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Le lourd coût humain d’un troisième confinement tardif en France

Plus de 14 000 décès, près de 112 000 hospitalisations, dont 28 000 en réanimation, et environ 160 000 cas de Covid-19 long supplémentaires, selon les calculs du « Monde » : en retardant à début avril les mesures réclamées fin janvier par les scientifiques, le gouvernement a alourdi le bilan de la pandémie en France.



Combien de vies humaines auraient-elles pu être sauvées ? Combien d’hospitalisations, de passages traumatisants en réanimation, de longues séquelles auraient-ils pu être évités si le gouvernement avait confiné les Français début février, comme le lui conseillaient les scientifiques, et non début avril, contraint et forcé par la saturation des hôpitaux ?

La question peut sembler anachronique tant la France, partiellement déconfinée, savoure aujourd’hui sa liberté retrouvée. Moins de 12 000 malades hospitalisés, dont moins de 2 000 en réanimation, soit trois fois moins qu’il y a deux mois ; moins de 50 morts par jour en moyenne sur les sept derniers jours ; et un nombre de contaminations passé, depuis une semaine, sous la barre symbolique des 5 000, l’objectif affiché par Emmanuel Macron à l’automne 2020 et jamais atteint jusqu’alors : le tableau de bord de l’épidémie brille d’un vert éclatant. Mais cette décrue, son rythme et sa pente permettent justement de se poser la question qui fâche. Que se serait-il passé si Emmanuel Macron avait écouté son conseil scientifique et pris les mêmes mesures deux mois plus tôt ?

Ordre de grandeur vraisemblable

Selon nos estimations, environ 14 600 décès, 112 000 hospitalisations, dont 28 000 en réanimation, et 160 000 cas de Covid-19 longs auraient pu être évités.

 

Pour parvenir à ce résultat, nous nous sommes livrés à un exercice assez simple : nous avons pris les courbes d’évolution des trois indicateurs épidémiologiques principaux (décès, réanimations, hospitalisations), réalisées à partir de données nationales de France métropolitaine publiées par l’agence de sécurité sanitaire Santé publique France, et nous les avons décalées de deux mois en amont. L’évolution observée à partir du 1er avril se trouve donc anticipée au 1er février. On y observe d’abord un ralentissement de la progression, une stabilisation, puis une décrue massive à partir de la troisième semaine qui a suivi les mesures de restriction, d’abord perceptible sur les hospitalisations, puis sur les entrées en réanimation, et enfin massivement sur les décès. Ne reste ensuite qu’à évaluer la différence entre les deux courbes.

INFOGRAPHIE LE MONDE

Concernant les Covid-19 longs, nous avons procédé légèrement différemment. Les spécialistes s’accordent pour estimer qu’une personne symptomatique sur dix développe une forme chronique de la maladie, avec des symptômes persistant au moins six mois après l’infection. Mais le nombre exact de cas symptomatiques reste mal évalué, certains malades échappant aux radars de l’administration sanitaire. Nous l’avons donc recalculé à partir du nombre et du taux d’hospitalisation parmi les personnes symptomatiques, une valeur connue dans les différentes tranches d’âge. Il apparaît ainsi qu’environ 1,62 million de cas symptomatiques auraient pu être évités, et donc quelque 160 000 Covid-19 longs. Sollicité par Le Monde, le ministère de la santé n’a pas souhaité « commenter des chiffres dont il ne connaît pas la méthodologie ».


Ce travail, Le Monde l’a réalisé sous le contrôle de l’équipe de l’épidémiologiste Pascal Crépey, à l’Ecole des hautes études en santé publique de Rennes. « Cela donne un ordre de grandeur, tout à fait vraisemblable, même si ce n’est pas un calcul parfaitement rigoureux, observe-t-il. Il suppose qu’en février le confinement aurait été aussi bien respecté qu’en avril. Certains pourront objecter que la population aurait estimé que la situation n’était pas si dramatique et que donc, ces mesures n’étaient pas légitimes. Mais les pays étrangers qui ont confiné plus tôt n’ont pas connu un tel rejet. »

Autre objection possible : « Quel a été l’effet de la vaccination et de la température dans la baisse spectaculaire d’avril et de mai ? » Cette donnée, nous avons tenté de la prendre en compte en réduisant légèrement, sur nos courbes, le rythme d’une baisse amorcée en février plutôt qu’en avril. Enfin, troisième inconnue, avancée par Pascal Crépey : « Après un confinement réalisé en février, la courbe des contaminations ne serait-elle pas remontée, une fois les mesures levées ? » Là encore, l’observation de nos voisins européens ne met pas en évidence un tel rebond printanier.

Choix présidentiel de ne pas confiner

C’est pourtant bien cette inquiétude qui semble avoir emporté la décision du président de la République. Souvenons-nous : le 12 janvier, le conseil scientifique rend un avis intitulé « Entre vaccins et variants : une course contre la montre ».

Pour éviter que la France subisse la troisième vague enregistrée au Royaume-Uni après l’apparition du variant B.1.1.7 – que l’on n’appelle pas encore Alpha –, les experts envisagent quatre types de mesures, qui vont du couvre-feu généralisé à 18 heures au confinement strict. Ils « préconisent les scénarios 2 et 3 », autrement dit un couvre-feu assorti de confinements régionaux ou un confinement aménagé, « du même type que celui mis en place fin octobre [2020] ». Deux jours plus tard, pourtant, le premier ministre, Jean Castex, jugeant la situation « maîtrisée » mais « fragile », opte pour le simple couvre-feu.


Le 29 janvier, le conseil remet à Emmanuel Macron une « note d’éclairage ». Rédigée par cinq épidémiologistes et cosignée par le président du conseil scientifique, Jean-François Delfraissy, elle souligne que « les pays les plus touchés n’ont pu arrêter le variant anglais qu’avec un confinement strict » (Irlande le 30 décembre 2020, Royaume-Uni le 4 janvier, Portugal le 15 janvier). Selon eux, un confinement débuté le 1er février permettrait de ramener en quatre semaines le nombre de contaminations quotidiennes sous la barre des 5 000. Il permettrait également de « ralentir la pénétration du variant ». Toutefois, reconnaissent-ils, une reprise de la circulation du virus est à prévoir en mars, que seule une stratégie « très stricte » de « tester-tracer-isoler » permettrait de ralentir… Selon nos informations, l’Elysée demande alors si la nécessité d’un quatrième confinement avec son cortège de souffrances et de lassitude pouvait être exclue. Le conseil scientifique explique qu’il ne peut rien garantir.

Le président de la République renonce donc à confiner. Sur le terrain, l’explosion redoutée n’a pas lieu tout de suite. Le plateau observé en février, alors que le variant britannique était encore minoritaire, laisse même penser que cette « troisième voie » vantée par Jean Castex – couvre-feu, écoles ouvertes et confinements très localisés – pourrait fonctionner. Mais, en mars, les hospitalisations s’emballent, les services de soins critiques saturent.


Pari perdu ? « Je peux vous le dire : nous avons eu raison de ne pas reconfiner la France à la fin du mois de janvier parce qu’il n’y a pas eu l’explosion qui était prévue par tous les modèles, assure encore Emmanuel Macron, lors d’une conférence de presse, le 25 mars. Je peux vous affirmer que je n’ai aucun mea culpa à faire, aucun remords, aucun constat d’échec. »

A l’époque, dix-neuf départements – dont la totalité de l’Ile-de-France – ont déjà basculé dans un régime de confinement partiel. Quelques jours plus tard, l’ensemble du pays s’y voit soumis. « En janvier, on s’attendait tous à ce que le gouvernement profite des vacances d’hiver pour confiner, faire précisément ce qu’on a fait deux mois plus tard, pendant les vacances de printemps, observe Pascal Crépey. Ces deux mois de retard ont eu un coût. »

Décès évitables

Un coût que des chercheurs de l’unité Maladies infectieuses et vecteurs, écologie génétique, évolution et contrôle (Mivegec) de Montpellier ont pu aussi simuler.

S’ils confirment « l’ordre de grandeur, autour de 15 000 décès » qui auraient pu être évités en anticipant le confinement de deux mois, ils proposent une fourchette plus large, de 9 000 à 20 000 vies épargnées, « selon le scénario de sortie ». En effet, suivant l’évolution que suit le taux de reproduction R du virus après le confinement, le bilan épidémique peut varier assez sensiblement. En faisant par exemple l’hypothèse prudente d’un nombre de reproduction en sortie de confinement, début mars, de R = 1,1, puis d’une baisse très progressive provoquée par la vaccination et l’immunisation naturelle, pour arriver début juin au même niveau qu’actuellement (0,8), l’équipe de Samuel Alizon et de Mircea Sofonea trouve un nombre de décès évités voisin de 17 000.

« Le délai de réponse sur une épidémie en croissance se traduit de façon exponentielle sur les hospitalisations et les décès », selon l’équipe de chercheurs du Mivegec de Montpellier

Pour cette équipe commune au CNRS, à l’Institut de recherche pour le développement et à l’université de Montpellier, l’exercice est assez familier. Dès le 6 avril 2020, elle avait mis en place un simulateur en ligne de confinements alternatifs pour permettre d’explorer des modes de contrôles différenciés (dans le temps, dans l’espace, suivant l’âge).

En mai 2020, l’équipe de Samuel Alizon et de Mircea Sofonea avait ainsi montré que, lors de la première vague, un confinement avancé d’une semaine aurait permis d’éviter 13 000 décès, tandis qu’une semaine d’attente en plus aurait provoqué 50 000 morts supplémentaires, dans un article tout juste publié dans la revue Epidemics. « Le délai de réponse sur une épidémie en croissance se traduit de façon exponentielle sur les hospitalisations et les décès », notent-ils.

« Les morts et la crise »

En mars, Devi Sridhar, professeure de santé publique à l’université d’Edimbourg et conseillère du gouvernement écossais, s’étonnait des choix français. « Personne n’aime confiner, soulignait-elle. On en connaît les dégâts. Mais, s’il faut confiner, mieux vaut le faire vite, fermement, et en sortir vite. » Et de poursuivre : « En France, vous perdez sur tous les tableaux : économique et sanitaire. Vous avez les morts et la crise. »

 

Trois mois plus tard, une comparaison entre grands pays européens tend à lui donner raison. Entre le 1er février et le 1er juin, le Royaume-Uni, l’Espagne et l’Allemagne ont enregistré moins, voire nettement moins de décès que la France. Seule l’Italie a fait pire. Du côté des admissions en réanimation aussi, la France a constamment reçu plus de malades que ses voisins. Même constat du côté des hospitalisations, où, rapporté à sa population, elle n’a trouvé que l’Italie pour lui contester, pendant quelques semaines, la « première » place.

Aujourd’hui, la France respire, l’ombre du confinement s’éloigne et le gouvernement nous invite à tomber les masques. Un « moment de libération pour tous les Français », que le porte-parole du gouvernement, Gabriel Attal, avait salué dès le 17 mai, sur RTL. « On voit aujourd’hui que les signaux sont au vert et ça démontre que le président de la République a eu raison dans ce calendrier », se réjouissait-il, ajoutant, à l’adresse notamment des épidémiologistes : « Ça donne tort à tous les prophètes de malheur, à tous ceux qui ne croient pas à la responsabilité des Français. » L’examen rigoureux de cette première moitié de l’année 2021 aurait sans doute mérité un peu plus de modestie.