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Maintien de l’ordre : « La brutalisation des interventions est aujourd’hui au cœur de la stratégie française »

Nasses, contrôles d’identité à grande échelle, gardes à vue, gazage rapproché : dans un entretien au « Monde », le sociologue Olivier Fillieule regrette que la stratégie policière, plutôt que de faire baisser la tension, contribue à amplifier le désordre.

Propos recueillis par Anne Chemin

 

A la veille d’une dixième journée de mobilisation contre la réforme des retraites, mardi 28 mars, Olivier Fillieule, professeur de sociologie politique à l’Institut d’études politiques de l’université de Lausanne et chercheur au CNRS, analyse les politiques de maintien de l’ordre déployées par les autorités. Il est l’auteur, avec Fabien Jobard, de Politique(s) du désordre. La police des manifestations en France (Seuil, 2020).

Comment caractériseriez-vous la stratégie de maintien de l’ordre déployée lors de la manifestation contre la réforme des retraites du 23 mars ?

Apparue autour du mouvement contre la loi Travail, déployée contre les « gilets jaunes » en 2018-2019 et gravée dans le marbre du schéma national de maintien de l’ordre de 2020, la brutalisation des interventions est aujourd’hui au cœur de la stratégie française de maintien de l’ordre. La consigne est claire : empêcher tout phénomène d’occupation durable de la voie publique, dissuader les citoyens de manifester et circonvenir sans retenue les petits groupes radicalisés qui estiment que le défilé de rue ne suffit plus à se faire entendre.

Pour y parvenir, la panoplie est très large : contrôles d’identité à grande échelle, détournement de la garde à vue afin d’empêcher les citoyens de défiler, gazages rapprochés intempestifs, violences physiques contre les badauds ou contre des personnes désarmées au sol, non-assistance aux personnes en danger, nassages systématiques, entraves à la liberté d’informer, répression judiciaire et recours aux brigades de répression des actions violentes motorisées (BRAV-M) et aux brigades anti-criminalité (BAC), dont la pratique est au maintien de l’ordre ce que la musique militaire est à la musique. Autant de comportements interdits ou strictement limités par le droit, ce dont le pouvoir semble fort peu se soucier.


La stratégie de maintien de l’ordre était-elle différente lors des premières manifestations contre la réforme des retraites, qui se sont déroulées dans le calme ?

Dans les premières semaines du mouvement, une consigne de retenue et de modération a prévalu : les mutilations et les violences policières de la séquence des « gilets jaunes » ont fait office de repoussoir. Mais l’adoption du projet de réforme des retraites a été suivie d’un retour aux fondamentaux – une stratégie brutale de maintien de l’ordre. Plutôt que de faire baisser la tension, cette politique a contribué à amplifier le désordre : face à une répression accrue et largement illégitime, les protestataires ont multiplié les illégalismes.

Il faut cependant relativiser : les feux de poubelles, les départs d’incendie, les bris de vitrines et la détérioration du matériel urbain ne constituent pas une situation émeutière, encore moins une situation insurrectionnelle. Dans un contexte marqué par l’arrogance du chef de l’Etat ainsi que par son incapacité à gérer la crise, ce qui frappe, c’est plutôt la retenue et la patience civique dont ont fait preuve les dizaines de milliers de manifestants qui, dans leur grande majorité, ne sont ni des militants politiques ni des membres de l’ultragauche.

Les forces de l’ordre ont utilisé, lors de ces défilés, la technique contestée de la « nasse ». Quelles sont ses caractéristiques ?

Cette technique d’encerclement se distingue de la pratique ancienne du « tronçonnement ». Cette dernière visait à isoler un groupe de fauteurs de troubles du reste du cortège mais elle laissait toujours une issue aux personnes encagées : avec la nasse, ce n’est plus le cas. Cette pratique a été utilisée en 1986 par la police de Hambourg, qui a retenu pendant treize heures plus de 800 manifestants antinucléaires, et en 2001 par la police de Londres, qui a coincé 3 000 manifestants anticapitalistes sept heures durant. L’affaire avait alors été portée devant la Cour européenne des droits de l’homme de Strasbourg, qui avait condamné cette pratique en 2012.

 

La nasse a trouvé une large application en France – en 2010 à Lyon, lors d’une manifestation syndicale contre la réforme des retraites ; en 2013, face à la « Manif pour tous » ; et en 2016 à Paris [dans le cadre des manifestations contre la loi Travail], où la pratique a pris des formes limites : les manifestants ont été empêchés de rejoindre leur point de rassemblement, ce qui les a privés de leurs droits démocratiques. Lors du mouvement des « gilets jaunes », les pratiques d’encagement, notamment à Bordeaux, se sont en outre accompagnées d’un emploi massif de gaz lacrymogène. Le préfet de Gironde était alors Didier Lallement : il a ensuite été nommé à Paris, où plusieurs épisodes d’encagement ont eu lieu.


Cette technique est-elle encadrée par le droit ?

Dans une décision rendue en 2021, le Conseil d’Etat a imposé des conditions à la pratique de la nasse. Si elle « peut s’avérer nécessaire dans certaines circonstances précises », son utilisation doit être « adaptée, nécessaire et proportionnée aux circonstances » car elle est susceptible « d’affecter significativement la liberté de manifester et de porter atteinte à la liberté d’aller et venir ». La nasse n’est donc pas formellement interdite mais elle est strictement encadrée – ce qui permet aux autorités de police d’arguer qu’elles n’y ont recours que lorsque les circonstances l’exigent, notamment face à des troubles caractérisés à l’ordre public. Au fond, ce qui importe pour apprécier la légitimité du recours à la nasse, ce sont les objectifs qu’on lui fixe : s’il s’agit de prévenir et de faire cesser des troubles, c’est légal, s’il s’agit d’empêcher les citoyens d’exercer leurs droits politiques, ça ne l’est pas.

Comment analysez-vous la politique d’interpellations massives mise en place lors de la manifestation du 23 mars ?

Plusieurs cas de figure doivent être distingués. Les contrôles « délocalisés » consistent à retenir des personnes qu’on soupçonne de se rendre à une manifestation – et ce même lorsqu’elles disposent de documents d’identité valides. Les contrôles aux abords des manifestations permettent, eux, sur réquisition du procureur, de contrôler toute personne, quel que soit son comportement, dès lors qu’elle se trouve dans le périmètre et le créneau horaire figurant sur la réquisition. L’usage détourné de ces deux textes conduit souvent à priver temporairement des personnes de leur liberté en s’affranchissant des dispositions du code de procédure pénale sur les contrôles d’identité. Ce point a d’ailleurs été souligné par le Défenseur des droits dans le cadre des saisines du collectif La Manif pour tous en 2013.

Quant aux interpellations en manifestation, qui sont souvent suivies d’un placement en garde à vue, elles sont de plus en plus nombreuses, sommaires, brutales et arbitraires. La plupart des gardés à vue bénéficient en outre, à la fin de la mesure, d’un classement sans suite, ce qui montre que ces interpellations sont avant tout destinées à empêcher les citoyens d’exercer leurs droits. Ce dévoiement est facilité par une infraction instaurée par la loi dite « Estrosi » de 2010 : la participation à un « groupement en vue de commettre des dégradations ou des violences » . Ce « délit obstacle » ne réprime pas une infraction, il entend la prévenir – une disposition validée par le Conseil constitutionnel à condition qu’il y ait un commencement de mise en œuvre, et pas seulement une intention.


Cette incrimination a fait l’objet d’une utilisation massive lors du mouvement des « gilets jaunes ». Dans une circulaire, le ministère de la justice a ainsi incité, en 2018, les magistrats à mobiliser cette qualification pénale et à l’assortir de peines complémentaires comme l’interdiction de participer à des manifestations durant trois ans. Lors de l’acte IV des « gilets jaunes », le 8 décembre 2018, 1 150 personnes ont été interpellées à Paris, la plupart avant même d’avoir rejoint les lieux de rassemblement : il suffisait, pour cela, d’être en compagnie, voire à proximité, d’autres personnes et de détenir un masque en papier, du liquide lacrymal ou des armes « par destination ». Beaucoup de ces manifestants n’ont pas été poursuivis, mais la garde à vue les a empêchés de participer au défilé : la note « Permanence “gilets jaunes” » du procureur de Paris demandait à la police judiciaire de ne lever les gardes à vue qu’après la fin des manifestations, c’est-à-dire, en pratique, le lendemain matin.

Beaucoup de vidéos de violences policières captées avec des téléphones portables circulent sur les réseaux, ce qui n’est pas illégal puisque la disposition controversée sur la diffusion de ces images a été censurée, en 2021, par le Conseil constitutionnel. Cette pratique a-t-elle une incidence sur le comportement des forces de l’ordre ?

A l’évidence oui. Les nuées de journalistes professionnels et d’amateurs qui s’agglutinent lors des affrontements rendent plus difficile le travail des fonctionnaires de police mais cette surveillance de tous les instants encourage sans doute un respect accru des règles de déontologie. Les images et les bandes-son diffusées sur les réseaux soulignent crûment la formation déficiente de certaines forces de police aux techniques de maintien de l’ordre et à la déontologie : elles permettent de dénoncer les pratiques des unités comme les BRAV-M ou la BAC.


Ces images génèrent, dans la population, un fort sentiment d’injustice : beaucoup dénoncent une police affranchie de ses devoirs, agissant en toute impunité, protégée par le silence de la hiérarchie et du pouvoir en place et l’absence de contrôle indépendant. Si les preuves de violences policières illégitimes qui circulent sur les réseaux révèlent des réalités inacceptables, elles fonctionnent cependant comme un miroir grossissant – et elles occultent le maintien, malgré l’attrition des moyens et les ingérences du pouvoir politique, d’un certain professionnalisme, notamment parmi les gendarmes et les CRS.