qu’une endémie « devient prévisible » dans son évolution temporelle, avance Stuart Ray. Prenons l’exemple de la grippe espagnole de 1918. Ses débuts ont été marqués par une courbe de la mortalité « en W », avec une flambée de décès aux deux extrémités de la vie et un pic au milieu, chez les 15-40 ans. « Ce qui était insupportable pour les contemporains en 1918, c’était de voir tous ces jeunes adultes tomber », explique l’historien de la santé Patrick Zylberman. La maladie est entrée en phase endémique au bout de trois ans, quand le pic du milieu s’est effacé, la courbe revenant à une forme « en U » classique, celle des décès habituels de la grippe, aux âges extrêmes de la vie. Il y a donc une forte composante psychologique dans l’endémicité : celle des pertes humaines que la société tolère. « Aujourd’hui, quand on dit que le virus devient endémique, cela soulage les gens, comme si cela signifiait que le virus avait disparu, mais on rentre seulement dans autre chose », analyse l’historien.
« L’état endémique est atteint lorsque le taux de reproduction, c’est-à-dire le nombre moyen de personnes infectées par une personne malade, est stable et très proche de 1 », explique Stuart Ray. Il se pourrait, selon Samuel Alizon, qu’avec le Covid-19, on soit déjà dans un état d’endémie saisonnière semblable à celui de la grippe. Avec les vagues les plus fortes aux hivers 2020 et 2021, une saisonnalité s’observe déjà.
Un état endémique modifiera-t-il la gestion du Covid-19 ? Pour Samuel Alizon, « le niveau de circulation du virus et son impact sur le système de santé détermineront bien plus les paramètres de sa gestion que son état épidémique ou endémique. »D’où cette autre interrogation : la vaccination et l’immunisation naturelle permettront-elles d’encaisser de nouvelles vagues sans conséquences sanitaires ? « Rien à ce jour ne permet de l’affirmer. »
Les indicateurs-clés à suivre resteront donc les hospitalisations et les décès. Un bon curseur pourrait être la grippe : le Covid passera à l’endémicité quand les hospitalisations et les décès seront inférieurs à ceux de la grippe saisonnière. « Cette transition ne se fera pas en un jour car de nombreuses régions du monde ne sont pas vaccinées », rappelle Albert Ko. Dans ces régions, le virus continue à circuler activement et à muter, favorisant l’émergence de variants. Ceux-là même qui menacent la situation endémique.
Arsenal de défenses
Mais la comparaison avec la grippe ne convainc pas toujours. « Cette idée que le SARS-CoV-2 va se comporter comme le virus de la grippe ne colle pas très bien avec ses caractéristiques, estime le professeur Renaud Piarroux, parasitologue et spécialiste des épidémies à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière, à Paris. Dans l’histoire des pandémies, on ne trouve pas d’autre exemple de diffusion d’un pathogène humain à une telle vitesse ». Omicron, en particulier, a un pouvoir de diffusion bien supérieur à celui du virus de la grippe. Le SARS-CoV-2, par ailleurs, évolue plus vite que le virus de la grippe. Et puis, la transition vers une endémie est souvent un processus assez long. Or, cette pandémie est très récente. « Notre patrimoine génétique n’a pas eu le temps d’évoluer et de s’adapter au SARS-CoV-2 », relève Renaud Piarroux.
Le SARS-CoV-2 est-il voué à se métamorphoser en un virus de rhume saisonnier, comme les autres coronavirus respiratoires humains ? « Cela semble peu probable à court terme étant donné sa gravité », juge Stuart Ray. Par ailleurs, l’arrivée d’Omicron, fin 2021, pourrait-elle accélérer le passage à l’endémie ? Oui, estime Marco Cavaleri, chef de la stratégie vaccinale de l’Agence européenne des médicaments : « Avec Omicron, il y aura beaucoup d’immunité naturelle, en plus de la protection vaccinale. » Là encore, la question fait débat. Car la capacité d’Omicron – ou de futurs variants – à échapper à l’immunité humaine pourrait compromettre l’espoir d’un paysage endémique apaisé. Et ces variants pourraient bien jouer les trouble-fêtes. « Même si une région atteint un équilibre, cet état pourra être perturbé lorsqu’un variant mieux adapté émergera. Il pourra alors déclencher de nouvelles vagues », analyse Aris Katzourakis.
Dès lors, pour contenir l’assaut du SARS-CoV-2 et limiter son impact sur les formes graves, la mobilisation d’un arsenal de défenses s’impose : « Une vaccination la plus large possible ; des outils de surveillance et de dépistage rapide pour les personnes à haut risque ; le port du masque ciblé pour les situations à haut risque ; et des médicaments antiviraux plus accessibles, pour la prévention et le traitement », liste Stuart Ray. Si les progrès des vaccins ou des antiviraux sont suffisants, « certaines mesures de freinage de la circulation du virus pourraient perdre de leur importance ».
Un premier enjeu sera de fournir un accès à la vaccination, aux tests et aux antiviraux par voie orale dans toutes les régions du monde, « une leçon tirée de la pandémie de sida », souligne Albert Ko. Un second sera de déployer, à l’échelle planétaire, un système de surveillance du Covid-19. « Cette pandémie a révélé à quel point nous dépendons les uns des autres. D’où l’importance de disposer des bons outils de surveillance, capables de produire et d’exploiter des données partout dans le monde », relève Marc Thellier, du Centre national de référence du paludisme à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière. Partagées au niveau mondial, ces données permettront d’alerter les organes de décision nationaux et internationaux pour développer des ripostes adaptées et coordonnées.
« Pour la grippe saisonnière, l’OMS a mis en place un système mondial de surveillance et de riposte (GISRS) », note Romulus Breban, chercheur à l’unité d’épidémiologie des maladies émergentes à l’Institut Pasteur. Ce dispositif repose notamment sur 13 laboratoires de référence, qui participent à la détection des trois à quatre souches de virus de la grippe qui circulent l’hiver dans l’un des deux hémisphères. « Deux fois par an, ces laboratoires rédigent un rapport sur ces souches. Les laboratoires pharmaceutiques s’en emparent pour préparer des vaccins adaptés. »
Un système de surveillance du Covid-19 pourrait s’en inspirer. En retour, note Romulus Breban, le dépistage du virus de la grippe pourrait bénéficier des progrès accomplis contre le Covid-19, notamment dans les autotests. Ce serait là un des – rarissimes – bénéfices de cette pandémie.