Gilets jaunes : « Le gouvernement a choisi de dramatiser la violence »
C’était un certain samedi 17 novembre 2018. Des milliers de Français défilaient dans les rues et sur les routes, bloquant les ronds-points et levant les barrières de péage, équipés de leur gilet jaune, devenu l’emblème de tout un mouvement. Depuis, les manifestations se sont enchaînées chaque samedi, sans exception, au point d’arriver ce week-end à l’acte 53. Un an de rassemblements hebdomadaires marqués par des violences, aussi bien du côté des manifestants que des forces de l’ordre, d’un niveau jamais vu en France depuis les années 1970. Les blessés se comptent par centaines, les estropiés à vie par dizaines et on a relevé deux morts dans des affrontements avec la police. Des milliers de condamnations ont été prononcées par les tribunaux à l’encontre des manifestants. Mais quelles leçons en matière d’ordre public, le pouvoir a-t-il tiré de cette répression hors normes ?
Pour éclaircir la question, nous avons interrogé le politologue Sebastian Roché. Directeur de recherche au CNRS, il enseigne à Sciences Po Grenoble et a publié De la police en démocratie (éditions Grasset, 2016). En décembre 2018, il publiait dans Le Monde une tribune critique du maintien de l’ordre à l’occasion du mouvement des gilets jaunes, puis en 2019 de l’usage massif du LBD 40 par les forces de police. En août 2019, l’administration mettait fin à ses cours à l’Ecole nationale supérieure de police. Difficile de ne pas y voir une sanction politique.
Un an après le début du mouvement des gilets jaunes, marqué par un niveau de violence très élevé, peut-on affirmer qu’en matière de maintien de l’ordre public, il y a désormais un « avant » et un « après » décembre 2018-janvier 2019 ?
Oui, on peut dire que la réponse au mouvement social des gilets jaunes est une réponse unique et une ligne de partage des eaux en matière de maintien de l’ordre, à au moins trois titres. Ce qui vient d’abord à l’esprit, c’est la fréquence de la violence non mortelle de la part des forces de police (mais peu de gendarmerie), qui se traduit par deux décès, dont Zineb Redouane à Marseille, et plusieurs dizaines de personnes mutilées à vie, par la perte d’un œil ou d’une main.
On a utilisé simultanément aussi bien tous les blindés de la gendarmerie, une couverture aérienne par hélicoptère, que les équipes canines ou équestres
Même en lissant ces chiffres sur six mois, je ne vois pas d’autre période récente comparable. Ensuite, c’est l’intensité de la mobilisation des effectifs : 80 000 policiers et gendarmes mobilisés chaque semaine pendant des mois, c’est une échelle exceptionnelle. Enfin, c’est le mélange des moyens et le désordre qui s’en est suivi : on a utilisé simultanément aussi bien tous les blindés de la gendarmerie, une couverture aérienne par hélicoptère, que les équipes canines ou équestres. Des gendarmes mobiles et des CRS, bien sûr, mais aussi les BAC et des personnels administratifs non entraînés, au point que certains n’avaient pas de tenue de protection ni de signes distinctifs et ressemblaient parfois à des polices sud-américaines… Le Raid était prêt à intervenir à Marseille, selon Mediapart.
Cette mobilisation extraordinaire des moyens policiers est présentée par le ministre de l’Intérieur Christophe Castaner comme une « nouvelle doctrine du maintien de l’ordre » en France…
En fait il n’y a jamais eu à proprement parler de « doctrine de l’ordre public » en France, un tel document n’existe pas. Il supposerait l’intégration de valeurs, un corpus juridique et une codification des pratiques.
Si l’on revient au déroulé des événements, en novembre et décembre 2018, le ministre et le gouvernement ont d’abord présenté ce mouvement social, qu’ils avaient du mal à appréhender et à comprendre, comme factieux et comme une menace mortelle pour la République, qui risquait de tomber. Ils annoncent le retrait de certaines mesures, comme la taxe sur les carburants et les nouveaux contrôles techniques des véhicules, puis une modification du maintien de l’ordre, surtout à Paris, avec davantage d’interpellations.
La colonne vertébrale du « modèle français » était jusque-là faite de mise à distance entre le policier et le manifestant et d’escalade graduée, c’est-à-dire opposer une violence croissante, en fonction de celle des manifestants. Mais ce n’est qu’en janvier, avec le travail de comptage du journaliste David Dufresne et de Libération, qui a mis en lumière l’ampleur des dommages physiques, que l’on s’est posé la question du changement de modèle.
Malheureusement, il n’y aura pas d’évolution du maintien de l’ordre en France, et on n’ira pas à court terme vers la désescalade
Et ce n’est qu’en juin 2019, une fois que tout est fini, que Christophe Castaner convoque place Beauvau une journée de réflexion sur le « schéma national de maintien de l’ordre », fermée à la presse. Mieux encore, aucune association, à l’instar de l’Acat (Action des chrétiens pour l’abolition de la torture) qui a produit le rapport le plus précis sur les armes du maintien de l’ordre, de la Ligue des droits de l’homme, ni même une institution constitutionnelle comme le Défenseur des droits, n’est sollicitée. C’est dire le grand écart entre les principes de garantie des libertés affichés dans le dossier de presse et l’ouverture de la réflexion, qui ne fera pas bouger le fameux schéma national !
Selon moi, il s’agit plutôt d’une posture : on promet de tout réviser, et rien ne se passe. Tout simplement parce que réviser la doctrine, c’est long et complexe : il faut transformer les valeurs, la chaîne de commandement, le droit, les équipements, la formation. C’est donc un chantier politique considérable. Des pays de l’Union européenne (UE) l’ont fait sur plusieurs années, en allant vers la « désescalade », pour minimiser la violence par exemple en maintenant le contact avec les manifestants, comme en Allemagne. Notre modèle est daté, et s’il est exporté c’est principalement vers des régimes autoritaires. Malheureusement, il n’y aura pas d’évolution du maintien de l’ordre en France et on n’ira pas à court terme vers la désescalade. Voilà une opportunité gâchée de faire mieux.
Même si les évolutions paraissent minimes, n’est-il pas singulier que le ministre de l’Intérieur se vante de les avoir conçues avec les syndicats de policiers contre la hiérarchie…
La loi organise une cogestion avec les syndicats de policiers, tant pour ce qui concerne les recrutements, les déroulés de carrières ou les sanctions disciplinaires. Mais cette fois, cette cogestion va s’appliquer aux décisions opérationnelles. Or, si les syndicats représentent l’intérêt des personnels, le rôle des responsables politiques est de trouver l’équilibre entre le droit de manifester des citoyens et la préservation de l’ordre public.
Le gouvernement ne s’est-il pas mis dans la main des syndicats catégoriels qui ont pu poser leurs conditions, à la fois économiques et opérationnelles ?
En réalité, le gouvernement est fragilisé dès le départ. Il n’a pas vu venir le mouvement des gilets jaunes. Il n’a pas compris sa nature ni l’exaspération des couches moyennes inférieures. Sauf Gérard Collomb, qui avait manifesté son désaccord sur la limitation de vitesse à 80 km/h et, sentant le vent venir, avait démissionné pour revenir à Lyon.
La légitimité d’un gouvernement ne procède jamais de la force de la police, mais de sa capacité politique
Très vite, il y a des destructions nombreuses, dont certaines sont emblématiques comme l’Arc de triomphe à Paris. Le gouvernement imagine que sans la police il ne peut pas tenir le pays, malgré le déclin assez rapide des mobilisations et avec une conflictualité au total assez moyenne. C’est une erreur, car la légitimité d’un gouvernement ne procède jamais de la force de la police, mais de sa capacité politique.
Le gouvernement en décembre 2018 avait dénoncé des « groupes factieux » qui menaceraient la République. C’était une intox ?
La dramatisation, c’est un choix politique de communication, qui a été acquis dès la fin novembre et illustré par la cellule de crise convoquée à l’Elysée le 2 décembre. Aucun élément factuel n’étaye cette thèse d’une volonté de renverser la République, malgré des destructions réelles qu’on a vues à la préfecture au Puy-en-Velay, au péage d’autoroute près de Perpignan, ou dans les propriétés cossues des alentours de la place de l’Etoile à Paris.
Mais Christophe Castaner a maintenu cette communication, relayée par une bonne partie des médias qui évoquaient « l’ultraviolence ». Et cela alors que personne n’a sorti une arme à feu et qu’on n’a vu aucun groupe armé coordonner des attaques, ce qui signifierait l’affrontement violent avec l’Etat comme on peut l’observer au Mexique ou au Brésil.
Il est notable que Christophe Castaner n’en ait pas tiré un bénéfice politique. Sa cote de popularité, déjà basse avant le mouvement (18 % d’avis positifs), a chuté à 13 % à la fin. Au contraire d’un Nicolas Sarkozy qui était sorti très populaire des affrontements de 2005. Mais ce n’est pas pareil d’utiliser la police dans les banlieues multiethniques et contre les classes moyennes inférieures blanches.
Le gouvernement a verrouillé le débat sur les violences et les décès. Il n’y aura pas de commission d’enquête parlementaire, à la différence de l’après Malik Oussekine, comme en 2005. Il n’y aura pas non plus de rapport d’audit du maintien de l’ordre par les corps d’inspection (IGA, IGPN, IGG) qui ne peuvent agir que sur saisine du ministre, ce qui interdit tout diagnostic sur le maintien de l’ordre.
La répression policière a été très rude et a trouvé dans la justice une aide constante. Une loi anti casseur est venue s’ajouter à l’arsenal juridique. N’est-ce pas criminaliser le mouvement social ?
C’est un terme que j’hésiterais à employer. Notamment parce que j’ai travaillé dans des pays comme la Tunisie après Ben Ali, mais où sous son régime les manifestants disparaissaient purement et simplement. Mais il faut admettre que les parquets ont permis des interpellations très nombreuses, dont une partie « préventives », et c’est une limite fort discutable au droit de manifester.
Les parquets ont permis des interpellations très nombreuses, dont une partie « préventives », et c’est une limite fort discutable au droit de manifester
Le bilan du ministère de la Justice dénombre à Paris près de 3 000 gardes à vue au cours du mouvement, dont les deux tiers ont été classées sans suite. Cela fait suspecter un détournement des procédures par la police, en accord avec le procureur de Paris. Ensuite, les décisions des tribunaux ont parfois été très sévères, comme pour un street medic condamné à quatre mois de prison ferme. Même s’il est difficile de faire un portrait de l’équité des condamnations à ce stade, je n’ai pas l’impression que les juges du siège aient pris leurs décisions en fonction de la lecture du gouvernement.
Pensez-vous que cette répression sévère ait réussi à dissuader certains gilets jaunes de manifester ?
C’est douteux. Bien sûr, au niveau individuel, cela peut jouer. Mais si on peut placer 3 000 personnes en garde à vue, l’effet dissuasif est dilué lorsqu’il y a 300 000 manifestants. Le facteur explicatif de la diminution constante du nombre de participants aux épisodes du samedi est plutôt l’intensité des destructions, qui ont conduit à l’abstention des gens qui ne se reconnaissaient pas dans ce mode d’action, et l’incapacité du mouvement à se donner un débouché politique. Il faut se souvenir que ce que désiraient d’abord les gilets jaunes, c’était d’être inclus dans le pays, la France, pas d’être marginalisés encore plus.
Comme le mouvement a duré près de huit mois, il a permis à d’autres de venir s’y mêler : les black blocs bien sûr, mais aussi des pilleurs, des lycéens, ou des manifestants du 1er mai... En permanence, ce mouvement a donc croisé d’autres segments de la population, avec d’autres agendas et d’autres objectifs, ce qui a mené à une recomposition permanente.