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Aux États-Unis, des milliers de femmes victimes de l’industrie cosmétique

Aux États-Unis, des milliers de femmes victimes de l’industrie cosmétique

Le géant pharmaceutique américain Johnson & Johnson et son fournisseur français, le groupe Imerys, sont accusés d’avoir tout fait pour maintenir leurs produits à base de talc, en dépit des risques de cancer, notamment pour les femmes. Soixante mille plaintes ont été déposées aux États-Unis.

Patricia Neves

6 mai 2023 à 19h09

 

 

 

 

PourPour Lora, tout a commencé par une grosse fatigue. Puis sont arrivés « les nausées », le souffle court et, devant le miroir, l’image de son corps tout « gonflé ». « Mon gynéco m’a dit : “Madame Stahl, vous êtes enceinte.” » À l’échographie, Lora s’attend à voir son bébé.

 

À ce moment-là, son ventre s’est déjà bien arrondi. « Comme si j’étais à six mois de grossesse. » Seulement, ce n’est pas un fœtus que son médecin détecte sur les images mais une « grande masse », confie-t-elle à Mediapart. « La taille d’un melon. » Le diagnostic tombe rapidement : cancer des ovaires.

 

À l’époque, en 1999, Lora a 32 ans. Elle travaille au service administratif d’une petite entreprise. Sa vie paisible à la campagne, sur les terres humides du Nebraska, s’effondre. Au bloc opératoire, « ils [lui] ont tout enlevé, résume-t-elle simplement : « Mon utérus, la tumeur, mes ovaires. Je me suis vue mourir. »

 

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Du talc Baby Powder de la marque Johnson & Johnson à New York en 2016. © Photo Tony Cenicola / The New York Times via REA

Deux ans plus tôt, en 1997, à plusieurs milliers de kilomètres de là, dans le New Jersey, un spécialiste en toxicologie tente d’alerter son client, le géant pharmaceutique américain Johnson & Johnson. Alfred Wehner a été embauché comme consultant pour évaluer un nombre croissant d’études portant sur le lien entre le développement du cancer des ovaires et l’utilisation du talc, un minéral prisé par l’industrie cosmétique.

 

Deux produits phares du groupe Johnson & Johnson contiennent précisément du talc à l’époque, le déodorant Shower to Shower et le petit flacon blanc iconique Johnson’s Baby Powder, la poudre de talc pour bébé. « Pendant toute mon adolescence, je me suis aspergée du déodorant Shower to Shower », se souvient Lora.

« Comme tout le monde dans ma famille. Comme ma mère […], ma grand-mère. J’étais une ado et, comme toutes les filles, je voulais me sentir fraîche toute la journée, ajoute-t-elle. Le matin, après la douche, je saupoudrais mes mains, ma culotte. » Or, précise l’Agence américaine des médicaments, « un risque de contamination du talc par l’amiante » n’est pas à écarter.

 

L’amiante, classé cancérogène depuis les années 1970, peut se retrouver à proximité lorsque le talc est extrait des mines. Johnson & Johnson va pourtant ignorer les mises en garde de son consultant et mettre en place une communication « fausse », une « bouillie […] inepte », regrette dans un courriel consulté par Mediapart le spécialiste en toxicologie auprès du géant américain.

 

Des procédures judiciaires en cours

Depuis, plus de 60 000 malades ou anciens malades du cancer, à l’image de Lora, ont porté plainte aux États-Unis contre Johnson & Johnson. Dans de nombreux cas, le principal fournisseur en talc du géant américain est également visé. Son nom ? Imerys, un groupe français, leader mondial des minéraux industriels, anciennement appelé Luzenac, du nom de la ville, dans le sud-est de la France, qui a vu naître la société.  

 

Les deux multinationales sont accusées d’avoir mis en danger des femmes essentiellement, longtemps inondées de messages publicitaires les incitant à utiliser le talc pour leur hygiène intime. Johnson & Johnson et Imerys sont également accusés d’avoir sciemment occulté les risques du talc en falsifiant les résultats d’études scientifiques, et à terme d’avoir influencé les autorités américaines empêchant toute tentative de régulation.

Contacté par Mediapart, Imerys n’a pas donné suite à nos demandes répétées d’interview. Pour clore l’ensemble des poursuites dont il fait l’objet outre-Atlantique, le groupe Johnson & Johnson a proposé le 4 avril dernier de débloquer 8,9 milliards de dollars, sans pour autant reconnaître sa responsabilité. « La société estime que ces allégations […] manquent de fondement scientifique », a déclaré un représentant de Johnson & Johnson.

 

Parmi les 60 000 personnes qui ont déposé plainte, beaucoup ont obtenu ces dernières années des réparations faramineuses. En 2020, Johnson & Johnson et Imerys ont définitivement été condamnés, en appel, dans le Missouri. Montant des dommages à payer : plus de deux milliards de dollars. Ils étaient poursuivis par vingt-deux femmes ayant développé un cancer ovarien après avoir utilisé le déodorant Shower to Shower et/ou la poudre Johnson’s Baby Powder.

 

D’autres plaignantes, face à d’autres jurés aux États-Unis, ont à l’inverse été déboutées. L’avocate de Lora, MLeigh O’Dell, juge pour sa part l’offre de Johnson & Johnson insuffisante. « Nous ne pensons pas que la proposition [8,9 milliards de dollars – ndlr] offre une indemnisation adéquate », précise-t-elle à Mediapart.

 

Une plongée rare dans un monde très secret 

La proposition intervient dans le cadre d’une bataille judiciaire controversée. Car Johnson & Johnson a déclaré sa filiale talc en faillite à deux reprises, en dépit d’une décision de justice qui a estimé la démarche de mauvaise foi. Johnson & Johnson a en effet enregistré des ventes de 95 milliards de dollars pour la seule année de 2022.

La mise en faillite lui permettrait d’échapper à la justice. La procédure « a comme conséquence immédiate de stopper les poursuites engagées au pénal par les plaignants », déplore Me O’Dell. La branche américaine d’Imerys, qui a suivi une stratégie légale similaire de mise en faillite, a quant à elle été démantelée, ses actifs ont été vendus.

 

Depuis 2003, le talc présent dans la poudre pour bébé produite par Johnson & Johnson provient des mines d’Imerys situées en Chine. Johnson & Johnson pourrait bien « les larguer », s’alarment les Français.

L’affaire et ses milliers de documents internes offrent une plongée rare dans le monde ultra-secret de l’industrie pharmaceutique et cosmétique. Il faut remonter le fil jusqu’au début des années 2000 pour prendre la mesure de la complicité d’Imerys, définitivement condamné dans le Missouri et condamné en première instance dans le New Jersey.

 

En 2011, dix ans quasiment avant les premiers jugements, les Français s’inquiètent déjà de la possible « disparition » d’Imerys. En cause, selon des cadres d’Imerys dans un échange de courriels : la politique de Johnson & Johnson qui semble privilégier d’autres fournisseurs « à bas coût ». Depuis 2003, le talc présent dans la poudre pour bébé produite par Johnson & Johnson provient des mines d’Imerys situées en Chine. Johnson & Johnson pourrait bien « les larguer », s’alarment les Français.

 

Ces derniers disent pourtant avoir tout accepté des Américains. Y compris la réalisation de « tests chimiques » qu’Imerys considérait comme « dangereux pour l’environnement ». Ou encore le fait de devoir travailler aux États-Unis avec des « parias » : des consultants discrédités, selon eux, auprès des cercles scientifiques américains.

 

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La plus grande carrière de talc d'Europe près du village de Luzenac, en France, exploitée par la société Imerys en 2011. © Photo Eric Cabanis / AFP

Le problème, expliquent encore les cadres d’Imerys, est que le groupe français n’a lui-même quasiment aucune « crédibilité » car le produit qu’Imerys fournit, au Mexique notamment, n’est pas « propre à la consommation ». Imerys est parfaitement conscient « des risques cancérigènes » que présente son talc.

Il l’écrivait lui-même en 2009 dans la fiche signalétique qui accompagnait ses produits. Les Français précisent alors noir sur blanc qu’une entité de l’Organisation mondiale de la santé a classé cancérogène l’utilisation périnéale du talc. Cette classification a eu lieu en 2006.

 

Des études suscitées par les multinationales

Un an plus tôt, en 2005, Imerys discutait encore avec ses consultants de la nécessité de réécrire les résultats d’une étude scientifique, l’étude « Huncharek/Muscat », soit par l’ajout « de révisions » dictées par Imerys et Johnson & Johnson, soit en « effaçant » des « sections » entières. L’étude réécrite était censée convaincre les autorités fédérales américaines de la non-dangerosité du talc. 

 

Depuis le début des années 2000, Imerys (anciennement Luzenac) tente de minimiser le danger du talc en instillant le doute. Comme l’indique un document interne daté de janvier 2000, la stratégie d’Imerys à cet égard a été de créer une « confusion » dans l’esprit des régulateurs.

 

Payer des chercheurs, des scientifiques, afin qu’ils rédigent des études favorables au talc, a été l’une des principales stratégies déployées, depuis les années 1970, par Johnson & Johnson, selon une enquête de l’agence Reuters. Johnson & Johnson « commande et paye » les études, « indique aux chercheurs les résultats qu’il souhaite », écrit Reuters, « et engage un ghostwriter [prête-plume – ndlr] pour rédiger » le compte-rendu final des résultats. 

 

La stratégie a pu continuer jusqu’en 2005. Il est alors question pour Imerys et Johnson & Johnson de commander et de payer plus de 41 000 dollars l’étude scientifique « Huncharek/Muscat » précédemment évoquée.
   
« Sur la base de documents que j’ai consultés, conclut Me O’Dell, l’avocate de Lora, j’estime que la maison-mère [d’Imerys à Paris – ndlr] était absolument consciente de ce qui se passait aux États-Unis. Il y a certainement eu des géologues et d’autres employés qui travaillaient [à Paris – ndlr] avec la branche américaine d’Imerys. »

Des femmes, premières victimes

 

Les produits Johnson & Johnson à base de talc n’ont été retirés du marché qu’en 2020 en Amérique du Nord et ne le seront qu’en 2023 dans le reste du monde. Selon certains chercheurs, comme Alexandra Lahav, professeure de droit à l’université Cornell, à New York, le fait que les victimes soient principalement des femmes explique pourquoi le talc est resté disponible à la vente si longtemps, malgré les risques.

 

Le secteur pharmaceutique/cosmétique est particulièrement mal régulé aux États-Unis, en particulier en ce qui concerne la santé reproductive. « Les produits vendus avant les années 1990 peuvent continuer leur vie en rayon même s’ils n’ont jamais été testés, explique Alexandra Lahav à Mediapart. L’obligation d’inclure des femmes dans les études cliniques n’a été entérinée qu’en 1993, ce que je trouve très choquant. »

 

« C’est pourquoi vous obtenez ces gros verdicts. Votre réaction est de vous dire : “Oh mon Dieu, le système judiciaire américain est hors de contrôle.” Très souvent, il y a une histoire sous-jacente, quelqu’un dans une entreprise qui a caché quelque chose [...]. Par ailleurs, il faut noter que dans ce type de procès, les femmes se voient offrir moins d’argent que les hommes. Culturellement, nous sommes plus enclins à faire des expériences sur le corps des femmes », analyse Alexandra Lahav.

 

Lora a eu de la chance. Aujourd’hui, elle est guérie. D’autres femmes engagées dans d’autres procédures lancées contre Johnson & Johnson sont mortes de leur cancer ovarien avant qu’un procès n’ait pu trancher l’origine de leur maladie. « On ne peut plus mettre cette affaire sous le tapis », regrette Lora. Cette dernière a fait le lien entre son cancer et sa possible consommation de talc contaminé en écoutant les infos. Mais combien sont-elles à l’ignorer ?

 

En 2009, au moment où Imerys signalait le danger présent dans l’utilisation périnéale du talc, son client Johnson & Johnson continuait de cibler les femmes, plus seulement les mères de famille mais les femmes « noires américaines » en « surpoids » qui vivent dans des « climats chauds ». Celles qui auraient besoin de rester « fraîches ».

 

À Atlanta, par exemple, dont le taux de pauvreté avoisine les 20 %, avec 50 % de résident·es noir·es américain·es, Johnson & Johnson avait prévu de dépenser en 2010 en quelques jours à la radio plus de 150 000 dollars pour faire la promotion de son talc auprès des habitantes du coin, en organisant des jeux-concours avec divers cadeaux à la clef : des coupons de 250 dollars pour aller au spa et des échantillons gratuits pour mieux s’asperger de talc, à la sortie.

Patricia Neves