Être noire en France, par Aya Cissoko
À la suite de la mobilisation contre le racisme après la mort de George Floyd, aux États-Unis mais aussi dans de nombreux pays occidentaux, « La Croix » a voulu faire entendre au plus près l’expérience d’être noir en France. Dans un texte percutant, Aya Cissoko, championne du monde de boxe et écrivaine, raconte les effets de la couleur de peau sur une vie.
Béatrice Bouniol : Française née de parents originaires du Mali, Aya Cissoko est triple championne du monde de boxe. À la suite d’une blessure, elle est contrainte de mettre fin à sa carrière. Elle reprend alors ses études et intègre Sciences-Po. À 42 ans, elle est auteure, comédienne, conférencière.
Pour La Croix, elle a accepté d’opérer un retour en arrière, de raconter ce que la couleur de peau fait à une vie, en dépit des victoires et des diplômes. Elle le fera sans aucune concession, prévient-elle. Ce qu’elle a à dire sur l’expérience d’être noire en France n’est pas pour plaire. Il va falloir accepter d’être bousculé, déplacé, décentré. Il va falloir écouter.
« N’oublie pas que tu es noire ! »
Aya Cissoko : Cette mise en garde revenait à intervalles réguliers dans la bouche de ma mère, Massiré Dansira. Elle savait que sa progéniture, née en France mais à la peau noire, ne serait jamais considérée comme tout à fait française. Elle savait que ce pays ferait peu de cas de ses enfants et qu’il lui faudrait les préparer à cette réalité, qui ne tarderait pas à s’immiscer dans chacun des interstices de leur quotidien, pour ne pas empêcher plus encore leur marche en avant.
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Il leur revenait toutefois d’entreprendre ce qui s’apparentait à un parcours initiatique et de faire leurs propres expériences dans un monde édifié au bénéfice de quelques-uns (ou des Blancs).
Longtemps, je n’ai pas su que j’étais noire !
Le sort réservé à ma mère est pourtant peu enviable. J’en suis précocement et directement le témoin. Parce qu’elle est analphabète, je m’occupe, à 8 ans, de traduire, lire et remplir les documents qui lui sont demandés pour être en règle. Je l’accompagne quand il faut aller aux guichets des différentes administrations publiques françaises.
« Parce qu’elle est une femme noire et analphabète, il nous faut supporter la condescendance des agents »
Parce qu’elle est une femme noire et analphabète, il nous faut supporter la condescendance des agents, le tutoiement et l’usage du français « petit-nègre » ; tout comme l’impatience et/ou l’exaspération que certains de ces représentants de l’État expriment bruyamment et/ou exagérément alors qu’ils sont payés au temps de présence, et non à la tâche ou au rendement.
Longtemps, je n’ai pas su que j’étais noire !
Mon ignorance m’a conduite à en vouloir à ma mère. J’ai eu honte de cette femme noire en boubou qui ne parlait pas le français. Je l’ai cachée comme j’ai parfois fui sa présence pour qu’on ne nous voie pas ensemble. Ma mère, Massiré Dansira, n’était pas dans la norme qui s’écrit partout dans les livres scolaires, à la télévision…
Elle appartenait au camp des éternels perdants qu’on rend invisibles, en niant les vécus et en confisquant la parole. Alors, j’ai tenté de me construire à l’opposé de ce qu’elle était, avant de comprendre que ma mère, derrière ces « oui monsieur ! », « oui madame ! », était entrée en résistance dès son arrivée sur le territoire hexagonal.
Extrait de la nouvelle Le Retour, publiée par Peter Hammer Verlag.
« Le respect de quelques règles élémentaires en France permettait à ma mère de survivre sans plus de complications. La plus importante d’entre elles consistait à savoir rester à sa place. Être une travailleuse silencieuse qui se satisfaisait de son sort tout en se montrant reconnaissante envers les Blancs qui lui donnaient accès à une vie décente. (…) Femme de ménage était un métier ingrat. Ma mère s’était pliée en deux presque toute sa vie pour effacer toute trace de passage d’inconnus. Elle était payée une misère tout en cumulant plusieurs contrats. Mais il fallait en passer par là pour qu’il en soit autrement pour ses enfants (1). »
Béatrice Bouniol : Les parents d’Aya sont originaires du village de Kakoro Mountan, dans la région de Kayes, au Mali. Son père, Sagui Cissoko, a travaillé un temps chez Renault sous le matricule 149621. Après un retour au pays pour se marier, il regagne la France. Son épouse, Massiré Dansira, le rejoint en 1976. Aya naît en 1978, après un premier fils et avant deux autres enfants. La famille vit à côté du cimetière du Père-Lachaise à Paris, dans 15 mètres carrés.
Dans la nuit du 27 au 28 novembre 1986, le père d’Aya et sa petite sœur meurent dans un incendie qui ravage leur immeuble. L’enquête débouche en 1990 sur un non-lieu et la mère d’Aya met plus de dix ans à être indemnisée. Relogée dans une cité populaire du 20e arrondissement, elle élève seule ses enfants. La famille connaît un autre drame, un an seulement après l’incendie. Le petit frère d’Aya, amené à l’hôpital par sa mère, meurt d’une méningite qui n’a pas été diagnostiquée.
J’apprends que je suis noire !
Aya Cissoko : Mes parents appartiennent à cette génération pour qui la présence en France est temporaire. L’Hexagone a besoin d’une main-d’œuvre corvéable et bon marché. Et ils n’ont que leur force de travail à louer. Le retour au pays devait ponctuer cette parenthèse laborieuse. Mais le politique s’en mêle. Juillet 1974 marque un tournant dans la politique migratoire de la France avec la fermeture de ses frontières. Le départ provisoire devient définitif pour les travailleurs-expatriés.
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Massiré Dansira donne naissance à ses enfants à Paris. Elle comprend rapidement que nous ne lui appartiendrons jamais tout à fait. Les institutions mettent à mal son autorité, la lui confisquent, elles l’invalident. Il faut s’intégrer. Elle n’est rien dans la hiérarchie des hommes de ce pays. Elle s’applique néanmoins avec une patience méthodique à nous rattacher à notre identité malienne.
« Personne ne quitte patrie et famille par plaisir »
Massiré Dansira ne nous parle qu’en bambara. Elle nous dit souvent la nostalgie de son pays et le manque de ceux restés à demeure. Personne ne quitte patrie et famille par plaisir. Elle nous raconte les mythes, les récits qui narrent les exploits des vaillants guerriers bambaras préférant la mort à la honte de la défaite.
Aya Cissoko, en quelques dates
1978. Naît à Paris.
1999, 2003, 2006. Devient championne du monde amateur de boxe française et de boxe anglaise. Blessure.
2009. Entre à Sciences-Po Paris.
2011. Danbé (avec Marie Desplechin, Calmann-Lévy).
2016. N’ba (Calmann-Lévy, Wunderhorn Verlag en 2018).
2018. Joue dans Sur la route d’Anne Voutey, au off du Festival d’Avignon puis à Paris.
2019. Le Retour, dans l’anthologie Imagine Africa 2060 (Peter Hammer Verlag) et La Lueur (dans Immer noch Barbaren?, Wunderhorn Verlag).
2020. Boxe. En faire des hommes (En Exergue Éditions). Joue dans Ravissement de Vanessa Bonnet, reprise en 2021 selon les conditions sanitaires.
Elle nous dit l’empire mandingue fondé par Soundiata Keita, à l’origine de la charte qui, déjà au XIIIe siècle, institue plusieurs droits humains tels que le droit à la vie, à la liberté, à l’intégrité corporelle. Elle nous apprend que l’Afrique est entrée dans l’histoire.
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Le Blanc et le non-Blanc sont de vieilles connaissances. Nous sommes pour beaucoup les descendants de populations anciennement esclavagisées et/ou colonisées, ou colonisatrices. Une domination des uns par l’autre camp rendue possible par la violence mais aussi par l’édiction depuis plusieurs siècles de lois raciales déshumanisantes, animalisantes, chosifiantes, dont les effets délétères sur les corps non-blancs agissent insidieusement encore aujourd’hui.
« Nous ambitionnons d’être à la hauteur du sacrifice de nos parents »
Il est donc indispensable d’interroger la façon dont la société française est organisée, hiérarchisée, classifiée pour combattre le racisme structurel et les discriminations systémiques. Aussi parce que nos corps non-blancs s’inscrivent dorénavant de façon permanente et en nombre sur le territoire hexagonal. Et que nous ambitionnons d’être à la hauteur du sacrifice de nos parents.
Je sais que je suis noire !
Après mon premier livre, Danbé, je prends conscience que ma trajectoire sert l’idée que le mérite républicain fonctionne en France. Je suis censée être l’illustration en chair et en os du « quand on veut on peut ». Un homme politique n’hésite même pas à disqualifier mes parents lors d’une émission télévisée en direct pour vanter l’ascenseur social. Selon lui, seule la République sauve des enfants comme moi de leur condition et de leur famille.
« Le traitement différencié, ce sont les institutions qui me l’ont appris »
Mais rien n’aurait été possible sans ma mère ! Et les institutions françaises ne lui ont pas facilité la tâche. Vivre dignement, éduquer ses enfants dignement a été dur ! J’ai été peu confrontée au racisme des autres dans ma vie d’enfant. Ou plutôt, je n’étais pas outillée pour le comprendre et encore moins en saisir les ressorts. Le traitement différencié, ce sont les institutions qui me l’ont appris.
Scène 1
L’instituteur me convoque sur le temps de récréation. J’ai 7 ans. Il me réclame depuis plusieurs jours un classeur bleu. L’argent manque à la maison. Quand il y en a, il est consacré prioritairement à payer le loyer et à faire bouillir la marmite. Ma réponse, ou mon silence, pour justifier l’absence du matériel est sanctionnée par une claque derrière la tête qui vient frapper le bord de la table. J’en garde une cicatrice sur l’arcade droite. Mon père, à qui je me confie, baisse les yeux et me demande pardon. Je comprends d’abord que nous sommes pauvres avant d’apprendre que le noir de ma peau m’expose au danger. Être une enfant ne protège pas.
L’injustice est indissociable de nos vies hexagonales. Dans la nuit du 27 au 28 novembre 1986, Sagui Cissoko, mon père, et Massou Cissoko, ma petite sœur, meurent dans un incendie criminel. Sept morts au total, dont quatre enfants. D’autres immeubles majoritairement occupés par des familles immigrées « prennent feu » dans l’arrondissement et au cours de la même période.
D’autres morts encore. Mais les euphémismes sont coutumiers quand il s’agit de dénoncer les crimes dont sont victimes les non-Blancs. Les immeubles « prennent feu ». Peu importe si les incendiaires ont utilisé des pneus, des chiffons imbibés d’essence… Quoi qu’il en soit, les coupables se retrouvent rarement dans le box des accusés. Affaire classée.
Je suis noire !
La classe n’efface pas la race. La race est un élément majeur du traitement social des individus. Une assignation rappelée à la journaliste Rokhaya Diallo qui s’est fait invectiver par une auditrice de Sud Radio (2) bien consciente des privilèges rattachés à sa blanchité : « Parce que Mme Diallo, elle n’aurait pas bénéficié de tout ce que donne la France, je crois qu’il y a de fortes chances qu’elle serait en Afrique, avec 30 kilos en plus, 15 gosses en train de piler le mil par terre et d’attendre que son mari lui donne son tour entre quatre autres épouses. »
« Nous sommes la France et nous la faisons ! »
La France nous voudrait ad vitam aeternam redevables. Redevables génération après génération. Aussi parce que les réussites obtenues de haute lutte par les uns provoquent le courroux et l’insécurité chez les autres, car quiconque détient le pouvoir a peur de le perdre. Nos ancêtres ont fait la France. Nous sommes la France et nous la faisons !
Et nous continuerons à faire la France avec le bagage identitaire qui est le nôtre. À titre personnel, mon grand-père, Faly Cissoko, a fait la Seconde Guerre mondiale et a gardé, pour seule marque de gratitude de son enrôlement forcé, son casque de soldat. Mon père, Sagui Cissoko, est venu nourrir le contingent des travailleurs en exil dans les usines Renault puis celui des ouvriers en bâtiment.
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Massiré Dansira, ma mère, est morte à l’âge de 59 ans – sans doute 55 ans en réalité, car elle avait été vieillie sur ses papiers pour venir en France. Elle est morte prématurément d’avoir lutté pour élever ses enfants dans le danbé, la dignité, la vertu cardinale des Bambaras, malgré l’hostilité du pays d’accueil.
Morte prématurément d’avoir combattu les institutions judiciaires qui refusaient de la reconnaître comme victime alors que le caractère criminel de l’incendie qui lui coûtera un mari et une enfant, Massou Cissoko, était incontestable.
Elle mourra prématurément de chagrin à cause des institutions hospitalières qui la renverront chez elle avec son fils malade, Moussa Cissoko. Il décédera dans ses bras le lendemain des suites d’une méningite. Elle mourra prématurément de s’inquiéter pour ses enfants qui eurent maille à partir avec une institution scolaire qui n’a jamais misé sur eux. Elle mourra prématurément de s’angoisser pour son fils aîné presque quotidiennement soumis au harcèlement de l’institution policière…
« On ne s’attend pas à ce que celle qui s’exprime si bien soit noire »
La classe n’efface pas la race. Mes conditions de vie actuelles ne sont plus celles de mon enfance. Mais ce confort matériel ne me protège pas des micro-agressions quasi quotidiennes. Cette façon de détourner le regard et de vous ignorer. Cette surprise à la première rencontre. On ne s’attend pas à ce que celle qui s’exprime si bien au téléphone, ou par courriel, soit noire, malgré un prénom qui n’est pas celui d’un saint chrétien.
« Ah, c’est vous ?
– Oui, c’est moi ! Pourquoi ? »
Le problème du racisme est qu’il s’exprime de façon insidieuse. J’en fais mon affaire du/de la raciste qui m’insulte de « sale négresse ! ». En France, on aime à penser que les racistes sont de méchants incultes. Mais la réalité est plus complexe. La société a construit des hiérarchies et par conséquent des individus qui se pensent supérieurs. Même sans toujours en avoir conscience.
Scène 2
Je suis à Sciences-Po depuis peu de temps. Un groupe d’étudiants demande à entrer dans notre classe. Ils récoltent des dons. Ils nous distribuent une feuille avec les modalités de la collecte et cette formule : « Un bol de riz pour Haïti », à la suite du tremblement de terre de 2010. Ils sont la future « élite de la nation » française. J’interpelle le professeur. Pourquoi une telle condescendance ? Mais elle ne semble pas disposée à ouvrir le débat. Fin de la discussion.
Depuis quelques années, j’interviens épisodiquement dans des collèges de quartiers populaires. Injonction est faite toujours aux mêmes de se conformer à la norme : celle du sommet qui parle à la base sans jamais l’écouter. Je voudrais épargner à ces adolescents quelques-uns des chemins de traverse que j’ai eu à emprunter, tenter modestement de les armer pour affronter les injustices de leur quotidien. Aussi les écouter, entendre leur légitime colère, tenter d’en faire quelque chose de constructif.
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Lors de nos échanges, je fais le parallèle entre leurs parents et les héros grecs. Vos parents sont des héros et des héroïnes. Ils ont fait l’aventure, ont bravé les frontières au péril de leur vie et se sont installés dans un pays étranger. Ils vous ont élevés malgré les humiliations et le mépris. Mon but est de leur faire comprendre que l’histoire prend un tout autre sens selon qui la raconte ou l’écrit et pourquoi il/elle le fait.
« … Vous pouvez faire preuve de beaucoup de volonté mais les cartes sont biaisées dès le départ. Tout n’est pas de votre faute. Maintenant qu’on a dit ça, qu’est-ce qu’on fait ?
– Oui, mais Madame, pour vous c’est facile, vous ne pouvez pas comprendre…
– Si, je comprends, en tout cas j’essaie. Je n’ai plus votre âge, mais je reste des vôtres. »
Les vrais séparatistes sont ces quelques-uns qui continuent à s’enrichir indécemment, même en période de crise sanitaire globalisée. Et ce, peu importe le coût humain ou environnemental. Comme disait ma mère, qui ne savait ni lire ni écrire mais possédait une intelligence pratique redoutable : « Un pays qui met l’individu au-dessus du bien commun ne peut rien donner de bon. » Les plus vils gagneront à ce jeu mais nous échouerons collectivement.
« L’ignorance, le déni, l’arrogance et l’opportunisme participent à ce que soient rendues invisibles, silencieuses, voire criminelles les luttes menées par les dominés »
Un pauvre ne choisit pas là où il habite, les écoles où il inscrit ses enfants. C’est d’autant plus vrai s’il est noir ou arabe… On aime l’entre-soi dans ces établissements. Il est temps de s’interroger sur la réalité des autres. Et sur l’hostilité à entendre ce qu’ils ont à dire.
L’exercice peut être inconfortable, je le conçois. C’est admettre que vous ne devez pas votre réussite qu’à votre mérite. C’est accepter de vous décentrer et de questionner vos privilèges en tant que Blancs. De vous taire aussi pour écouter les victimes.
Thomas Chatterton Williams, pour une « société post-raciale »
Mais c’est la seule manière de rompre avec les « Trois Grâces du racisme », selon la formule de l’écrivaine et réalisatrice française Mame-Fatou Niang. L’ignorance, le déni, l’arrogance, auxquels j’ajouterais volontiers l’opportunisme. Car ces quatre maux participent à ce que soient rendues invisibles, silencieuses, voire criminelles les luttes menées par les groupes dominés. Ils contribuent à la permanence des violences sur les corps, à la fragilisation de leur santé mentale, à leur mort prématurée. Ils favorisent le statu quo.
→ EXPLICATION. Racisme : d’où vient l’expression « privilège blanc » ?
Béatrice Bouniol : Aya commence la boxe à 8 ans, la compétition à 9, au sein du club de quartier, puis au Boxing Club de Paris 20e. À 11 ans, elle gagne son premier championnat de France, dans la catégorie benjamins. En 1999, elle devient championne de France et du monde de boxe française. Après ses études de comptabilité en alternance, elle remporte à nouveau les championnats du monde de boxe française en 2003.
Deux ans plus tard, elle se met à la boxe anglaise. En dehors de ses heures de travail, elle s’entraîne six jours sur sept. En 2006, elle remporte les titres de championne de France, de l’Union européenne, d’Europe et du monde de boxe anglaise.
À Delhi (Inde) en novembre 2006, lors du combat pour le titre mondial, elle se blesse gravement aux cervicales. Sa moelle épinière est touchée lors de l’opération, provoquant des douleurs récurrentes. Après quinze jours à l’hôpital parisien de la Salpêtrière et plusieurs mois de rééducation, tombe la décision de la fédération : « Par mesure de précaution, vous ne boxerez plus. »
C’est dur, la boxe
Aya Cissoko : Personne ne m’a jamais demandé si j’aimais la boxe. C’est dur, la boxe. Je donne des coups, j’en prends aussi. Je sais également que beaucoup de gens m’apprécient à cette époque parce que je gagne. Si cela cesse, je ne suis rien. Du moins, c’est ce que je pense à l’époque. La boxe nourrit mon narcissisme. Surtout, elle me permet de déconnecter, de mettre ma tête sur pause, de rompre avec la dureté du quotidien. La boxe est violente, mais la vie plus encore.
Écoute ton corps, écoute ton corps. Sois dure au mal, fais preuve de résistance, dompte tes peurs
Mon professeur de sport à l’école primaire est aussi mon premier entraîneur. Que je réussisse avec mon corps lui semble normal, mais avec mon intellect, beaucoup moins. Mes résultats scolaires l’étonnent. Bien des années plus tard, quand je lui demanderai une lettre de recommandation pour Sciences-Po, il ne sera pas là. Chacun sa place.
« Le sport est un formidable levier pour maintenir les hiérarchies au sein de nos sociétés »
Il nous faudra rompre avec le mythe selon lequel le sport est un formidable outil d’intégration, favorisant l’inclusion ou la diversité. Les réussites individuelles ne doivent pas occulter le fait que le sport est inique. Et qu’il est un formidable levier pour maintenir les hiérarchies au sein de nos sociétés : les corps laborieux contre les corps « sachants ». Le sport de haut niveau est politique.
Il suffit de prendre le temps de regarder qui sont à la tête des organes de décision et qui sont celles et ceux qui suent sur les terrains. Un autre exemple. Prenons la savate boxe française que j’ai pratiquée pendant près de quinze ans. Faisons un comparatif entre deux disciplines qu’elle propose : le combat et l’assaut.
L’assaut, où l’on touche son adversaire avec interdiction de porter ses coups, rassemble une population plutôt blanche. Le combat, qui est la recherche du KO, une population à majorité « racialisée ». La technique pour les uns et la force pour les autres.
Scène 3
Je suis au collège. Avec ma meilleure amie, je découvre que les Blancs aussi peuvent avoir des problèmes. Son père est raciste et violent, ma famille hantée par les morts. Nous n’en parlons jamais mais la lourdeur de nos vies nous rapproche. Nous sommes adeptes du shopping à l’œil. Un jour de malchance – de chance avec le recul –, je me retrouve au commissariat face à un policier. « T’as l’air très intelligente, t’as rien à faire là. Que je ne te revoie plus ici ! » Il me parle comme à une personne qui vaut le coup.
Des personnes de bonne volonté, nous en avons rencontré. Simone Kientzi et Marc Éric Poncey, tous deux assistants sociaux, et l’avocat Me Serge Beynet, qui seront à nos côtés pour que nous soyons finalement indemnisés. Emmanuelle Huisman-Perrin, professeure à Sciences-Po, qui m’apprendra tant avec bienveillance. Et même ce policier dont je me souviens encore, moi qui ai vu ses collègues si souvent se comporter dans la cité comme des voyous.
« J’élève ma fille comme une enfant française bien sûr, mais une enfant française noire »
Ces rencontres ont permis à ma mère de tenir et à nous, ses enfants, de continuer à croire en l’homme. Elles ont adouci les injustices avec une force et une élégance dont je leur suis pour toujours reconnaissante. Mais je me répète, je ne dénonce pas les comportements individuels mais le racisme structurel et les discriminations systémiques qui en découlent. Ce sont les hiérarchies installées que je pointe du doigt. Aujourd’hui, j’élève ma fille comme une enfant française bien sûr, mais une enfant française noire. Elle est l’enfant d’un père blanc et d’une mère noire.
→ CHRONIQUE. « Noir » et « Blanc » ne sont pas des couleurs
Car le temps a passé et je suis devenue mère. À mon tour d’accompagner cet enfant qui ne m’appartiendra jamais tout à fait, pour qu’elle grandisse en étant fière de chacune des strates de ses identités. Le bagage académique et culturel qui est le mien m’épargne un grand nombre des difficultés rencontrées par ma mère.
Mais la classe n’efface pas la race. Cette façon de s’étonner de ses aptitudes depuis le jardin d’enfant. Les stratégies que l’on met en place avec son papa blanc pour qu’il se rende seul à certains rendez-vous car sa parole aura sûrement davantage de poids. Des stratégies d’évitement et de contournement qui ont pour but avant tout de préserver ma santé mentale.
Je ne tiens pas de grands discours à mon enfant. Je fais en sorte qu’elle grandisse dans la fierté de ce qu’elle est, entourée de poupées noires, bercée par des chants, des lectures, des histoires qui évoquent ses origines maliennes. Car je sais qu’à l’extérieur elle sera abreuvée d’images blanches.
Il y a d’autres vécus, d’autres existences, et elles ne sont pas moins légitimes. Tu es française avec des origines maliennes, espagnoles, écossaises, juives d’Europe de l’Est, et c’est formidable. Tu es tout cela, ma fille. Il n’y a pas de hiérarchie à faire. D’autres le feront sans doute. Mais toi, grandis dans toutes ces sphères pour être forte.
Je veux que mon enfant soit en sécurité, qu’elle soit libre d’aller et venir à sa guise, libre d’être ou ne pas être, qu’elle soit elle dans son entièreté. Elle n’a pas à « choisir son camp ». Il n’y a pas de camp à choisir entre être blanc et être noir. Je veux qu’elle soit fière de sa grand-mère, femme de ménage noire qui a gardé la tête haute, sans ressource et avec si peu d’aide.
Je suis obligée de l’armer contre l’assurance blanche, cette façon de savoir mieux que les autres. Je suis obligée de l’armer comme ma mère l’a fait avec moi. D’une certaine manière, il ne peut pas y avoir d’innocence chez nos enfants, et cela me met en colère.
Ne te laisse pas enfermer dans la candeur, car tôt ou tard on te ramènera à la réalité.
La candeur reste le privilège des Blancs. Ils ne s’aperçoivent même pas pour la plupart que leurs propos, leur posture sont racistes. Je comprends qu’ils se sentent agressés quand on le leur fait remarquer car ils ne se définissent pas ainsi. Mais ayez au moins le souci d’entendre ! De vous mettre à la place de l’autre, d’être à l’écoute de ce qu’il peut ressentir. Si vous voulez apprendre, ou plutôt désapprendre, les hiérarchies qui structurent notre société et vous ont donné la meilleure place, ce n’est pas les podcasts et les livres qui manquent. Mettez-vous au travail. Car votre candeur a un revers. Notre pesanteur.
« Vous ne pouvez pas éternellement demander aux victimes de vous éduquer »
Agir ainsi n’est pas une habitude, ça peut même être ressenti comme un danger pour vous qui n’avez jamais eu besoin de prêter attention à notre présence. Mais on est là. Vous ne pouvez pas éternellement demander aux victimes de vous éduquer. Et quand elles se plient à l’exercice, leur opposer des : « Tu exagères, t’es trop sensible, parano ! Vous voyez le mal partout, on ne peut plus rien dire, bla bla bla… »
Il faudrait vous apprendre ce qu’est le racisme sans trop vous bousculer. Mais la tranquillité des uns ne peut se faire au détriment de la santé mentale et/ou l’intégrité physique des autres. Violences qui peuvent conduire jusqu’à la mort.
Thomas Chatterton Williams, pour une société post-raciale
C’est la naissance de sa fille, petite blonde aux yeux bleus, qui a tout déclenché. Dans un texte très personnel, l’essayiste américain, marié à une Française, relate comment il s’est alors interrogé sur son identité noire, jusque-là évidente à ses propres yeux comme à ceux des autres. Au fil de ce récit, qui n’évite aucune complexité, il signe un manifeste pour une société qui aurait dépassé toute désignation raciale.
→ RENCONTRES IMPROBABLES. Thomas C. Williams, une liberté si soudaine
Autoportrait en noir et blanc, Grasset, 2021, 224 p., 19,50 €.