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Mal-logement : les femmes sont plus vulnérables que les hommes

Le rapport 2023 de la Fondation Abbé Pierre se penche, pour la première fois, sur le genre du mal-logement. Un phénomène qui touche d’abord les femmes seules, particulièrement si elles ont des enfants et si elles ont été victimes de violences.

Par Claire Ané

Publié le 31 janvier 2023

Dans le couloir d’un centre d’hébergement d’urgence parisien, en mars 2018.

 Dans le couloir d’un centre d’hébergement d’urgence parisien, en mars 2018. CHRISTOPHE ARCHAMBAULT / AFP

« Je ne pensais pas qu’on pouvait être à la rue en étant française, lâche, sans colère, Dominique (le prénom a été modifié). Et je pensais qu’avoir des enfants faciliterait la tâche pour avoir un hébergement d’urgence… » La jeune femme s’est séparée de son mari quelques années après qu’ils ont quitté la France, et y est revenue seule, avec deux de leurs enfants. Un temps hébergée par une connaissance à Paris, elle a ensuite connu les galères du 115, le numéro d’appel pour l’hébergement d’urgence.

Elle bénéficiait, parfois, de trois nuits d’hôtel. Le plus souvent, elle trouvait refuge dans des campements de tentes, « sans vraiment dormir ». La jeune femme a ensuite obtenu une chambre en centre d’hébergement, partagée avec une autre mère et son enfant. Mais quand elle est partie chercher son troisième enfant, qui était « en danger », le centre a refusé d’héberger la famille agrandie. Elle a connu la rue, encore, avant d’être accueillie dans un T3 par le centre Rosalie Rendu de la Fondation Apprentis d’Auteuil, près de Melun. « C’est un nouveau départ », sourit-elle. Elle prépare le bac et souhaite ensuite se former « dans l’agroalimentaire, les cosmétiques ou peut-être la décoration d’intérieur ».

 

Dans son rapport annuel, publié mercredi 1er février, la Fondation Abbé Pierre s’est, pour la première fois, attachée à décrire en détail « le genre du mal-logement ». Les femmes y apparaissent un peu plus touchées que les hommes par la crise du logement, « parce qu’elles ont moins de ressources, et qu’elles vivent plus souvent seules, notamment quand elles sont âgées, ou seules avec des enfants », explique le directeur des études de la Fondation, Manuel Domergue.


Alors que 20 % de la population subit de mauvaises conditions de logement, le taux atteint 40 % pour une femme célibataire avec un enfant, et 59 % si, comme Dominique, elle a trois enfants ou plus. La jeune femme n’est pas seule à avoir connu des difficultés d’hébergement d’urgence. « Il y a dix ou vingt ans, les mères à la rue avec des enfants étaient rapidement prises en charge. C’est beaucoup plus compliqué aujourd’hui, faute de places », constate Manuel Domergue.

Un écart de patrimoine qui se creuse

Qu’en est-il de l’accès à un logement durable ? S’appuyant sur les rares études disponibles, le rapport conclut que les mères seules semblent discriminées pour accéder à la location dans le parc privé. Dans le parc social, les familles monoparentales, constituées à 83 % de femmes seules avec enfant(s), « sont légèrement surreprésentées dans les attributions (29 %) par rapport à leur part dans la demande (25 %) », indique le rapport, mais c’est moins le cas dans les zones tendues, où ces familles ont pourtant moins les moyens de se loger dans le privé.

Le rapport montre aussi combien les violences, notamment conjugales, pèsent. Près de 40 % des femmes victimes demandant un hébergement d’urgence sont sans solution. « Quand elles obtiennent une place, c’est à 80 % dans les dispositifs ordinaires, sans accompagnement spécifique », souligne le directeur des études de la Fondation.

Christine Cédolin peut en témoigner : à 41 ans, cette aide-soignante a tout quitté pour partir vivre avec un autre homme, qui s’est révélé d’une jalousie maladive et violente. « Vous partez une première fois, dans un foyer pour femmes battues. Vous revenez, car il s’excuse et vous encense. Il vous insulte, il vous étrangle, il vous agresse. Vous repartez. L’assistante sociale vous dit que vous allez y laisser votre vie, mais vous y retournez. C’est comme une drogue. Vous n’êtes plus vous-même. »

Un jour, Christine Cédolin se retrouve avec un pistolet sur la tempe, la police est alertée par les voisins. Elle parvient à fuir pour le Sud, elle n’a plus de carte d’identité, plus de compte bancaire, et cela ne se passe pas bien avec les amis de son ex-mari qui l’accueillent. A Nice, elle obtient, par le biais du 115, une chambre d’hôtel. Elle s’y terre de crainte que son conjoint ne la retrouve, sortant juste pour manger à la maraude sociale, « avec les SDF ». Il faut rappeler le 115 tous les quinze jours, avec l’angoisse que l’hébergement ne soit pas renouvelé. Elle obtient finalement une place en centre d’hébergement généraliste, demande le revenu de solidarité active (RSA) et un logement social, et se reconstruit peu à peu, après avoir sollicité elle-même un accompagnement psychologique.

Même sans violences, les séparations conjugales présentent, selon le rapport, un risque de « précarisation » pour les femmes. D’abord parce que la rupture révèle les inégalités : moins bien payées, plus souvent à temps partiel, seulement 54 % des femmes sont propriétaires de leur logement à parts égales de leur mari. Dans 27 % des cas, celui-ci en détient la totalité ou une part majoritaire. Il est aussi deux fois plus rare que les femmes détiennent des biens immobiliers seules, tandis qu’elles apparaissent discriminées au moment d’hériter. Au final, l’écart de patrimoine entre hommes et femmes se creuse : il serait passé de 9 % en 1995 à 16 % en 2015, soit un des taux les plus élevés de l’Union européenne.

« Il faut faire plus »

Ensuite, les séparations pèsent davantage sur les revenus et le logement des femmes. Les prestations compensatoires ne sont versées qu’en cas de divorce, « or les mariages sont moins nombreux que par le passé », souligne Manuel Domergue. Les pensions alimentaires sont généralement insuffisantes, un tiers restent impayées, et elles réduisent le montant des aides sociales accordées. Bien que les femmes assument plus souvent la garde des enfants, elles continuent d’habiter l’ancien logement dans seulement 32 % des cas, contre 43 % des hommes. Si elles ne peuvent plus payer le loyer seules, ou si le bail est au nom du mari, elles risquent l’expulsion. Obtenir un logement social est « un parcours du combattant », note le rapport, la plupart des bailleurs demandant des preuves que la séparation est engagée.

D’autres changements de situation familiale sont « aggravés par les inégalités liées au genre », note la Fondation : quittant plus tôt le foyer parental, les filles se mettent parfois en situation de dépendance envers un conjoint plus âgé et doté de meilleurs revenus. Le veuvage constitue un autre moment de fragilisation, avec des femmes âgées en situation précaire qui vivent parfois dans des logements indignes.

Des progrès ont été faits, dans différents domaines. « Pour les femmes victimes de violences conjugales, dont la situation fait consensus, des places d’hébergement d’urgence réservées ont été créées, et elles se sont vu attribuer 12 000 logements HLM en 2021, en hausse de 40 % en quatre ans », salue Manuel Domergue, tout en soulignant la nécessité d’accélérer.

Après deux ans d’attente, Christine Cédolin a obtenu un logement social doublé d’un accompagnement : « Grâce à l’association Habitat et humanisme, j’habite le plus bel appartement de Nice, proclame-t-elle en riant. Je me sens protégée, soutenue, sans être infantilisée. Cela a changé ma vie. » Les personnes âgées et les familles monoparentales ont vu les aides dont elles bénéficient revalorisées, « mais il faut faire plus, car elles restent nombreuses sous le seuil de pauvreté », exhorte le directeur des études.

L’amélioration de leurs conditions de logement, comme celle de nombreux autres publics, passe, surtout, par ce que le délégué général de la Fondation Abbé Pierre, Christophe Robert, ne cesse de demander : « Construisons plus de logements sociaux, et de logements très sociaux, et allons plus loin dans l’encadrement des loyers ! »

Claire Ané