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On peut encore échapper au cauchemar climatique

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Nous savons parfaitement comment lutter contre la crise climatique tout en assurant une vie décente à tous. Reste à convaincre les citoyens/consommateurs et à lutter contre la désinformation des lobbys pétroliers, explique la chercheuse suisse Julia Steinberger.

 

J’en suis venue à craindre les étés. C’est désormais, déjà, la saison des canicules mortelles, des incendies ravageurs et des déluges. Le 30 juin, la petite ville de Lytton, au Canada, battait tous les records de température : 49,6 °C. Le lendemain, elle était entièrement détruite par un incendie. Le 17 juillet, le bilan des intempéries en Europe dépassait les 150 morts, avec des dégâts inouïs.

Nous avons, en 2021 déjà, besoin d’un nouveau vocabulaire pour décrire la météo d’un monde en crise climatique : vortex polaire, dôme de chaleur, tornades de feu… Mais nous perdons aussi nos mots. Nous ne pouvons plus vraiment parler de “catastrophes naturelles”, par exemple, étant donné qu’elles sont maintenant visiblement le fruit d’actions humaines, amplifiées démesurément par notre “emmitouflement” industriel de l’atmosphère, qui rajoute chaque année une épaisseur de plus d’émissions réchauffantes.

Je suis chercheuse dans le domaine du climat : pas de ses mécanismes planétaires, mais du côté de ses causes sociales. Et je cherche désespérément une clé, une solution, une issue de secours. Si on comprend la cause du mal, on perçoit peut-être son remède. La cause du réchauffement climatique, en termes socio-économiques, est très simple, il faut l’avouer. Tellement simple que l’année passée nous avons publié un article dans Nature Communications intitulé “Avertissement scientifique sur la richesse”. En gros, nos économies sont dépendantes d’énergie pour croître, et la combustion d’énergie fossile (80 % de l’énergie primaire au niveau mondial) nous mène à un avenir infernal. Cataclysmique. Apocalyptique.

Consommer moins et mieux

On me dira que j’utilise des gros mots – des mots exagérés. Alarmistes, même. Mais d’ici 2025, sur notre trajectoire actuelle, nous atteindrons une concentration atmosphérique de CO2 qui n’a pas été vue sur Terre depuis 15 millions d’années. Quinze millions d’années, ce n’est pas imaginable en termes humains, et pour cause : notre espèce, Homo sapiens, n’a “que” 250 000 ans. Le genre humain n’en aurait que 2 millions. De fait, notre vocabulaire est tout simplement insuffisant pour représenter la dangerosité et l’urgence de notre présent.

Si nous connaissons trop bien la cause de la crise climatique, est-ce que nous appréhendons les contours de ses solutions ? Oui, bien sûr. Cesser d’utiliser les combustibles fossiles, se tourner vers les énergies vertes, consommer moins (transports, chauffage, objets en tous genres) et mieux (régime alimentaire basé sur les plantes).

Mais ces solutions peinent à se faire apprécier dans nos économies vouées à la croissance, où les citoyens-consommateurs perçoivent une perte de pouvoir d’achat comme plus terrifiante qu’une perte d’habitabilité de leur planète. Tant que notre propre maison n’a pas été brûlée ni inondée, tant que nous avons, comme pays prospère, de quoi manger, pourquoi se soucier de quelques scientifiques désespérés qui utilisent des gros mots alarmistes et ne sont même plus capables d’apprécier une petite canicule par-ci, par-là ?

Alors je continue de chercher une issue de secours. De rêver à une porte magique vers un autre monde. Et dans mon projet Living Well Within Limits (bien vivre à l’intérieur des limites planétaires), nous avons trouvé, sinon la porte elle-même, du moins certains de ses contours. Nous avons pu estimer et modéliser la consommation énergétique qui correspondrait à une vie décente, sans pauvreté ni carences, pour tous sur Terre sans exception.

Si nous nous orientons vers une consommation d’énergie suffisante, en utilisant les technologies les plus efficaces possible, une vie décente pour tous serait possible avec moins de la moitié de l’énergie que nous consommons actuellement. Oui, bien sûr, c’est un avenir sans luxe : sans grosses voitures, sans excès. Mais c’est aussi un avenir possible, où le potentiel humain peut s’épanouir sans détruire ses propres chances de survie. Un contour de porte – mais où serait sa poignée ?

Mon doctorant Jefim Vogel s’est appliqué à chercher cette poignée dans nos systèmes socio-économiques et il a tout récemment publié ses trouvailles. Les pays qui sont plus équitables, plus démocratiques, avec de meilleurs services et infrastructures publiques, arrivent à subvenir mieux aux besoins de leur population avec moins de consommation énergétique que les pays voués à la croissance économique et à l’extraction des ressources naturelles.

La théorie du donut

Nous avons maintenant, si ce n’est un manuel complet, du moins des principes de construction d’une possible économie durable, comme le montre Kate Raworth avec sa “théorie du donut” [élaboré en 2017, ce modèle d’économie durable repose sur un équilibre entre besoins fondamentaux humains pour bien vivre – le cercle le plus étroit – et ressources de la planète – le cercle le plus large]. De quoi faire rêver, mais encore bien trop lointain. Parce que possible ne veut pas dire probable. Et probablement, nos économies continueront dans leur direction actuelle, une direction qui va à l’encontre de toute chance de prospérité (voire de civilisation) future.

Comment détourner le cauchemar qui nous entoure et nous emporte ? Peut-être que cela semble paradoxal mais, malgré le refus de la loi sur le CO2 en Suisse, je crois encore dur comme fer, dur comme une Suissesse, à la démocratie. Pas n’importe laquelle : une démocratie de citoyens (et non de consommateurs) qui seraient pleinement informés de la sévérité de la crise climatique et des pistes de solutions possibles. Une réalisation de cette démocratie pourrait se faire sous forme d’une assemblée citoyenne, où des citoyens représentatifs de toute la Suisse débattent, s’informent et décident des mesures à prendre.

Si les travaux de cette assemblée sont suffisamment retransmis par les médias (radio, télévision, presse, médias sociaux), cela permettrait un énorme rattrapage collectif sur l’importance de ce sujet incontournable, qui est encore trop peu connu et compris. Eh oui, car la Suisse souffre, elle aussi, de la désinformation et du déni climatique des lobbys pétroliers. Si la démocratie suisse fonctionne, les trouvailles de l’assemblée devraient avoir un poids prépondérant dans les propositions législatives, dans l’action collective dont nous avons tant besoin pour nous protéger les un·e·s les autres. Après tout, on peut rêver, même en plein cauchemar…