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Récit d’une fin de vie face aux insuffisances de l’hôpital : « Je m’épuise dans des démarches qui n’aboutissent pas. Mon père, lui, s’enfonce »

Par Vanessa Schneider, 16 janvier 2022

 

Vanessa Schneider, grand reporter au « Monde », raconte les derniers mois de son père, l’écrivain et psychanalyste Michel Schneider, mort d’un cancer en juillet 2022. A l’heure où la question de la fin de vie s’impose dans le débat public, ce récit en dit long sur la faillite de la prise en charge des patients condamnés.

 

On invoquera probablement le manque de chance. Se faire diagnostiquer un cholangiocarcinome intra-hépatique – en langage courant, un cancer des voies biliaires –, maladie très rare, incurable, à quelques semaines du confinement, le timing était mauvais, on ne va pas prétendre le contraire.

Janvier 2020. Mon père, 75 ans, me demande les coordonnés d’un gastro-entérologue de ma connaissance, me confiant avoir « un peu mal au ventre ». Consultation, batterie d’examens, puis silence radio. Le verdict tombé, il décide de ne rien dire du mal qui le ronge. Lorsque Emmanuel Macron décrète le confinement, le 16 mars, je prends prétexte de la situation pour le contraindre à me parler : il m’avoue le cancer, la présence d’une tumeur de 10 centimètres dans son foie, l’opération programmée.

Il était temps : il est attendu le surlendemain à l’hôpital Paul-Brousse de Villejuif (Val-de-Marne), pour ce que le chirurgien appelle une « intervention risquée ». Puisque je suis désormais dans la confidence, mon père me demande de bien vouloir signer les formulaires me désignant « personne de confiance ». C’est à moi, désormais, que le personnel médical s’adressera, c’est moi qui serai chargée d’attester de ses directives anticipées en cas de décès.

 

J’encaisse la charge. Il se sait condamné, mais m’assure que tout va bien se passer, qu’il va se battre. Alors je lui dis la même chose en retour : « Tout va bien se passer, tu vas te battre et nous serons à tes côtés. » Il me fait promettre de ne parler à personne de la gravité de sa maladie. J’insiste pour qu’il prévienne au moins mon frère et ma mère. Nous nous quittons sans savoir quand nous allons nous revoir – à cause de l’épidémie de Covid-19, l’hôpital est interdit aux visites, y compris aux familles des patients.

Le médecin sans visage

C’est par téléphone que je prends connaissance du compte rendu opératoire, un bilan en demi-teinte : l’intervention s’est bien passée (comprendre : il n’y a pas eu de complications), mais le chirurgien n’est pas parvenu à enlever la totalité de la tumeur – « trop dangereux » –, le cancer est jugé « très agressif ». Pendant les huit jours qui suivent l’opération, mon père, comme des milliers de malades, reste seul, sans visites dans sa chambre d’hôpital. Passons sur l’épisode où sa valise avec ses effets personnels a été perdue pendant vingt-quatre heures, le plongeant dans un état de stress phénoménal…

Dès sa sortie, ou presque, il enchaîne les traitements avec une résistance et un courage sidérants. A chaque consultation, je l’accompagne pour faire le point avec l’oncologue. Les premiers mois se déroulent plutôt bien. La maladie ne progresse pas, il supporte la médication, on peut continuer. Mais au fil du temps, les nouvelles sont moins bonnes.

Printemps 2021. Nouveau rendez-vous. L’oncologue nous explique que les images montrent une prolifération des tumeurs. La chimiothérapie ne sert plus à rien. Comme à chaque fois, il est pressé, les patients se succèdent tous les quarts d’heure dans son bureau, une pièce sans fenêtre dont la peinture s’écaille. L’endroit est sinistre : une table, un ordinateur, des dossiers entassés et deux chaises en plastique sur lesquelles nous sommes assis.

De ce médecin, je n’ai jamais vu le visage, mangé par des lunettes et un masque chirurgical. Seule une voix dotée d’un fort accent, celle d’un médecin étranger probablement, comme j’en ai croisé beaucoup durant ces années d’accompagnement, main-d’œuvre importée, la seule à accepter de travailler dans de telles conditions. Tout est résumé dans cette pièce : le manque de moyens, la déréliction de l’hôpital public, l’impuissance.

« Emmène-moi en Suisse »

L’oncologue ne nous regarde pas pendant qu’il annonce la mauvaise nouvelle. Ses yeux sont rivés sur l’écran de son ordinateur. Sa voix couvre à peine les grondements incessants d’un marteau-piqueur qui fait trembler les murs. Des travaux ont lieu en sous-sol pour accueillir un imageur IRM ; il n’y en a pas encore dans ce service supposé de pointe. Le docteur fait le bilan tant redouté : son patient s’est battu comme un lion, mais il n’y a désormais plus rien à faire. Mais mon père ne veut pas qu’on le laisse mourir. Il se sent bien, il exige d’être soigné, il supplie : « Trouvez quelque chose ! »L’oncologue lui assure finalement qu’il va parler de son cas au collègue de l’hôpital voisin, Gustave-Roussy, qui expérimente de nouvelles techniques, mais il ne promet « rien ».

Je raccompagne mon père chez lui. Il est à la fois assommé et très angoissé : « Il est hors de question que je souffre, emmène-moi en Suisse. » Je lui réponds que ce n’est pas le moment de parler de ça, il est sous le choc (moi aussi), il faut digérer la nouvelle. De la Suisse, il ne sera plus question car, quelques jours plus tard, l’oncologue de Gustave-Roussy accepte de le prendre dans son protocole expérimental tout en continuant à le faire suivre à Paul-Brousse. L’entêtement de mon père lui a offert une année supplémentaire durant laquelle il continuera à être soigné.

30 mai 2022. Malgré cette ultime tentative de soin, son état physique s’est considérablement dégradé. Il tient à peine debout, il a perdu l’appétit, parfois la mémoire, et son corps est épuisé. « Et maintenant ? », demande mon père alors que l’oncologue qui le suit depuis maintenant plus de deux ans lui annonce l’arrêt de tout traitement. « Eh bien, vous allez rentrer chez vous. » Je serre sa main amaigrie. Il a tenu des mois sans se plaindre, sans raconter, cachant sa maladie au plus grand nombre, continuant à travailler, à voyager, à écrire et à lire, à partager du temps avec ses proches, joyeux et confiant. Mais ce jour-là, quand tombe la phrase : « Il n’y a vraiment plus rien à faire », il s’affaisse d’un coup sur la chaise en plastique.

Pour qu’il comprenne bien, le docteur fait pivoter l’écran de son ordinateur, montre l’évolution des images, le foie complètement atteint. Il rappelle la chronologie des soins : l’ablation de la tumeur, puis les douze séances de chimiothérapie, la rechute, les essais d’immunothérapie, le traitement expérimental de chimiothérapie injectée directement dans le foie. Mon père détient le record de séances de chimio de Paul-Brousse, et cette « performance » lui arrache un sourire. L’oncologue explique ce qu’il va se passer dans les jours et les semaines à venir : une jaunisse va probablement se déclarer, les organes vont lâcher les uns après les autres, les atteintes neuronales vont se multiplier. Il me glisse : « Il ne passera pas l’été. »

J’insiste, puisqu’il est déjà debout pour nous dire au revoir : « Et maintenant, on fait quoi ? » Et c’est là, à cet instant précis, que la folie commence.

Les places sont chères

« Il rentre chez lui », répète le médecin. Comme ça, sans rien, ni médicaments ni soins à domicile ? Mon père ne peut quasiment plus se lever ni marcher sans aide, il dort presque toute la journée, il a perdu énormément de poids, son ventre est gonflé par l’eau car les reins ne font plus leur travail, il manifeste des signes de confusion, s’emmêle dans les jours et les dates. L’oncologue finit par proposer une consultation par téléphone quinze jours plus tard. « En cas de problème, appelez les urgences. »

Autant sa maladie a été admirablement traitée, autant sa fin de vie aura été honteusement négligée. Lui voulait juste mourir dignement, et cela n’a pas été le cas. Le retour chez lui après l’arrêt des traitements se révèle vite intenable. Un ami médecin me conseille de chercher d’urgence une unité de soins palliatifs ou bien la mise en place d’un accompagnement à domicile. Le parcours du combattant commence. Comme il veut rester chez lui, je sollicite des associations spécialisées. Des heures au téléphone à attendre que quelqu’un décroche. On me balade gentiment de structure en structure. Fin de non-recevoir polie à chaque fois. On m’explique que son appartement n’est pas adapté aux soins à domicile : il ne comporte pas de douche, seulement une baignoire, et la cuisine est à l’étage, personne n’acceptera de s’occuper de lui dans ces conditions. Surtout, il ne souffre pas, et il faut souffrir pour être éligible aux soins à domicile : les traitements antidouleur ne peuvent en effet être administrés sans une surveillance médicale, mais puisqu’il n’a pas si mal…

Je réclame à l’hôpital au moins une visite régulière d’un médecin ou d’une infirmière : on me répond « sous-effectifs » en me renvoyant sur son médecin traitant, qui refuse sèchement : il ne se déplace pas, pas le temps. Il n’aura jamais vu mon père pendant les deux ans et demi du cancer, jamais pris de ses nouvelles non plus. Je me cogne à des murs. « Bienvenue dans l’effondrement du système médical français », me lâchent, dépités, des médecins de ma connaissance. Même eux ne peuvent intervenir.

L’option « unité de soins palliatifs » se révèle, elle aussi, infructueuse. Liste d’attente, aucune place disponible. On me glisse un « tuyau » : quelqu’un peut tenter de le faire accepter à Jeanne-Garnier, le « meilleur en la matière » à Paris, dit-on. Je connais, ma cousine y a fini ses jours il y a dix ans. Je découvre qu’il faut désormais du « piston » pour être accepté en soins palliatifs, tant les places sont chères. Je piétine, je m’épuise dans des démarches qui n’aboutissent pas. Mon père, lui, s’enfonce. Il ne quitte plus son lit, ne se nourrit plus, ne peut plus se déplacer jusqu’à sa baignoire, ne se lave plus. Bientôt, il ne peut plus se rendre aux toilettes.

On bricole, sans aide extérieure

Le spectacle de sa dégradation est insupportable. Son amie s’installe chez lui pour l’aider. Mon frère pose également un arrêt maladie pour s’en occuper. On fait ce que l’on peut, mais aucun d’entre nous n’a une formation médicale. On bricole, sans aide extérieure, et le voici qui commence à tousser, à parler de moins en moins bien. Une semaine à peine après la dernière consultation avec l’oncologue, il se plaint d’avoir passé une très mauvaise nuit, il souffre de douleurs au ventre. J’appelle Paul-Brousse, qui me conseille de téléphoner à SOS-Médecins.

Un médecin arrive deux heures plus tard. Tétanisé par l’état de délabrement physique de ce patient dont il ignore tout, il me demande son dossier médical. Nous ne l’avons pas, l’hôpital ne nous l’a pas donné. Prudent, il refuse de faire quoi que ce soit sans avoir l’historique de la maladie et prescrit des analyses de sang. Dans la journée, la situation se dégrade. Premier séjour aux urgences du Kremlin-Bicêtre. Un aller-retour, plutôt. L’hôpital qui l’a accueilli étant saturé, mon père passe la nuit sur un brancard dans un couloir.

Le lendemain, retour à domicile. Petit progrès : un infirmier viendra désormais matin et soir pour prendre ses constantes et lui poser une perfusion de sérum physiologique afin d’éviter la déshydratation. Je me débats pour obtenir de Paul-Brousse son dossier médical. La secrétaire de l’oncologue me répond qu’ils sont débordés, elle n’a pas le temps de lui parler tellement les consultations s’enchaînent. Le médecin n’a même pas pris de pause déjeuner. Deux jours plus tard, toujours rien. Je harcèle le service d’appels suppliants, entre deux rendez-vous professionnels, je finis par éclater en sanglots, je suis à bout de fatigue et de découragement. Je hurle : « Vous ne pouvez pas nous laisser seuls comme ça ! » Je récupère enfin le dossier dans l’après-midi, une feuille et demie conclue par ces mots : « Prise en charge palliative ».

Deuxième alerte, le 13 juin. Mon père vomit du sang. Pompiers, transfert à la Salpêtrière, le plus grand hôpital d’Europe, la crème de la crème, du moins sur le papier. J’appelle un ami médecin qui y a ses entrées, dans l’espoir d’obtenir une attention particulière. Je comprends que ça ne marche que comme ça. Un médecin me rappelle à 20 heures : « Votre père va mieux, on va le renvoyer chez lui. » Je m’étrangle. « Vous ne pouvez pas le garder ne serait-ce qu’une nuit ? » « Nous n’avons pas de lits, des dizaines de malades sont dans les couloirs des urgences. » Il me rappelle deux heures plus tard : « Votre père a revomi du sang, on le garde dans le couloir. » Impossible de le voir, visites interdites aux urgences depuis l’épidémie de Covid-19.

Des « complications » dans la nuit

Le médecin me donne un numéro pour joindre une collègue chargée de prendre sa relève le lendemain matin. Ça ressemble à un petit traitement de faveur. A l’heure dite, j’appelle : la femme en question m’explique qu’il y a eu des « complications » dans la nuit. Mon père a probablement avalé son sang, il a fait une infection pulmonaire, ils vont le transférer à Paul-Brousse. D’après elle, il parle et dit qu’il « va bien ». Je lui réponds : « Mon père dit toujours qu’il va bien. » Je saute dans un taxi pour le rejoindre. Je n’ai pas encore atteint Villejuif qu’un numéro masqué s’affiche sur mon portable. C’est l’hôpital Paul-Brousse : « On vient de réceptionner votre père, il est dans le coma. » Choc. Je ne saurai jamais ce qui s’est passé à la Salpêtrière cette nuit-là, entre le « il va bien » et le diagnostic du coma une heure plus tard. Je n’ai pas cherché à savoir, je crois que je préfère ne pas savoir.

L’oncologue m’attend devant la chambre où mon père a été installé. « C’est fini, m’annonce-t-il, il ne passera sans doute pas la nuit, il faut lui dire au revoir. » Mon frère saute dans un train pour Paris, mon fils revient de Marseille, je préviens ma mère, son amie, les plus proches. Nous nous succédons à son chevet. Mais, deux jours plus tard, le voici qui se réveille. Il ne veut décidément pas nous quitter. Il ne se souvient de rien. Il se sent très fatigué. Je lui raconte le coma, aucun soignant ne lui avait expliqué. Les antibiotiques ont jugulé l’infection pulmonaire, on lui enlève l’oxygène. Il parle à nouveau, heureux de nous voir, demande qu’on lui apporte ses livres de chevet, Proust et le texte posthume de Céline qu’il a entrepris de lire, sa radio, sa tablette, son portable. Mais déjà le médecin nous dit qu’il ne peut pas rester là, le service n’est pas adapté. Retour à la case départ.

Mon père n’est pas du tout en état de rentrer chez lui : il est tombé de son lit en tentant de se rendre aux toilettes, présumant de ses forces. Le personnel soignant avait omis de mettre les barrières de sécurité. Je me démène pour trouver une solution. On me répète qu’il n’y en a pas. Je fais intervenir le médecin qui a diagnostiqué son cancer, le docteur L., un homme exceptionnel, d’un soutien sans faille, qui me rejoint à Paul-Brousse pour faire avec moi le siège de l’oncologue. Ce dernier refuse de nous recevoir, il n’a pas le temps. Par chance, le docteur L. a fait ses études avec le chef du service. La situation se débloque : le 22 juin, mon père est transféré à l’unité de soins palliatifs de l’hôpital. Il est rassuré, content, apaisé. Il reçoit des visites, son amie dort à ses côtés, le personnel est prévenant, doux, il se sent enfin en sécurité. On met à sa disposition un fauteuil roulant pour lui permettre d’accéder au jardin. Il goûte le soleil sous les arbres. On le douche, on le rase, il retrouve allure humaine. Le répit sera de courte durée.

« C’est à toi de prendre une décision »

Deux jours après son installation, le médecin responsable de l’unité vient le voir dans sa chambre, flanqué d’une infirmière. Je suis présente. Il explique doctement à mon père qu’il va « très bien » et qu’il peut rentrer chez lui. Je tombe de ma chaise. Mon père me jette des regards affolés, il balbutie qu’il est bien là, qu’il ne se sent pas de rentrer tout de suite. « Vous n’avez pas envie de revoir votre appartement une dernière fois ? », insiste le médecin. Bien sûr qu’il a envie de retrouver les lieux qu’il occupe depuis quarante ans, dans lesquels nous avons vécu enfants, là où il a tous ses livres, ses objets, son piano. Ne sachant que répondre, il se tourne vers moi : « C’est à toi, ma fille, de prendre une décision. » Le médecin me fixe. Il voit en moi la personne susceptible de contrarier ses plans. Mais quels plans ? Je ne comprends pas. Je réponds que je ne l’estime pas en mesure de retourner chez lui, c’est trop risqué, il n’est pas en état, mais que je le soutiendrai et l’accompagnerai quel que soit son choix. Je demande au médecin de le laisser réfléchir. Il est sorti du coma il n’y a pas quarante-huit heures. Le docteur quitte la chambre, contrarié.

Le lendemain matin, mon père me téléphone. Il a très mal dormi, il est angoissé, on a dû lui donner du Xanax. Il se sent trop faible pour quitter l’hôpital, mais l’argument de revoir son appartement l’a ébranlé. Je le rassure, lui conseille de prendre son temps pour décider. Mais le médecin n’a pas dit son dernier mot. Chaque matin, avant l’ouverture du service aux visites, il se rend à son chevet pour l’inciter à signer une demande de prise en charge à domicile.

Quand j’arrive à l’hôpital, la fois suivante, mon père a le front tuméfié. Il est tombé lors de la douche. Le soignant l’a lâché une fraction de seconde pour attraper une serviette et il s’est effondré. Je demande à voir le médecin. Celui-ci me fait attendre plus de trois heures. Seules trois ou quatre chambres sont pourtant occupées dans le service, ce qui ne manque pas de m’intriguer. Je comprendrai plus tard que la plupart des lits ont été fermés pour défaut de personnel. Nous sommes au mois de juillet, certains soignants ont le Covid-19, d’autres sont partis en vacances.

« C’est une question d’heures »

La discussion avec le médecin démarre mal. Il commence par ces mots : « Je vous sens très en colère, madame. » Je lui rétorque qu’on ne va pas commencer comme ça, le coup de la misogynie, la femme hystérique… « Je ne suis pas en colère, je suis inquiète pour mon père. Il est bien ici, on s’occupe bien de lui, pourquoi le harceler pour partir ? » Il m’oppose une batterie d’arguments, du condescendant : « Vous êtes médecin ? » aux explications les plus incompréhensibles du genre : « C’est un service pour les cas aigus, ici. » Moi : « C’est écrit “soins palliatifs”, et mon père est en soins palliatifs. Il a donc toute sa place ici, non ? » Je crois deviner qu’il estime que ce patient-là ne va pas mourir assez vite. Il prononce le mot « coûts ». Le ton monte encore : « Il a cotisé toute sa vie sans jamais se rendre à l’hôpital jusqu’à son cancer, il a tout de même le droit d’être pris en charge ! »

Furieux, le médecin me tourne le dos. Il a abandonné la bataille. Les jours s’écoulent. Mon père a de moins en moins de périodes d’éveil. Je fais régulièrement des points santé avec le médecin, qui ne me parle plus de départ. Le jeudi 21 juillet, en présence de ma mère et de mon compagnon, il nous explique que mon père est désormais dans un « coma profond ». « Il ne se réveillera plus, prévient-il, c’est une question d’heures ou de jours. » Il a l’air ennuyé : « Je dois vous donner une information : nous fermons le service la semaine prochaine. » Je comprends soudain pourquoi il voulait à tout prix le convaincre de rentrer chez lui. Il ajoute : « On lui trouvera une place ailleurs, mais c’est sûr, ce n’est pas idéal de le bouger dans son état. » Je retourne serrer mon père dans mes bras. Il mourra deux heures plus tard, comme s’il avait senti qu’il était de trop.

Un mois plus tard, je contacte son médecin traitant fantôme pour lui annoncer la mort de son patient et lui demander un certificat réclamé par les assurances. Il me propose de passer à son cabinet après ses consultations. Il remplit en quelques secondes le formulaire que je lui ai apporté puis croise les bras. Alors que je m’apprête à partir, il me lance : « La carte Vitale de votre père doit être désactivée puisqu’il est décédé, il me faudrait la vôtre. » Je tarde à comprendre puis, stupéfaite, je lui tends la mienne et règle le tarif d’une consultation.