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Seine-et-Marne : comment un forage pétrolier autorisé par l’Etat menace une nappe phréatique qui alimente Paris

L'eau, une ressource essentielle et menacée dossier
Le gouvernement a donné discrètement son feu vert à l’extension d’un site pétrolier dans la vallée du Lunain, dont la mise en œuvre menacerait une nappe phréatique qui alimente 180 000 Franciliens en eau potable. Inquiète, la régie publique Eau de Paris conteste le fond et la forme de la décision devant le tribunal administratif.
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Des puits de pétrole à Chenoise-Cucharmoy, en Seine-et-Marne en 2014. (Christophe Lehenaff/Photononstop)

par Anaïs Moran

publié aujourd'hui à 20h04

 

Les deux autorisations sont tombées en l’espace d’un mois. Symbolisant à elles seules le triomphe de l’or noir en dépit des risques environnementaux. Mais aussi toute l’ambiguïté de l’Etat vis-à-vis des énergies fossiles. L’histoire de ces deux autorisations, passées sous les radars, se déroule en Seine-et-Marne, dans la vallée du Lunain, à 5 kilomètres environ au sud de la forêt de Fontainebleau. Elle concerne la société Bridge Energies, petite compagnie pétrolière détentrice de la concession de Nonville depuis quinze ans.

Comme le groupe canadien Vermilion à la Teste-de-Buch (Gironde), l’entreprise, qui exploite aujourd’hui trois puits, entend poursuivre le développement de son activité, ainsi que l’y autorise la loi Hulot (l’arrêt de l’extraction d’hydrocarbures en France n’étant fixé qu’à fin 2039). Alors que le projet médiatique et controversé de la compagnie nord-américaine est toujours en cours d’instruction administrative, la PME française vient, elle, de recevoir discrètement tous les feux verts pour s’agrandir. Sur un territoire abritant plusieurs sites naturels protégés, une nappe phréatique particulièrement vulnérable à la pollution, et qui recense des points de captage d’eau potable essentiels à 180 000 Franciliens, dont une immense majorité de Parisiens.

Coup de tonnerre pour les communes aux alentours

La première permission est venue de Matignon. Le 27 décembre, quelques jours seulement avant de démissionner, la Première ministre Elisabeth Borne a signé un décret «accordant l’extension» de la superficie de la concession de Nonville de 10 km² à 53 km². La même qui, lors de sa prise de fonction en 2022, avait déclaré devant l’Assemblée nationale que la France allait devenir «la première grande nation écologique à sortir des énergies fossiles». Le décret est contresigné par Bruno Le Maire, ministre de l’Economie, et Agnès Pannier-Runacher, alors ministre de la Transition énergétique. Il permet à Bridge Energies, qui réclamait depuis huit ans le droit d’exploiter le fort potentiel de ce gisement plus étendu que prévu «vers le Sud et l’Est», de devenir propriétaire des ressources enfouies sur un périmètre cinq fois plus vaste qu’auparavant.

 

Le second laissez-passer, aux enjeux bien plus immédiats, est arrivé le 30 janvier. Par la voie d’un arrêté, la préfecture de Seine-et-Marne a approuvé «l’ouverture de travaux miniers» destinés au forage de deux nouveaux puits sur la plateforme actuelle. Un projet que Bridge Energies avait déposé le 5 juillet 2022 à la suite du rejet de sa demande initiale, formulée en 2019, de forer dix nouveaux puits. Cette autorisation est un coup de tonnerre pour les communes rurales situées aux alentours, mobilisées depuis des années contre les désirs d’expansion de l’entreprise. Dont le village de Nonville, où est implantée l’installation pétrolière, à une centaine de mètres des premières maisons. «Par deux fois le conseil municipal s’est prononcé sur ce projet, et par deux fois les membres ont voté à l’unanimité contre», dit le maire, Jean-Claude Belliot.

Eau de Paris, l’établissement public chargé du prélèvement, du traitement et du transport de l’eau potable vers la capitale, voit dans cet arrêté une menace directe pour son réseau de distribution. Car les deux futurs puits seront forés à plus de 1 500 mètres de profondeur, traversant la nappe phréatique, au cœur de l’aire d’alimentation des captages d’eau souterrainede Villemer et de Villeron. Ces deux sources revêtent pour Eau de Paris un «intérêt stratégique majeur», assure son président, Dan Lert, également adjoint chargé de la Transition écologique auprès de la maire de Paris, Anne Hidalgo.

Requête en référé-suspension

Selon la régie publique, ces points de captages fournissent respectivement 9 000 m3 et 16 000 m3 d’eau potable en moyenne chaque jour. Ce qui permet d’alimenter les robinets des 789 habitants du bourg de Villemer, et de plus d’une centaine de milliers de Parisiens, en particulier du Ier, IIe, IIIe, IVe, VIIe, XVe et du XVIe arrondissement. «Ce projet d’hydrocarbures est une catastrophe écologique en puissance, soutient Dan Lert. Il s’agit d’extraire et de manipuler des barils de pétrole supplémentaires dans une zone qui a été classée il y a trois ans périmètre de protection éloignée au regard des risques de pollution sur l’eau ! Comment le gouvernement peut-il justifier et engager sa responsabilité sur ce choix dangereux et si aberrant face à l’urgence climatique ?»

Le 10 avril, Eau de Paris a déposé un recours contre l’arrêté préfectoral devant le tribunal administratif de Melun. En parallèle, l’établissement public a aussi lancé une procédure d’urgence, une requête en référé-suspension, pour éviter le démarrage du chantier avant que l’affaire ne soit tranchée sur le fond. L’audience s’est tenue le 26 avril. «[La direction de Bridge Energies] nous dit que les travaux ne vont pas commencer d’ici, si j’ai bien compris, au mieux mai 2025. Ce sont des déclarations, mais il n’y a aucune garantie. […] C’est toute la difficulté, a commenté lors des débats le juge Pascal Zanella. Si les travaux commencent le mois prochain […], j’aurais l’impression qu’on se fout un peu de moi et d’Eau de Paris.» La décision concernant le référé est attendue d’ici quelques jours.

De son côté, le maire de Villemer, Franck Beaufreton, a envoyé une lettre de mécontentement au préfet de Seine-et-Marne, Pierre Ory. Dans son courrier, posté le 30 avril, l’homme se dit marqué par «l’inquiétude» et «défavorable à l’extension», à l’image de la «majorité» de ses «concitoyens pas près de l’accepter». «On peut vivre sans pétrole, mais on ne peut pas vivre sans eau, expose-t-il simplement à Libération. A un moment donné, il serait temps de revoir l’ordre des priorités.»

A quoi ressemble actuellement la plateforme pétrolière de Bridge Energies ? A une parcelle de 13 000 m2 bordée par des champs, un centre équestre et la lisière d’un bois. L’infrastructure grise et grillagée est campée à environ 250 mètres du Lunain, une rivière classée Natura 2000 pour la protection de la faune et de la flore sauvages. Tout autour, des lopins de terre, des espaces forestiers et des fragments de berges relèvent de zones naturelles d’intérêt écologique, faunistique et floristique ou de la réserve de biosphère de Fontainebleau et du Gâtinais, reconnue par l’Unesco.

Une nappe «vulnérable à la pollution»

A l’origine, c’est Elf Aquitaine qui exploitait ici le gisement. Cela a duré de 1959 à 1994 et la compagnie ne détenait qu’un unique puits. Lorsqu’elle a repris la concession en 2009, pour une durée de vingt-cinq ans, Bridge Energies a vu plus gros et réussi à obtenir les autorisations pour deux forages supplémentaires. Aujourd’hui, elle détient donc trois puits, vieillissants, dont un seul tourne à plein régime pour la production. Le deuxième, un puits «injecteur», permet de maintenir la pression du réservoir et facilite la récupération du pétrole issu du premier. Le troisième, «producteur» à bout de souffle et donc à l’arrêt depuis 2021, selon les déclarations de la société, devrait bientôt être converti en «injecteur».

Pour compléter son arsenal, la direction de Bridge Energies, qui n’a pas souhaité faire de commentaires auprès de Libération pour ne «pas interférer sur la procédure en cours au tribunal administratif», entend investir environ 6 millions d’euros pour le forage de ses deux futurs puits (un injecteur, un producteur). «Les investissements déjà réalisés sur cette plateforme pétrolière sont conséquents, non encore amortis et n’ont de sens que si le projet se poursuit. Il s’agit de la survie d’une entreprise», indique un document de 2023 fourni par la compagnie lors de l’instruction administrative. «Ce qui gêne, […] c’est l’activité même de la société Bridge Energies, mais les travaux miniers sont encore légaux en France, au moins jusqu’en 2040, a défendu un collaborateur du préfet de Seine-et-Marne, lors de l’audience à Melun. C’est comme si on reprochait à Airbus de fabriquer des avions ou à Renault des voitures.»

«Ces nouveaux travaux miniers présentent un risque grave et immédiat pour l’eau, et ce dès la phase de chantier !» dénonce l’une des avocats d’Eau de Paris, Julie Cazou. Dans un avis plutôt négatif sur le projet rendu en avril 2023, la Mission régionale de l’autorité environnementale d’Ile-de-France pointe des risques «susceptibles de dégrader la qualité de l’eau» lors du forage «dans la traversée des aquifères». Les hydrogéologues de l’établissement public soulèvent le même point. «Il est possible qu’un phénomène de turbidité se produise au cours des travaux. C’est-à-dire que l’eau de la nappe phréatique perde sa limpidité et ne puisse être utilisée pour la consommation, explique l’un d’eux à Libération. La nappe est de nature karstique [majoritairement composée de roches calcaires, ndlr], ce qui la rend très vulnérable à la pollution. La vitesse d’écoulement de l’eau souterraine étant rapide, nos captages en aval seraient vite affectés.»

«Bridge Energies double les risques»

Les experts d’Eau de Paris, eux, mettent aussi en garde contre les dangers qui guettent la rivière du Lunain une fois le pétrole sorti du sous-sol. «Le danger principal, c’est l’accident lors de l’acheminement des hydrocarbures,complète un spécialiste de la régie. En sortant du site, les camions [qui vont jusqu’à la raffinerie du Havre] commencent par longer le Lunain. Et le Lunain traverse le périmètre sourcier de Villeron. Si ce cours d’eau est contaminé, c’est tout le point d’eau potable qui pourrait l’être.»

Face à ces critiques, Bridge Energies rétorque que l’enquête publique, menée entre juin et juillet, s’est conclue par un «avis favorable» du commissaire enquêteur. Ce dernier ayant notamment considéré que les travaux sur un «site existant» ne pouvaient être «remis en cause pour des questions environnementales» (les puits déjà présents sur la concession traversent par exemple eux aussi cette même nappe phréatique). «La plateforme n’a jamais eu aucune incidence sur les eaux souterraines, les captages, et le Lunain. Jamais ! a fait valoir l’avocate de l’entreprise, Charlotte Michellet, à l’audience du 26 avril. Donc de quel risque on parle, si ce n’est un risque hypothétique qui n’est pas du tout démontré ?»

Pascal Otlinghaus, maire de La Genevraye, commune localisée à 2 kilomètres de la plateforme pétrolière, réfute ce discours. «En doublant ses forages, Bridge Energies double aussi les risques. Cela veut dire davantage d’aléas durant les mois de chantier et plus d’hydrocarbures à proximité immédiate durant toutes ces prochaines années, argumente l’élu, ancien président du collectif local Non aux forages pétroliers à 4 km de Fontainebleau. Un risque reste toujours une éventualité jusqu’à ce que le drame survienne. Mais ce risque n’est pas acceptable au nom d’intérêts privés.»

«Les gens n’ont pas confiance»

Eau de Paris se dit d’autant plus inquiet que Bridge Energies a déjà connu deux incidents depuis son arrivée sur la concession. En 2022, de l’eau à 68 °C remplie d’hydrocarbures s’est répandue sur la plateforme. En 2013, un camion avait déversé accidentellement une partie de sa citerne sur les petites routes traversant Nonville. «Les conditions météo n’étaient pas humides ce jour-là, donc le pétrole est resté sur l’asphalte et le bitume. Mais vous imaginez si un incident plus important de ce type survenait en temps de pluie ? Une grande partie ruissellerait dans le Lunain, retrace un salarié d’Eau de Paris. D’autant plus qu’en 2013, nous avons été prévenus par la mairie de Nonville et non par l’entreprise. Comme en 2022 ! Or en cas de problématique majeure, nous n’avons que peu de temps pour réagir.»

En 2013, l’édile Jean-Claude Belliot était alors premier adjoint du village. Il raconte avoir averti l’entreprise lui-même de la marée sur la chaussée, accompagné du maire de l’époque, Gérard Balland. «Nous avons dévié la circulation et récupéré de la poudre auprès des pompiers histoire de nettoyer en urgence, narre-t-il. Ce n’est que le lendemain matin que la société a fait venir une balayeuse.»

Neuf ans plus tard, le 7 octobre précisément, ce sont les «odeurs d’œuf pourri» de sulfure d’hydrogène et des «panaches de brouillard dans le ciel» qui ont interpellé Jean-Claude Belliot. Alors l’élu s’est rendu sur la plateforme. «Il y avait de grandes flaques d’eau sombres un peu partout et deux salariés s’activaient avec un camion de pompage pour gérer la situation, certifie-t-il. Ça ne leur était même pas venu à l’idée de nous avertir !» L’incident est encore dans tous les esprits. «Les gens n’ont pas confiance en Bridge Energies, assure le maire. Ils ne veulent pas de ces forages, ils ne veulent plus subir les nuisances au quotidien et ils appréhendent un nouvel incident.» D’ailleurs, Jean-Claude Belliot n’a pas manqué d’informer l’entreprise, par lettre recommandée en date du 22 mars, que la mairie de Nonville n’accorderait pas «l’utilisation [des] voiries communales pour les nouveaux travaux miniers autorisés».

Il y a quatre ans, en pleine contestation contre les dix puits initialement envisagés par la PME, le projet comptait un autre farouche opposant : Frédéric Valletoux, aujourd’hui ministre délégué chargé de la Santé et de la Prévention, et de fait, des enjeux liés aux risques de pollution de l’eau potable. A l’époque maire de Fontainebleau, l’élu avait rédigé un courrier le 22 octobre 2020, à l’intention du commissaire de l’enquête publique, pour «signaler ses réserves» sur des travaux de nouveaux forages. Estimant, entre autres, que ces derniers constitueraient un risque pour «la qualité des eaux» dans la région.