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JO de Paris 2024 : des travailleurs sans papiers sur les chantiers

Par Julia Pascual

 

Décryptages Alors qu’une enquête préliminaire a été ouverte en juin par le parquet de Bobigny pour travail dissimulé sur le chantier du village des athlètes, « Le Monde » a rencontré plusieurs ouvriers sans papiers sur des sites des JO en Seine-Saint-Denis. De son côté, le gouvernement dit vouloir faciliter la régularisation des travailleurs dans les secteurs en tension.

C’est un chantier comme un autre. Un de plus où il est embauché comme manœuvre pour « piocher, faire du béton, de la maçonnerie ou ranger le matériel ». Un de plus où il n’a « pas de contrat, pas de fiche de paye, pas de congés ». Moussa (tous ceux dont seul le prénom figure ont requis l’anonymat pour ne pas perdre leur travail) est payé 80 euros la journée, qu’il termine à 17 heures ou à 21 heures. Sans papiers et depuis treize ans en France, ce Malien de 42 ans ne prend pas le risque de réclamer son dû. « On est là pour survivre, on n’a pas le choix, même si les choses ne se sont pas passées comme on le souhaitait, on ne va pas baisser les bras », souffle-t-il.

Le chantier sur lequel il pointe depuis presque quatre mois n’est pas n’importe lequel puisqu’il s’agit du village des athlètes des Jeux olympiques (JO) et paralympiques de 2024. D’ici à quelque six cents jours, celui-ci accueillera 14 000 compétiteurs et leurs staffs, à cheval sur les communes de Saint-Denis, de Saint-Ouen et de l’Ile-Saint-Denis (Seine-Saint-Denis). Une vitrine internationale pour les majors de la promotion immobilière et du BTP, l’« incarnation de l’urbanisme du XXIe siècle », selon les termes de l’établissement public chargé de la construction des sites, la Société de livraison des ouvrages olympiques (Solideo).

Sur le site, plusieurs milliers d’ouvriers et leur encadrement seraient actuellement présents. Parmi eux, Moussa dit ne pas avoir croisé beaucoup de Français mais surtout des Ouest-Africains, « des Turcs, des Portugais ou des Arabes ». Il se doute qu’il y a parmi eux d’autres travailleurs en situation irrégulière, mais « on parle de tout sauf de ça sur les chantiers ». Une discrétion qui sied à tout le monde.


<img src="https://img.lemde.fr/2022/12/05/0/0/3433/5150/630/0/75/0/e36c5c6_1670231762447-5-dscf0360-millerand.jpg" alt="Moussa, 42 ans, le lundi 28 novembre 2022, à Saint-Denis (Seine-Saint-Denis). Il vit en France depuis 2009. Il a commencé à travailler sur le village olympique en août comme manœuvre. Il construit les logements des athlètes pour un sous-traitant turc de Spie Batignolles.">

Moussa travaille avec les papiers d’un compatriote en règle, à qui il reverse une partie de son salaire. On appelle ça « travailler sous alias ». Ses employeurs ? « Ils s’en foutent, dit Moussa. Ils ont juste besoin qu’on leur envoie des papiers par WhatsApp pour faire les badges d’accès, mais tu peux leur en envoyer des différents à chaque chantier. » Quant au donneur d’ordre principal, Spie Batignolles, Moussa croise ses cadres au quotidien sans que sa présence suscite d’interrogations – contactée, l’entreprise n’a pas donné suite.

« Nébuleuse de sociétés »

Avant de rejoindre le secteur du bâtiment, Moussa a travaillé dans le nettoyage et la restauration. Sa femme, restée au pays, a refait sa vie, et ses trois enfants ont grandi. Il a demandé un titre de séjour en 2017, mais a essuyé un refus. En 2021, il a voulu retenter sa chance, mais il n’a pas eu de rendez-vous avant le printemps 2023 pour un dépôt de demande à la préfecture de Seine-Saint-Denis.

A son image, combien de sans-papiers œuvrent sur les chantiers des JO, qui se veulent « un événement exemplaire en matière économique et sociale », selon les termes de la Solideo ? En mars, après un signalement de la CGT, un contrôle de l’inspection du travail a mis au jour une situation de travail illicite concernant plusieurs Maliens sur les chantiers du village des athlètes. Ils travaillaient pour un sous-traitant d’un autre mastodonte du BTP, l’entreprise GCC.

« Nous avons immédiatement mis un terme au contrat nous liant à la société sous-traitante. Cette situation s’est donc réalisée à notre insu », assure GCC, dans un mail adressé au Monde. Une enquête préliminaire a été ouverte en juin par le parquet de Bobigny pour « travail dissimulé », « emploi d’étranger sans titre en bande organisée » et « blanchiment aggravé » de ces délits.

Jean-Albert Guidou, de la CGT de Seine-Saint-Denis, qui a accompagné les travailleurs, décrit une « nébuleuse de sociétés, toutes dirigées par des ressortissants turcs ou français d’origine turque, venus de la même région ». Si le contrat de sous-traitance est confié à une seule entreprise par GCC, les travailleurs non déclarés sont payés par plusieurs autres sociétés.


Quelque temps après ce premier contrôle, quatre autres ouvriers sans papiers des mêmes chantiers olympiques se sont présentés à la CGT. « Leur contremaître leur avait demandé de se cacher lors du premier contrôle », précise M. Guidou.

Un contrôle de l’inspection du travail, le 9 juin, a révélé une autre situation de travail illégal avec plusieurs étrangers sans titre sur un chantier connexe du village des athlètes. « Un titulaire de marché a été un peu laxiste [avec son sous-traitant],et nous avons résilié le marché », confie au Monde Antoine du Souich, directeur de la stratégie et de l’innovation pour la Solideo.

Quelques titres de séjour

« Ça a été un électrochoc, se souvient Antoine du Souich. Même quand on applique ensemble des règles de vigilance, des choses passent entre les mailles du filet. » La Solideo assure avoir, depuis ces événements, renforcé ses procédures préventives ou encore mis en place un dispositif dissuasif de contrôle automatisé des cartes de BTP « Il y aura toujours des trous dans la raquette », convient toutefois M. du Souich.

Sollicitée, l’inspection du travail rapporte que « quelques situations de travail illégal » auraient été révélées à l’occasion de plusieurs centaines de contrôles sur les chantiers des JO en 2022. Elles se matérialisent par l’« utilisation de fausses cartes d’identité européennes, la minoration des déclarations sociales, le prêt de main-d’œuvre illicite ou le recours à l’intérim en infraction aux règles du code du travail ».

Sous couvert d’anonymat, une source au ministère du travail précise que ces situations s’inscrivent dans des contextes de « fausse sous-traitance », c’est-à-dire le recours à des prestataires qui ne se justifierait pas par des nécessités techniques mais viserait uniquement à se départir de la gestion de la main-d’œuvre. « On se rend compte que le sous-traitant n’a pas de matériel propre ni d’encadrement et que c’est le donneur d’ordre qui attribue les tâches », poursuit cette même source. Une situation qui va de pair avec des emplois précaires.

Antoine du Souich concède avoir « conscience qu’il y a une partie de gens sans papiers dans le BTP ». Ceux qui ont été accompagnés par la CGT ont pu obtenir un titre de séjour, bien qu’ils ne remplissaient pas les critères de la circulaire ministérielle dite Valls, faute de bulletins de salaire. La circulaire prévoit la possibilité d’une régularisation par le travail à la discrétion des préfets sous certaines conditions, par exemple la présence depuis trois ans sur le territoire, une promesse d’embauche en CDI et vingt-quatre fiches de paie.

D’après nos informations, le cas de ces ouvriers des JO a été arbitré au niveau ministériel afin que le préfet de Seine-Saint-Denis leur délivre des titres de séjour. Une exception. Alors qu’une dizaine de nouveaux travailleurs sans papiers, dont certains sont intervenus sur la rénovation de la tour Pleyel – futur hôtel de luxe pendant les JO – ou sur le centre aquatique de Marville – future base d’entraînement des équipes olympiques de water-polo –, s’est encore faite connaître auprès du syndicat et de l’inspection du travail, le mécanisme se serait grippé. « Je n’ai aucun signal politique du gouvernement pour que le préfet prenne leurs dossiers », regrette Jean-Albert Guidou. Sollicitée, la préfecture n’a pas donné suite.

 

« Une certaine hypocrisie de la part des autorités politiques »

Daouda Tounkara, 31 ans, et Cheickna Sarambounou, 39 ans, font partie de ces ouvriers dans l’attente. Ces deux Maliens racontent comment ils ont contribué, sans être déclarés, à la rénovation de la tour Pleyel à partir du mois d’avril pour un sous-traitant de GCC. Leurs téléphones regorgent de vidéos ou de photos où on les voit poncer des plafonds, piocher du béton au marteau-piqueur, coffrer des poteaux, déplacer des parpaings ou du ciment avec un transpalette.

Daouda Tounkara a travaillé jusqu’au 18 octobre sur le site. S’il obtenait des papiers, il se verrait évoluer vers un poste de grutier ou de conducteur d’engins. Cheickna Sarambounou aimerait se former comme boulanger. En France depuis 2009, il a travaillé plusieurs années dans la restauration et le nettoyage.<img src="https://img.lemde.fr/2022/12/05/0/0/6240/4160/630/0/75/0/f7eb065_1670231879575-25-dscf0750-millerand.jpg" alt="De gauche à droite : Daouda Tounkara et Cheickna Sarambounou, mardi 29 novembre 2022, à Saint-Denis (Seine-Saint-Denis). Ils posent devant la tour Pleyel après y avoir travaillé plusieurs mois, sans papiers.">

En attendant, depuis les contrôles de l’inspection du travail sur leurs chantiers cet automne, les deux hommes sont sans travail, sans ressources et sans perspective. Fin novembre, leur ancien patron, un ressortissant turc, a tenté de les recruter à nouveau sur des chantiers, dans les mêmes conditions d’exploitation.

Mamadou, lui, a accepté de reprendre un poste sur un chantier des Hauts-de-Seine. Il se souvient des jours qui ont suivi le contrôle par l’inspection du travail au centre aquatique olympique de Marville (Saint-Denis), où il était coffreur-bancheur pour un sous-traitant de GCC. « Les contrôleurs sont venus le lundi et le samedi, le chef a dit que ça s’arrêtait pour ceux qui n’avaient pas de papiers. Plus d’une vingtaine de gars sont partis, en majorité des Turcs. »


« Il y a une certaine hypocrisie de la part des autorités politiques, qui font comme si ces travailleurs n’existaient pas alors que je pense qu’il y en a d’autres, c’est évident », commente Bernard Thibault, ancien secrétaire général de la CGT et coprésident du Comité de suivi de la charte sociale de Paris 2024.

 

Limites du cadre actuel

Alors que le gouvernement devait organiser, mardi 6 décembre, un débat sans vote à l’Assemblée nationale sur l’immigration et qu’un projet de loi pourrait faciliter la régularisation des travailleurs sans papiers dans les secteurs en tension, la situation des ouvriers des JO met en lumière l’apport de cette main-d’œuvre clandestine et les limites du cadre réglementaire actuel.

Minkoro travaille sur les chantiers des JO pour un sous-traitant de GCC. Ce jeune homme ne souhaite dévoiler ni son âge, ni sa nationalité, ni son poste, de peur de perdre son travail. Il a trouvé un employeur qui accepte de le déclarer, mais il est encore loin de réunir les critères de la circulaire Valls qui lui permettraient de prétendre à une régularisation.

Son collègue Koulou a lui aussi la « chance » d’être déclaré, par une agence d’intérim qui l’envoie sur des chantiers olympiques pour GCC ou ses sous-traitants. Comme Minkoro, il ne remplit pas encore les critères pour tenter de sortir de la clandestinité. Alors, en attendant, il supporte que la personne qui lui prête des papiers « bouffe [s]on argent », ou que certains chefs de chantier lui parlent mal, quand d’autres le font piocher du béton toute la journée. Pour cela, il endure, de longues heures durant, le bruit du marteau piqueur.


<img src="https://img.lemde.fr/2022/12/05/0/0/5804/3869/1920/0/75/0/4e8d1fe_1670231762523-10-dscf0417-millerand.jpg" alt="Chantier en cours du village des athlètes des JO, rue Volta, à Saint-Denis (Seine-Saint-Denis), mardi 29 novembre 2022.">