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Affaire Matzneff : Francesca Gee choisit l’autoédition pour accuser l’écrivain

Dans « L’Arme la plus meurtrière », publié mardi, l’ancienne journaliste décrit sa relation sous emprise avec Gabriel Matzneff et la « prédation littéraire » dont elle a souffert. Sa défiance à l’égard du monde de l’édition l’a poussée à s’autoéditer.

28 septembre 2021
Francesca Gee, le 27 septembre 2021. Francesca Gee, le 27 septembre 2021. GUILLAUME RIVIERE POUR M LE MAGAZINE DU MONDE

Elle a l’air apaisée, Francesca Gee. Longue jupe marine ­plissée et chemisier à pois, celle qui s’est longtemps cachée enchaîne les interviews à Paris, sans angoisse. Sa voix a changé par rapport à l’an passé, plus sereine, assurée.

Cette femme de 63 ans, qui a rencontré Gabriel Matzneff quand elle avait 15 ans (rien d’illégal selon la loi) et lui 37, pose son livre à côté de son thé. Elle publie, le 28 septembre, L’Arme la plus meurtrière, un ouvrage dans lequel elle raconte sa relation avec l’écrivain au début des années 1970, ses parents tout juste divorcés, son père favorable à cette liaison, sa mère qui l’accuse de lui avoir volé son amant…

 

Surtout, elle décrypte avec finesse la mécanique de l’emprise mise en place par un homme aujourd’hui accusé de pédocriminalité. Elle insiste aussi sur les amis de ce dernier – politiques, éditeurs, journalistes – qui l’ont protégé.

Une sorte de droit de réponse

Convaincue que c’était la seule solution, elle autoédite ce récit. Après une année 2020 difficile, « un tunnel » où elle a revécu cette histoire jusqu’aux sensations de contacts physiques, elle avoue : « Je suis très contente, j’ai un sentiment d’accomplissement, tellement tout a été fait pour m’empêcher de publier. »

En recourant à l’autoédition, Francesca Gee aura plus de difficultés à toucher un large public. Elle vend son livre sur un site, mais aussi en librairie, grâce à un petit distributeur, Pollen. Tiré à 5 000 exemplaires, il ne bénéficiera pas de la promotion du Consentement, de Vanessa Springora, édité par Grasset en janvier 2020, et vendu à 288 000 exemplaires.

« Que le livre sorte était une nécessité quasi vitale pour moi, pour que l’objet existe, explique Francesca Gee. Je voulais poser quelques petites graines, des pierres blanches pour donner une idée de quel type d’individu était Matzneff. » Une sorte de droit de réponse à un homme qui n’a cessé de parler d’elle au fil de ses ouvrages.

En 1994 puis en 2004, elle avait proposé un premier manuscrit à de nombreux éditeurs, dont Albin Michel et Grasset. Sans succès. Grasset a laissé entendre que le livre n’était pas abouti. Mais Francesca Gee ne comprend toujours pas qu’on ne l’ait pas davantage poussée à reprendre le texte. Elle ne renonce pourtant pas à l’écriture. Britannique (née à Rome), cette ancienne journaliste à Reuters décide alors, de 2008 à 2010, de suivre un atelier de création littéraire à l’université Columbia de New York.

Des déconvenues avec les éditeurs

Depuis l’éclatement de l’affaire Matzneff, Francesca Gee a tout de même eu des contacts avec une maison d’édition. Fin juin 2020, le sociologue Pierre Verdrager, qui suit l’évolution de la perception de la pédophilie, suggère à son éditeur, Armand Colin, de s’intéresser à son manuscrit. Contactée, Francesca Gee décide de passer par une intermédiaire parisienne. Comme elle habite dans le Sud-Ouest, c’est plus simple pour les rendez-vous. Surtout, de précédentes déconvenues avec des éditeurs la rendent méfiante.

« Son récit invite à réfléchir quand elle raconte comment Matzneff a utilisé la littérature et des poèmes pour la séduire, comment il a fait de cet art un instrument de prédation. » Pierre Verdrager, sociologue

L’intermédiaire envoie des extraits et rencontre, le 20 juillet, Eglantine Gabarre, directrice éditoriale du pôle grand public des éditions Dunod-Armand Colin. « Je lui explique que nous ne sommes pas là pour faire un coup, que nous produisons de la pensée équilibrée et argumentée, se souvient l’éditrice. Mais je demande à avoir accès au manuscrit, comme à chaque fois. Je ne peux pas proposer un contrat en n’ayant lu que quatre pages. » Le texte ne sera jamais communiqué, et les échanges cesseront début août. « Je ne me voyais pas être publiée par un éditeur universitaire », explique aujourd’hui Francesca Gee.

Mais sa défiance envers le monde des lettres vient de plus loin : Francesca Gee explique avoir été la cible d’une « prédation littéraire » de la part de Matzneff.

« L’autoédition me permet de garder ma liberté »

En préambule de son livre, elle raconte ainsi son choc en découvrant, en 1983, la moitié de son visage d’adolescente en couverture d’un ouvrage de l’écrivain, Ivre du vin perdu, en version Folio. En 1974, il avait déjà reproduit ses lettres dans Les Moins de seize ans (Julliard), l’essai où il fait l’apologie de la pédophilie.

« Si tout s’était arrêté quand j’ai eu 18 ans [en 1976], avec la fin de notre relation, j’aurais pu passer à autre chose, pense-t-elle. Mais c’est le harcèlement littéraire surtout, qui s’est poursuivi jusque dans son dernier journal, qui m’a fait vivre dans la peur et la honte. Parce qu’être l’ancienne petite amie de Gabriel Matzneff, cela n’a rien de glorieux. »

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Par un hasard du calendrier, son livre sort deux semaines après une seconde version de L’Enfant interdit (Armand Colin), de Pierre Verdrager, qui revient longuement sur l’affaire Matzneff. « Mon jugement sur le livre de Francesca Gee est ambivalent, avoue le sociologue, pourtant ravi que l’ouvrage paraisse enfin. Jamais un éditeur n’aurait laissé passer les réflexions transphobes, quand elle critique les changements de sexe des adolescents, ou puritaines qu’on y trouve. Comme celle où elle déplore “l’explosion de la consommation pornographique et du sexe récréatif”, c’est un amalgame complet. Mais son récit invite à réfléchir quand elle raconte comment Matzneff a utilisé la littérature et des poèmes pour la séduire, comment il a fait de cet art un instrument de prédation. »

Francesca Gee, elle, ne regrette pas que son livre n’ait pas été soumis à un éditeur : « L’autoédition me permet de garder ma liberté. » D’ailleurs, elle en prépare déjà un deuxième.