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Agressions à Pôle emploi : les agents en première ligne à cause des « ratés » du système

Pôle emploi s’apprête à prendre des mesures pour limiter les risques de violence dans ses agences, où les signalements ont bondi depuis 2019. Début 2021, une conseillère a été assassinée à Valence. Un rapport lie en partie les agressions subies par les agents aux « dysfonctionnements » de Pôle emploi en direction des chômeurs.

Cécile Hautefeuille

29 novembre 2022

 

Un plan d’urgence pour réduire les risques d’agression à Pôle emploi. La direction de l’établissement convoque, le 19 décembre prochain, une réunion extraordinaire de son comité social et économique (CSE). Elle présentera des mesures de prévention « permettant d’éviter et de réduire les risques d’agression et les atteintes constatées à la sécurité et à la santé mentale et physique des agents », selon l’ordre du jour que Mediapart a pu consulter.

Cette réunion répond à une demande des élu·es, formulée mi-novembre, quelques jours après une agression dans une agence Pôle emploi de Lille. Un homme de 23 ans, qui venait d’apprendre sa radiation de la liste des demandeurs d’emploi, a tenté de poignarder un agent à l’accueil. Ce dernier a réussi à le repousser et à se mettre à l’abri mais s’est blessé en chutant à plusieurs reprises. L’agresseur a été condamné à un an et demi de prison, rapporte La Voix du Nord.

Dans l’Agence Pôle Emploi de Bretigny, en mars 2021. © Photo Marta Nascimento / REA

 

En 2021, selon des chiffres obtenus par Mediapart et confirmés par Pôle emploi, plus de 14 000 signalements d’agressions ont été remontés par les salarié·es de l’établissement. C’est 39 % de plus qu’en 2019. En 2020, ces signalements étaient en baisse, probablement en lien avec la pandémie et l’accueil dégradé en agence.

En septembre 2022, selon les dernières données disponibles, « 10 300 déclarations de signalement, tous motifs confondus, étaient recensées », précise Pôle emploi, qui « ne [relève] donc pas d’augmentation soudaine », le chiffre étant sensiblement le même que l’année précédente à la même période (10 684 en septembre 2021).

La direction de Pôle emploi met ces chiffres en perspective, en rappelant qu’en 2021, 4 millions de visites ont été enregistrées dans les 900 agences de France, ainsi que 16 millions d’appels téléphoniques recensés.

Tous ces signalements recouvrent différents types d’incidents. Les agressions verbales représentent près de la moitié des signalements et ont augmenté de 34 % entre 2019 et 2021. Les incivilités ont également explosé : + 61 %. Les agressions physiques – à peine 1 % des signalements – ont quant à elles diminué de 11 % sur deux ans.

Autre chiffre très inquiétant : les « expressions suicidaires des usagers » se sont multipliées : + 178 %.

À l’accueil, pas de réponse aux questions « complexes » d’indemnisation

L’inventaire de ces signalements permet aussi de comprendre que les agentes et agents de Pôle emploi sont exposé·es à de la violence dans divers lieux et situations : sur le parking de leur agence, à l’accueil ou dans leur bureau, mais aussi par courrier ou par téléphone, y compris depuis leur domicile en cas de télétravail.

« Ce sont toutes les situations dans lesquelles nous sommes au contact avec des demandeurs d’emploi », souligne Natalia Jourdin, déléguée syndicale centrale FO chez Pôle emploi. Pour autant, elle ne plaide pas pour un éloignement des usagers et usagères. Bien au contraire. Selon elle, l’établissement doit « repositionner complètement sa stratégie » et cesser de mettre les demandeuses et demandeurs d’emploi à distance via la dématérialisation et l’automatisation des services.

Une position partagée par Guillaume Bourdic, de la CGT, qui dénonce « la dématérialisation à outrance » et les conditions d’accueil dégradées à Pôle emploi, « où il est quasi impossible d’obtenir une réponse ».

Les agentes et agents de Pôle emploi positionnés à l’accueil ont en effet pour consigne « de ne plus traiter les questions complexes d’indemnisation » et de renvoyer ces dernières au 3949, le numéro unique de Pôle emploi. La direction de l’établissement, elle, rappelle que désormais « chaque demandeur d’emploi dispose d’un conseiller référent indemnisation qui peut être contacté directement ».

Toutes les modalités d’accueil physique dans les agences ont été redéfinies à partir de 2015-2016 avec deux objectifs : « personnaliser l’accueil des demandeurs d’emploi » et « améliorer la gestion des flux ». Depuis, les agences ne sont ouvertes au public que le matin, les après-midi étant réservées aux rendez-vous. Les échanges par mail avec les conseillers et conseillères sont également encouragés. Quant à l’inscription, elle se fait exclusivement en ligne depuis bon nombre d’années.

Cette stratégie déployée par Pôle emploi n’est pas seulement critiquée par les organisations syndicales. Elle est sévèrement remise en cause par une expertise « Risque grave à l’accueil », réalisée en région Auvergne-Rhône-Alpes, à la demande des élu·es du comité social et économique (CSE) local, et remise dans le courant de l’année 2021.

Aujourd’hui, plus de la moitié des dossiers d’allocation sont traités automatiquement par un algorithme.

Extrait de l’expertise « Risque grave »

Mediapart s’est procuré ce document d’une centaine de pages dont les conclusions sont accablantes. « Une partie des flux d’accueil et des tensions sont imputables aux dysfonctionnements de Pôle emploi », écrit le cabinet indépendant.

Il souligne qu’« une majorité des motifs qui conduisent les DE [les demandeurs d’emploi – ndlr] à solliciter Pôle emploi sont liés à des questions d’indemnisation, qui comportent une part affective forte et peuvent facilement déboucher sur l’apparition de tensions ». Et poursuit : « Beaucoup de ces sollicitations peuvent être mises en lien avec un raté dans la relation entre Pôle emploi et le DE », citant des défauts « dans l’information et la communication […], la mise en œuvre de la dématérialisation […], le traitement automatisé des dossiers d’indemnisation ».

Le cabinet d’experts déplie une longue liste d’exemples, tels que les courriers adressés par Pôle emploi générant « régulièrement des incompréhensions et des sollicitations des canaux d’accueil » car ils ne sont « pas toujours facilement compréhensibles » et emploient « un vocabulaire jargonneux, technique, peu accessible ».

Viennent ensuite la dématérialisation et « les problèmes générés par la numérisation des documents […] à l’origine de nombreuses sollicitations de DE », ou encore l’automatisation d’une partie de la gestion des allocations. « Aujourd’hui, plus de la moitié des dossiers d’allocation sont traités automatiquement par un algorithme », indique le rapport.

« Il était attendu de cette automatisation qu’elle permette de réduire les effectifs spécialisés sur la gestion des droits. Pourtant, les gains de productivité semblent être nettement en dessous des attentes. » L’expertise met en exergue « la surcharge de travail que cela a généré pour reprendre manuellement les incidents de gestion des dossiers issus du traitement automatisé ».

Pendant que l’entreprise déploie des stratégies dissuasives pour assécher son accueil physique, elle est confrontée à des dysfonctionnements qui, a contrario, le remplissent.

Enfin, le rapport s’attarde sur la volonté de rendre plus autonomes les inscrits à Pôle emploi « pour qu’ils effectuent eux-mêmes certaines démarches depuis les outils informatiques mis à leur disposition ».

« Sur le fond, cette évolution n’est pas contestée par les conseillers », précise l’expertise car « elle peut représenter pour les DE une occasion de monter en compétences sur l’utilisation des outils informatiques, au bénéfice de leur employabilité ».

Mais là encore, des problèmes se posent : « Le manque de préparation et d’accompagnement de cette évolution est à l’origine de multiples difficultés » car « les outils ne sont pas au point […], les consignes et les procédures restent complexes et souvent peu accessibles [et] l’inscription en particulier peut représenter un casse-tête insoluble […], y compris pour les services civiques et les conseillers », qui accompagnent les usagers et usagères.

Sollicitée par Mediapart, la direction générale de Pôle emploi répond que « si les canaux numériques enrichissent [l’offre] de services, l’accueil du public reste une priorité » et que « chaque demandeur d’emploi dispose en outre d’un conseiller qui peut être contacté directement ».

Concernant la dématérialisation, l’établissement dit accompagner « les demandeurs d’emploi les moins à l’aise avec le numérique », mais ne commente pas le fond du rapport.

Pourtant, la conclusion du chapitre dédié aux motifs de sollicitations des demandeuses et demandeurs d’emploi est pour le moins cinglante : « Pendant que l’entreprise déploie des stratégies dissuasives pour assécher son accueil physique, elle est confrontée à des dysfonctionnements qui, a contrario, le remplissent. Une situation pour le moins paradoxale. […] Les tensions résultant de ces situations absurdes contribuent à la survenue des agressions en accueil physique. »

L’expertise « Risque grave » déplore d’ailleurs que les fiches de signalement des incidents se focalisent exclusivement « sur la qualification [des agressions] sans explorer les éléments contextuels », qui permettraient d’identifier l’origine des tensions.

Le rapport note que « tous les incidents ne donnent pas lieu à la saisie d’une fiche de signalement » et juge donc cet indicateur « peu fiable ».

Une plainte pour « homicide involontaire » contre Pôle emploi

Plusieurs explications sont énoncées, face à ce refus de remplir une fiche : la crainte d’être stigmatisé ou de représailles, et la banalisation de la violence. « Une forme de tolérance se développerait pour les petites incivilités », souligne l’expertise. Enfin, pour plusieurs agent·es, les signalements « ne servent à rien »et « ne débouchent la plupart du temps sur aucune mesure concrète, ni à l’égard du DE agresseur, ni en termes de prévention au sein de l’agence ».

C’est précisément le terrible constat qu’avait fait Patricia Pasquion, conseillère Pôle emploi assassinée le 28 janvier 2021 dans son agence Pôle emploi de Valence. « Elle était victime de façon régulière d’agressions et de menaces »,explique Hervé Gerbi, l’avocat des sœurs de la victime.

« Elle avait été menacée de mort en octobre 2020, elle avait reçu des œufs sur sa voiture et ses pneus avaient été crevés un mois avant sa mort. Mais, au bout d’un moment, elle avait arrêté de faire remonter les signalements car rien ne changeait. »

Fin octobre, les sœurs de Patricia Pasquion ont donc porté plainte contre Pôle emploi pour homicide involontaire, estimant que l’établissement n’avait pas tout fait pour assurer la sécurité de la conseillère en indemnisation de 53 ans, tuée par balle dans un bureau.

Le suspect du meurtre, Gabriel Fortin, surnommé « le tueur de DRH », est renvoyé aux assises et se mure dans le silence. Il sera jugé en juin 2023 pour trois assassinats et une tentative d’assassinat commis entre le 26 et le 28 janvier 2021 en Alsace et Auvergne-Rhône-Alpes. Son périple meurtrier a été retracé dans une longue enquête publiée récemment par Le Parisien.

Une stratégie globale, sur quatre ans, pour renforcer la sécurité

Contrairement aux autres victimes, il n’y avait a priori « aucun lien entre lui et Patricia Pasquion », précise Hervé Gerbi. Elle est selon lui « une victime collatérale et symbolique », parce qu’elle représentait « un système » et Pôle emploi.

Outre les agressions dont elle avait été victime, l’avocat dénonce des défaillances dans la sécurité de l’agence et le fait que Gabriel Fortin « ait pu entrer avec une arme dissimulée dans un sac plastique » ou encore que le bureau occupé par la victime ne lui permettait pas de s’échapper.

Hervé Gerbi dit avoir reçu des témoignages d’ex-collègues de Patricia : « Ils me disent que les incivilités, menaces et agressions sont quotidiennes. Et qu’ils réclament, en vain, des moyens de protection comme un agent de sécurité. Ces témoignages sont une bonne chose pour l’instruction. »

Interrogée sur cette plainte, la direction de Pôle emploi indique ne pas souhaiter commenter une affaire judiciaire en cours. L’établissement précise également avoir « toujours fait de la sécurité de ses agents et de ses usagers une priorité », et annonce mettre en place « des mesures pour renforcer la sûreté [des] lieux d’accueil dans le cadre d’une stratégie globale ».

La DG de Pôle emploi cite entre autres « le renforcement des équipements de sûreté et la généralisation de la vidéoprotection dans les agences, le développement d’outils d’alerte à la main des agents pour signaler des situations urgentes » ou encore « une coopération renforcée avec les forces de police et de gendarmerie et la justice, en prévention, dans le cadre d’incidents et pour les dépôts de plainte ».

D’après les informations de Mediapart, cette « politique de sûreté » est prévue pour se déployer dans toutes les agences sur la période 2022-2026.

Pôle emploi cristallise toutes les colères

Si deux visions s’opposent dans les rangs de Pôle emploi, entre les partisan·es d’un « tout-sécuritaire » et celles et ceux prônant une meilleure prise en charge du public, nombre d’agent·es de Pôle emploi attendent du changement face aux agressions et incivilités. La future réforme de l’assurance-chômage, un an à peine après le premier tour de vis, fait craindre de nouvelles tensions dans les agences. Pôle emploi semble cristalliser beaucoup de colère.

« Des demandeurs d’emploi se plaignent d’autres administrations mais font éclater leur colère chez nous. Des organismes ou tiers nous alertent de menaces proférées à l’égard des agents de Pôle emploi », a ainsi déclaré une syndicaliste lors d’un CSE extraordinaire en Auvergne-Rhône-Alpes, début octobre 2022, et consacré à la restitution d’une commission d’enquête, ouverte après l’assassinat de Patricia Pasquion.

D’après le compte-rendu que Mediapart s’est procuré, neuf fiches de signalement font encore référence au drame de janvier 2021. « Certains ont ri de l’homicide ou l’ont légitimé. Des interlocuteurs expriment leur compréhension d’un tel acte », rapporte une participante de la réunion.

Un autre syndicaliste déplore quant à lui que « dix-neuf mois après [l’assassinat de la conseillère], l’alarme agression ne permet toujours pas de localiser les agents » et dresse ce terrible constat : « À l’heure actuelle, je ne sais pas quoi faire si une telle situation se reproduit. »