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Propriété intellectuelle : l’agence européenne hors de contrôle

Propriété intellectuelle : l’agence européenne hors de contrôle

Gestion opaque du budget, gouvernance défaillante, conflits d’intérêts, recrutements contestés : l’Office européen pour la propriété intellectuelle, qui brasse des centaines de millions d’euros, essuie bien des critiques. À tel point que des plaintes, consultées par Mediapart, ont été adressées à l’Office européen de lutte antifraude.

Cédric Vallet

Mediapart, 2 janvier 2024 à 11h42

 

La colère gronde au sein de l’Office européen pour la propriété intellectuelle (Ouepi). Selon les informations de Mediapart, un ancien employé a déposé une plainte auprès de l’Office européen de lutte antifraude (Olaf) dans laquelle il dénonce des pratiques de « fraudes, corruption, harcèlement et favoritisme ». Il dit s’appuyer sur les témoignages de plus d’une dizaine de ses anciens collègues. Nous avons pu joindre plusieurs d’entre eux, qui préfèrent cependant à ce stade préserver leur anonymat.

Le texte décrit un entre-soi où l’attribution des postes de « management » est présentée comme un jeu truqué. Selon la plainte, l’expression d’un mécontentement est devenue « impossible » au sein de l’agence, où règnerait un climat de « terreur ».

 

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Dans les locaux de l’Office de l’Union européenne pour la propriété intellectuelle le 9 décembre 2022 à Alicante (Espagne). © Photo Ludovic Marin / AFP

 

Une lettre du 17 mars 2023 d’Union pour l’unité, syndicat du personnel des institutions, consultée par Mediapart, abonde en ce sens. On y évoque une « peur de s’exprimer » au sein des équipes.

La plainte adressée à l’Olaf insiste sur un événement récent : l’élection du directeur exécutif de l’Ouepi, le Portugais João Negrão. Le 13 juillet 2023, João Negrão a en effet recueilli une large majorité de dix-neuf voix contre huit pour le candidat soutenu par la France, Étienne Sanz De Acedo. L’élection serait entachée de « fraudes », si l’on en croit le texte envoyé à l’Olaf. De son côté, Étienne Sanz De Acedo dénonce des « irrégularités ». Alors, que se passe-t-il vraiment à Alicante, lieu du siège espagnol de cette agence européenne ?

 

Gouvernance de l’Ouepi : la boîte noire

L’Ouepi, agence décentralisée et autofinancée, attise les convoitises avec ses 1 200 salarié·es et son budget colossal. Comme toutes les agences de l’Union européenne (UE), l’Ouepi met en œuvre des politiques européennes mais son budget fait d’elle la plus importante.

L’enregistrement de marques, dessins ou indications géographiques (comme les appellations d’origine protégées) par des entreprises et particuliers est soumis à une taxe, dont les revenus sont intégrés dans le budget de l’Ouepi. La protection des droits de propriété intellectuelle a permis à l’agence de présenter un budget de 455 millions d’euros l’an passé.

 

Vue de loin, l’Ouepi est une agence idyllique. Un récent article de Politico décrivait des bureaux clinquants, avec vue sur mer et un goût du confort affirmé, où les repas de la cantine sont cuisinés par des chefs locaux. Vue de près, la gestion de l’agence est une boîte noire de l’UE. La Cour des comptes européenne, dans un récent rapport, a regretté la « déficience des dispositifs de gouvernance ».

 

Ceux qui déterminent les orientations de l’Ouepi sont réunis au sein du conseil d’administration. Cet organe fonctionne en vase clos, ou presque. Il est composé des 27 offices nationaux de propriété intellectuelle, de deux membres de la Commission européenne et d’un représentant du Parlement. Les membres du conseil d’administration sont en grande partie les mêmes que ceux du comité budgétaire. Et c’est là que le bât blesse.

 

Car c’est aussi ce comité qui donne la « décharge budgétaire », à savoir la procédure de contrôle annuel des dépenses des institutions européennes, exercée normalement par le Parlement européen. Elle permet de clôturer l’exercice budgétaire mais, en l’occurrence, les contrôlés sont donc aussi les contrôleurs.

 

Si la décharge n’est pas accordée, en cas de mauvaise gestion, le Parlement peut contraindre l’institution à résoudre les anomalies. Dans le cas de l’Ouepi, les député·es ne jouent aucun rôle de contrôle budgétaire. Selon la Cour des comptes européenne, la décharge devrait être assurée par le Parlement. Sans contrôle externe, des dérives sont possibles. Sont-elles effectives ?

 

Des soupçons de votes dévoyés

Au cœur des griefs exprimés dans la plainte adressée à l’Olaf, les procédures de recrutement sont en tout cas pointées du doigt. On y parle « d’échanges de postes de “top management” contre des votes ».

Depuis des années, des membres du conseil d’administration (CA) de l’Ouepi, qui y siègent bénévolement au nom de leur Office national de propriété intellectuelle, sont ensuite embauchés à Alicante. Les salaires de l’Ouepi sont plus qu’attrayants. En début de mandat, la fonction de directeur adjoint est rémunérée entre 16 500 et 18 700 euros par mois.

 

Les embauches de membres du CA sont vues d’un œil suspicieux par le personnel car ces mêmes membres votent pour les trois top jobs de l’agence, le directeur exécutif, son adjoint et le président des chambres de recours. Le Conseil de l’UE doit ensuite se prononcer, mais c’est sur la base d’un vote préalable et d’une présélection des administrateurs de l’Ouepi qu’il le fait. Les membres du CA votent donc pour des dirigeants qui ont ensuite le pouvoir de les embaucher.

 

Ce mélange des genres crispe au sein de l’agence. En 2019, une lettre envoyée par le comité du personnel aux dirigeants de l’Ouepi, consultée par Mediapart, réclamait que des « garanties juridiques contre les conflits d’intérêts » soient mises en place. Leur proposition, jusqu’ici ignorée, était de rendre impossible l’embauche d’un membre du conseil d’administration ou du comité budgétaire pendant au moins deux ans après avoir occupé une fonction dans ces organes de gouvernance.

 

Plusieurs cas sont pointés dans la plainte adressée à l’Olaf. Certains ont été l’objet de contestations internes par des représentants du personnel. Un exemple : Sandris Laganovskis siégeait jusqu’en 2021 au conseil d’administration de l’Ouepi en tant que représentant de l’Office letton. Il a ensuite été recruté en tant que directeur de la coopération et des affaires juridiques, en remplacement de João Negrão qui venait d’être promu. Ce dernier avait décroché son nouveau poste, président des chambres de recours, grâce à l’appui d’un comité de présélection dont faisait partie… Sandris Laganovskis.

Autre cas interpellant, en pleine campagne d’élection du nouveau directeur de l’agence, dans un mail de mars 2023, consulté par Mediapart, rédigé par un attaché de l’ambassade polonaise aux Pays-Bas, on lit que la Pologne a « décidé de nommer » Edyta Demby-Siwek à la position de directrice adjointe de l’Ouepi. La création de ce poste n’a pourtant été annoncée que six mois plus tard. Pour l’Ouepi, contacté par Mediapart, aucun poste n’a pu être « promis » étant donné que, in fine, c’est le Conseil de l’UE qui a le dernier mot. Un dernier mot qui s’appuie sur une présélection et un classement des administrateurs…

 

L’ascension contestée de João Negrão

C’est dans ce contexte qu’émerge le nom de João Negrão. Après avoir travaillé au sein de l’Office portugais de la propriété intellectuelle, il intègre l’Ouepi en 2010 en tant que chef de cabinet du directeur, un autre Portugais, António Campinos. Ce dernier quitte l’Ouepi en 2018 pour devenir le président du puissant Office européen des brevets (OEB), une organisation internationale de 38 États membres qui délivre les « brevets européens » et permet donc de protéger les inventions, les procédés techniques des entreprises (tandis que l’Ouepi assure la protection de l’image extérieure d’une entreprise, le nom des marques ou le design de certains produits). Les membres du conseil d’administration de l’Ouepi siègent aussi au conseil d’administration de l’OEB.

 

Au sein de l’Ouepi, l’ascension de João Negrão est rapide. Il devient dès 2011 le directeur des affaires juridiques et de la coopération internationale. C’est avec cette casquette qu’il lance en 2015 les « fonds de coopération » qui permettent de reverser une partie du budget de l’Ouepi aux offices nationaux afin de lancer des projets comme la maintenance de logiciels destinés à l’enregistrement de marques et de dessins. En théorie.

 

En pratique, la clef de répartition de cet argent est gardée comme un secret industriel : la Cour des comptes a mentionné des « faiblesses » dans l’attribution de ces sommes et des « inégalités » entre États membres. L’opacité règne. En 2023, 34 millions d’euros ont été distribués à ce titre. Des montants vitaux pour les offices des petits États. Au conseil d’administration, un siège égal un vote.

C’est en 2021 que João Negrão poursuit sa progression et devient le nouveau président des chambres de recours. Sa sélection est entâchée de zones d’ombre. Lors d’un tel recrutement, le conseil d’administration doit, selon le règlement européen, envoyer une « liste de candidats » – le pluriel est important – au Conseil de l’Union européenne, qui endosse le choix final. En 2020, les administrateurs, sur la base de règles internes de procédures rédigées par les services de João Negrão, ont bien soumis une telle liste. Mais une liste composée d’un seul candidat : João Negrão.

Cette pratique fait débat. L’Ouepi, contacté par Mediapart, estime que tout a eu lieu dans les règles. Une note confidentielle du service juridique du Parlement européen, datée du 28 septembre 2020, que Mediapart a pu se procurer, questionne pourtant la légalité de ce procédé. Cette règle, lit-on, « permet ou facilite la sélection d’un candidat unique [...] et soulève des inquiétudes quant à sa légalité », car une telle sélection « limite le pouvoir de décision du Conseil ».

 

L’interprétation controversée des règles par le conseil d’administration s’est à nouveau manifestée lors de l’éviction du dernier directeur exécutif, le Belge Christian Archambeau. En juin 2022, ce dernier avait fait connaître son intention de rempiler pour cinq ans. Le 22 novembre, le conseil d’administration décide, sans explication, de ne pas renouveler son mandat malgré une évaluation interne positive.

 

Quelques jours plus tard, la procédure de recrutement de son remplaçant est lancée, ouvrant la voie à João Negrão. Le Conseil des ministres de l’UE est prévenu, mais personne ne lui demande son avis, alors qu’il s’agit de l’autorité compétente. Dans la plainte rédigée par les avocats de Christian Archambeau, consultée par Mediapart, ces derniers estiment que le conseil d’administration a « outrepassé ses compétences ».

 

Le secrétariat du Conseil de l’UE, ne pouvant ignorer le ramdam provoqué par ce « coup », a fini par réclamer, en mars, qu’on lui transmette l’évaluation de l’ancien directeur afin qu’une décision formelle soit prise par le Conseil. Finalement, les ministres ont entériné, en mai 2023, la non-extension du mandat de Christian Archambeau, prêt à en découdre en justice.

 

Des voyages à la pelle

Pendant ce temps, la campagne de João Negrão avait déjà pris son envol. Au sens littéral. En 2022, le nombre de missions à l’étranger du département « Chambres de recours », dont João Negrão était président, a explosé d’une manière inédite. Avec 198 missions, son département est devenu, de loin, le premier en termes de voyages à l’étranger, le plus souvent auprès des offices nationaux. À titre de comparaison, ce même département n’avait voyagé qu’à 75 reprises en 2019 et à 79 en 2018. Pour le plaignant auprès de l’Olaf, ces missions n’étaient qu’un « prétexte » à la tenue de la campagne pour l’élection du directeur.

 

Au Parlement européen, le 27 juin, la députée danoise du groupe Renew, Karen Melchior, a demandé à João Negrão s’il était parvenu à séparer l’exercice de ses fonctions et l’organisation de sa campagne. L’aspirant directeur affirmait prendre des jours de congé et payer sa campagne sur ses propres deniers.

 

Il semble pourtant délicat de séparer hermétiquement une campagne et des visites auprès de membres du conseil d’administration, qui sont aussi des électeurs à convaincre. Le 13 octobre 2022, lors d’une réunion à Munich, là où se situent les bureaux de l’Office européen des brevets, Irene Mylona-Chrysostomou, directrice de l’Office chypriote, poste une photo d’un repas convivial. On y voit António Campinos, président de l’OEB, João Negrão et plusieurs dirigeants d’offices nationaux – de Chypre, de Pologne, d’Irlande, de Slovaquie, de Bulgarie, d’Autriche, de Slovénie –, uniquement des États qui ont ensuite voté en faveur du Portugais.

 

La tenue de ce repas à Munich, ville du siège de l’OEB, n’est pas anodine. Dans les cercles d’initiés, bruissait l’inquiétude d’une immixtion dans l’élection d’António Campinos, vieux comparse de João Negrão. Le gouvernement français a semblé exprimer des doutes. Dans une lettre du 27 mars 2023 adressée à António Campinos, le ministre de l’économie, Bruno Le Maire, évoquait un « événement » organisé par l’OEB à Lisbonne, au mois de mai 2023. Au vu de cet événement qui « réunit l’ensemble des directeurs d’office de propriété industrielle, une semaine avant que ceux-ci ne votent sur les candidatures au poste de directeur exécutif [...] de l’Ouepi, il semble que la date retenue n’apparaisse pas comme opportune ».

 

Selon l’Ouepi, aucune irrégularité n’a été constatée lors des victoires électorales de João Negrão. « Aucune n’a jamais été annulée par la Cour de justice. » Interrogée par Mediapart, la Commission européenne est peu diserte. Une porte-parole nous apprend que, à la suite des rapports de la Cour des comptes, une évaluation de l’Ouepi va être lancée. Pour le reste, la gardienne des traités ponctue d’un « pas de commentaire ».