« Je n’ai jamais eu le fin mot de l’histoire » : pourquoi la CAF est une boîte noire pour ses allocataires
par Manon Romain et Adrien Sénécat
Des milliers de Français peinent à savoir à quelles prestations ils peuvent prétendre et à faire valoir leurs droits. Enquête sur un mal aux causes profondes, que la technologie seule ne peut résoudre.
La galère commence toujours de la même manière. Un message de la Caisse d’allocations familiales (CAF), et c’est le versement de la prime d’activité, celui du revenu de solidarité active (RSA) ou des aides personnalisées au logement (APL) qui s’interrompt. Arrive ensuite un dialogue de sourds avec l’organisme social, qui peut s’éterniser. « Pendant toute une période de ma vie, j’ai eu une nouvelle routine matinale : je me lève, je me fais un café, j’appelle ma CAF », se souvient Léa (les prénoms des allocataires ont été modifiés à leur demande). Cette musicienne, bénéficiaire du RSA en Eure-et-Loir, a bataillé toute l’année 2023 pour rétablir ses droits à la suite d’une erreur dans le traitement de son dossier.
Les différents « naufragés » de la CAF interrogés par Le Monde font le même récit de décisions vécues comme arbitraires, faute d’explication. Catherine, mère de trois enfants installée à Amiens, raconte ainsi n’avoir jamais compris pour quel motif le versement de sa prime d’activité a un temps été interrompu, ni pourquoi sa CAF lui a réclamé un trop-perçu, avant d’y renoncer : « Je n’ai jamais eu le fin mot de l’histoire. » Plus de 20 000 personnes s’estimant lésées saisissent chaque année le service de médiation des CAF, et quatre cas sur dix aboutissent à des régularisations de dossiers. Ces erreurs, favorables ou défavorables aux allocataires, ont été jugées suffisamment importantes pour que la Cour des comptes refuse de certifier les comptes de la branche famille de la Sécurité sociale en 2022 et en 2023.
Mais pourquoi est-il si difficile d’accorder à chacun les prestations sociales auxquelles il a droit ? Si les erreurs sont souvent imputées aux agents des CAF, les dysfonctionnements du système sont souvent bien plus profonds.
Pour comprendre les difficultés des CAF, il faut d’abord mesurer la complexité des réglementations. Aides au logement, allocations familiales, prime d’activité… Il est fréquent qu’un même foyer perçoive plusieurs prestations qui ont chacune leurs propres règles – par exemple sur les revenus à prendre en compte ou à écarter. L’empilement législatif est tel que les organismes sociaux eux-mêmes finissent par s’y perdre. Il complique la gestion des dossiers par les agents, décuplant le risque d’erreur de traitement, et rend les choses illisibles pour les publics concernés, d’autant que la documentation des CAF est parfois floue, voire erronée.
Ainsi, de nombreux allocataires du RSA et de la prime d’activité ignorent qu’ils sont censés déclarer l’intégralité des dons de leurs proches, mêmes modiques et ponctuels, afin qu’ils soient déduits de leurs allocations. Juliette, une mère de famille du Var, racontait par exemple au Monde en 2023 avoir dû rembourser à la CAF les 1 500 euros de dons envoyés par ses frères et sœurs pour l’aider à rendre visite à leur père malade. En 2021, le Conseil d’Etat a recommandé d’« exclure les aides modestes des proches » du calcul des ressources, dans un souci de simplification et pour ne pas « aggraver des situations sociales déjà difficiles ». Mais cette idée est restée lettre morte, comme la plupart des propositions de son rapport consacré à la simplification et à l’harmonisation des pratiques en matière de prise en compte des ressources.
La plupart des observateurs reconnaissent toutefois que la simplification n’est pas une tâche facile, car la complexité « existe aussi par souci de s’adapter à une multitude de situations », et peut donc aussi profiter aux allocataires, comme le rappelle Daniel Verger, responsable de l’accès aux prestations sociales au Secours catholique. Antoine Math, chercheur à l’Institut de recherches économiques et sociales, distingue deux choses : d’un côté, une « complexité inhérente aux droits sociaux, qu’on ne pourra jamais éliminer ». De l’autre, une succession de règles, « fruit de la recherche par le législateur de petites économies, année après année ».
Les dysfonctionnements des CAF renvoient aussi à un système informatique vieillissant et disparate : une grande partie du code source des logiciels qui calculent le montant des allocations est écrit dans le langage Cobol, qui « n’est plus enseigné depuis une vingtaine d’années », relèvent des chercheurs de l’Institut national de recherche en sciences et technologies du numérique (Inria), dans un article publié en janvier sur la transparence et l’explicabilité des algorithmes publics. Confrontée à une pénurie d’informaticiens maîtrisant cette technologie, la Caisse nationale des allocations familiales (CNAF), qui regroupe l’ensemble des CAF, peine à moderniser les blocs de code les plus anciens. Ce qui rend le système d’autant plus difficile à comprendre et à maintenir.
La CNAF tente tout de même de le moderniser progressivement. En 2023, elle a annoncé vouloir « limiter le nombre de technologies utilisées » et en abandonner certaines, comme celles de SAS, encore utilisées dans son algorithme de ciblage des contrôles antifraude. Plutôt que de tout développer en interne, l’organisme a fait le choix de se tourner vers des prestataires, comme le géant du logiciel Oracle, qui lui fournit des solutions pour le calcul des APL. Ce qui pourra, à terme, poser un autre problème : la captivité vis-à-vis de systèmes « propriétaires » onéreux, difficilement remplaçables en cas de changement de prestataire.
En agence, la situation n’est guère meilleure. Dans leur logiciel interne, les agents des CAF sont obligés de « passer d’une fenêtre à une autre pour avoir une vue d’ensemble du dossier d’un allocataire », a récemment expliqué Laurent Treluyer, directeur des systèmes d’information de la CNAF, au média spécialisé IT for Business. Du fait de la complexité du droit, et faute d’outils adaptés, ils sont souvent bien en peine de pouvoir expliquer en détail aux allocataires comment leurs droits ont été calculés.
Le simulateur d’aides au logement proposé par la CNAF sur son site, développé avec Oracle, connaît lui aussi des défaillances, tellement manifestes que d’autres branches de l’Etat ont développé des simulateurs concurrents. Une étude menée au sein des CAF en 2021 a révélé que l’estimation du montant final des APL était fausse dans trois tests sur sept, selon un document obtenu par Le Monde dans le cadre des lois sur la transparence des documents administratifs, qui conclut néanmoins que le simulateur est « tout à fait robuste ».
Au-delà des difficultés classiques rencontrées dans les projets informatiques de l’Etat, le versement des aides sociales se heurte à un enjeu spécifique, que la sociologue Marie Alauzen appelle l’« altération informatique du droit », dans un article à paraître dans la revue Droit & Société, écrit avec des chercheurs de l’Inria. « Quand on s’intéresse à l’informatique de loin, on peut avoir l’impression qu’on peut tout programmer ou reprogrammer, parce que le code est une technologie flexible. Mais ce n’est pas si simple », explique la chercheuse au CNRS. En réalité, la manière dont les règles de droit sont transcrites dans les programmes informatiques utilisés par l’administration pour attribuer les aides et prestations sociales a des conséquences majeures et sous-estimées.
D’une part, les choix de conception à l’origine du système technique ont des conséquences sur ce qu’il devient possible ou non de faire par la suite – ou dans quels délais. La déconjugalisation de l’allocation adulte handicapé, votée à l’été 2022 par le Parlement, demandait ainsi des modifications dans le système informatique, pensé au départ pour calculer l’ensemble des prestations à l’échelle d’un même foyer. La CNAF a dû négocier un délai pour pouvoir déployer la réforme dans de bonnes conditions.
D’autre part, les textes réglementaires laissent souvent une marge d’interprétation sur l’application concrète des règles, qui doit être tranchée au moment de leur formalisation dans le code informatique. Encore faut-il que ces microchoix soient faits de manière réfléchie et transparente, sans pénaliser certaines catégories d’allocataires. La prime de déménagement, accordée aux foyers avec au moins trois enfants nés ou à naître, donne un exemple de ce flou. L’aide peut être demandée pour un déménagement à partir du « premier jour du mois civil suivant le troisième mois de grossesse » du troisième enfant, mais la traduction concrète de cette règle n’est pas claire : faut-il exiger une déclaration de la date de conception des enfants ? Que faire des grossesses qui n’arrivent pas à terme ? La documentation publique des CAF ne le dit pas clairement.
Ces cas montrent que les réflexions sur l’évolution des droits sociaux gagneraient à prendre en compte le fait qu’ils seront traduits dans des outils informatiques par la suite. Mais « ces enjeux sont pour l’heure absents du débat public », regrette Marie Alauzen.
Les associations de défense des allocataires concèdent à la CNAF que sa tâche est loin d’être aisée, avec près de 109 milliards d’euros d’aides à distribuer à 13,5 millions de foyers. Elles lui reprochent toutefois de ne pas apporter l’assistance attendue aux allocataires confrontés à des cas problématiques. « On est au cœur des dégâts de la dématérialisation, avec une gestion automatisée. Il est souvent très compliqué d’aider les allocataires en difficulté car on ne comprend pas nous-mêmes d’où vient leur problème et nous avons du mal à joindre les agents », regrette Daniel Verger, du Secours catholique.
Une simple visite dans une CAF suffit à le constater : une grande partie du flux des visiteurs est orientée par des agents vers des bornes informatiques, où ils sont assistés si nécessaire pour les aspects techniques de la démarche. Il leur est plus difficile, en revanche, de trouver un interlocuteur pour se faire expliquer dans le détail telle ou telle règle de droit.
Si la dématérialisation amène des gains de productivité indéniables, elle s’est parfois faite de manière aveugle. « Dans les formulaires papier, les assistants sociaux écrivent toujours à côté des cases. Mais dans les formulaires informatiques des CAF, on ne peut pas ajouter de commentaire destiné à l’agent instructeur », observe Joran Le Gall, ancien président de l’Association nationale des assistants de service social. « Le souci, c’est qu’il y a parfois une croyance immodérée dans les données », abonde le chercheur Antoine Math.
La réforme laborieuse du mode de calcul des APL, en 2021, fait figure d’exemple à ne pas suivre, démontrant qu’une mesure de « simplification » peut faire des dégâts si elle n’est pas suffisamment déminée en amont. Le projet visait à ajuster le montant de l’allocation « en temps réel » en puisant à la source les données sur les revenus des allocataires. Malgré son coût important pour la CNAF, il avait généré de nombreux bugs informatiques, pénalisant des milliers d’allocataires et obligeant les CAF à mobiliser pas moins de 318 agents à temps plein pour revoir près de 400 000 dossiers à la main.