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La mort de Mehdi Farghdani : une crise de paranoïa et six balles dans le corps...

La mort de Mehdi Farghdani : une crise de paranoïa et six balles dans le corps lors d’un assaut policier

ENQUÊTECinq ans après le décès de cet ancien militaire de 32 ans, sa mère continue de se battre pour obtenir justice dans ce qu’elle estime être une « bavure ».

 

Ce 7 janvier 2016, Mehdi Farghdani n’allait pas bien. Réfugié dans son appartement de Cergy (Val-d’Oise), l’ancien militaire de 32 ans se croyait menacé par des hommes armés de fusils à pompe venus le tuer. Sa crise de paranoïa s’est soldée par un drame : ce jour-là, Mehdi est tué de six balles lors d’un assaut de police. Plus de cinq ans après les faits, une information judiciaire est en cours et les circonstances de sa mort ne sont toujours pas élucidées.

 

L’affaire Mehdi Farghdani résonne tragiquement avec celle d’Amadou Koumé, Mohamed Gabsi, Shaoyao Liu, Mohamed Boukrourou… Toutes ces victimes, tuées au cours d’une intervention de police, souffraient de troubles mentaux avérés. Une récurrence des cas qui a conduit le Défenseur des droits à pointer, à plusieurs reprises, des lacunes dans la formation des forces de l’ordre, ainsi qu’à rappeler les règles professionnelles en vigueur : privilégier toujours le dialogue ; solliciter un service médical d’urgence ou les pompiers lorsque les policiers savent à l’avance que la personne est « en état d’agitation », selon la terminologie de la police nationale.


Dans le cas de Mehdi Farghdani, les policiers savaient à qui ils avaient affaire. Trois ans auparavant, en 2013, « un psychiatre avait recommandé qu’il fasse l’objet d’une mesure d’obligations de soins, rapporte Fabienne Annilus, l’avocate de la famille. Quelques jours avant le drame, se sentant persécuté, il s’était réfugié au commissariat de Nanterre. » Dans La Gazette du Val-d’Oise, une voisine avait décrit quelqu’un de « très gentil, très respectueux », mais « paranoïaque ». « Il disait qu’il entendait quelqu’un dans sa tête qui l’insultait. »

Selon sa mère, Christine Roullet, il lui arrivait souvent de croire que des gens en voulaient après sa vie :

« Mon fils avait servi une dizaine d’années dans l’armée de l’air. Il était monté en grade pour devenir caporal, avait intégré les brigades antiterroristes, s’était rendu dans plusieurs pays, avait été médaillé… Il ne me parlait jamais de ses missions. Ce que je sais, en revanche, c’est qu’il était tout sauf un criminel ! Mais sans doute que dans notre pays, il ne vaut mieux pas s’appeler Mehdi et avoir des origines iraniennes. »

« Une intervention bâclée »

Le 7 janvier 2016, Mehdi Farghdani est seul, chez lui, avec ses fantômes. Il est environ 14 heures lorsque, depuis sa fenêtre, il demande à un passant d’appeler la police car des hommes armés voudraient le tuer. Sur place, les policiers constatent qu’il n’y a aucun agresseur et que Mehdi tient des propos délirants. Ils resteront une partie de l’après-midi derrière la porte, car le trentenaire refuse de leur ouvrir, persuadé qu’ils sont de faux policiers. En l’absence d’infraction et sur ordre du parquet du tribunal judiciaire de Pontoise, ils n’interviennent pas et finissent par quitter les lieux.

Mehdi Farghdani se retrouve de nouveau seul. Il n’a pas de téléphone et sa clé sera retrouvée coincée dans la serrure. Seule solution pour s’enfuir : la fenêtre. Vers 18 h 30, un riverain appelle les secours pour signaler qu’un homme marche sur la corniche de l’immeuble. Mehdi est en train de passer de balcon en balcon. Après une altercation à la fenêtre d’un voisin, il trouve refuge dans un studio vide. Dix minutes plus tard, les policiers sont de retour dans l’immeuble et décident, cette fois, d’intervenir. Ils défoncent la porte du studio au moyen d’un bélier. Six policiers de la brigade anticriminalité (BAC) investissent la pièce de moins de 15 m² plongée dans la pénombre et mènent un assaut.

Selon les déclarations des policiers – reprises à l’époque des faits par le procureur de Pontoise, Yves Jannier –, Mehdi les aurait menacés avec un couteau et aurait blessé l’un d’eux. M. Jannier évoquera « une plaie de 10 cm de long, profonde de 4 cm » au bras du fonctionnaire, mais qui, selon nos informations, paraît difficilement imputable à Mehdi Farghdani. En face, la réponse des policiers aurait été « graduée » : bouclier balistique, taser, arme à feu. Un policier tire à neuf reprises. Mehdi Farghdani est touché de six balles, dont deux mortelles, sous l’œil gauche et dans le cou. Le procureur décrira, dans Le Parisien, un « homme très violent » ; « les policiers m’ont parlé d’une vraie bataille ».

A aucun moment, il ne remet en cause l’intervention de la BAC, des « gens expérimentés et entraînés pour intervenir dans l’urgence ». Pour Georges Moréas cependant, ancien avocat de Christine Roullet et ancien commissaire de police (il tient par ailleurs le blog « POLICEtcetera »), il n’est « pas admissible » que les policiers aient eu recours à la force alors qu’ils connaissaient l’état de détresse psychologique de Mehdi, pour avoir passé trois heures derrière sa porte l’après-midi :

« Qu’est-ce que la BAC a à voir avec cette intervention ? Pourquoi les policiers n’ont-ils pas sollicité une équipe médicale, ou bien fait appel à un service spécialisé, comme le RAID, entraîné à ce genre de situation et assisté de psychologues ? Si Mehdi est mort ce jour-là, c’est que le système a totalement dysfonctionné. C’est une intervention bâclée. »

Des zones d’ombre demeurent

Deux enquêtes sont ouvertes par le procureur. L’une contre le défunt pour « tentative d’homicide volontaire », confiée à la police judiciaire de Versailles ; l’autre pour « violences volontaires par une personne dépositaire de l’autorité publique ayant entraîné la mort sans intention de la donner », aux mains de l’inspection générale de la police nationale. En mai 2016, le parquet classe l’affaire sans suite pour « absence d’infraction ». Christine Roullet dépose plainte avec constitution de partie civile et obtient, en novembre 2017, l’ouverture d’une information judiciaire.


Depuis, la partie civile tente de remettre en cause la thèse de la légitime défense des policiers. « Nous arrivons désormais au bout de l’instruction et beaucoup de questions demeurent sans réponse, déplore Me Annilus. On nous a refusé un certain nombre de mesures nécessaires à la manifestation de la vérité : des expertises complémentaires, une reconstitution des faits, un dépaysement… » Contacté, le procureur actuel de Pontoise, Eric Corbaux, n’a pas souhaité s’exprimer. La direction départementale de la sécurité publique n’a pas non plus répondu à nos sollicitations.


Des zones d’ombre demeurent pourtant. Mehdi Farghdani a-t-il vraiment blessé un agent de la BAC avec un couteau ? La question se pose, alors que, selon nos informations, une balle a été extraite de la main de cet agent lors d’une intervention chirurgicale après l’assaut. Une chose est sûre : le policier qui a fait feu a d’abord touché son collègue avant d’abattre Mehdi Farghdani. De cet incident, le procureur n’a jamais fait état.

D’ailleurs, rien n’est venu prouver que Mehdi Farghdani avait utilisé un couteau. Le seul couteau saisi dans le studio est un couteau de cuisine, retrouvé sur le lit, à deux mètres du corps. Or, une expertise a montré que ce couteau ne présentait ni de trace de sang, ni les empreintes de Mehdi – les traces d’ADN prélevées sur l’objet n’étaient pas les siennes. Mehdi Farghdani ne l’a donc pas touché. En septembre 2020, les avocats de la partie civile ont demandé que cet ADN soit comparé à celui des policiers, mais le juge d’instruction leur a refusé cette expertise.

« Perquisition sans autorisation »

Il y a bien une arme qui a été retrouvée dans la main droite de Mehdi Farghdani par le médecin légiste au moment de la levée de corps. Mais une arme inoffensive : un manche de couteau… sans lame (et aucune brisure de lame n’a été retrouvée dans la pièce). Cet objet a été photographié mais n’a pas été saisi, tout comme les vêtements de Mehdi et sa chaîne de cou. En 2019, Christine Roullet a porté plainte pour « obstacle à la manifestation de la vérité ». Elle a également déposé une plainte pour « violation de domicile » en raison d’une perquisition au domicile de son fils – qui n’est donc pas le lieu de l’infraction –, le soir de sa mort, au cours de laquelle des couteaux de cuisine ont été saisis. « Une perquisition sans autorisation, sans témoin et en dehors des heures légales », dénonce Georges Moréas.

Pour Christine Roullet, il ne fait aucun doute que les policiers ont cherché à camoufler une « bavure ». « Ça s’est passé dans un appartement, sans témoin, sans caméra, ils ont pu maquiller comme ils voulaient. » Personne, dit-elle, ne l’a prévenue de la mort de son fils. Et elle n’a pas été autorisée à voir le corps avant les funérailles. En revanche, le policier tireur a, lui, été médaillé par le préfet du Val-d’Oise pour sa « célérité d’action lors de cette intervention délicate ».

Mme Roullet attend maintenant que justice soit rendue à son fils. « S’il le faut, assure-t-elle, j’irai jusqu’à la Cour européenne des droits de l’homme [CEDH]. » En 2017, la France a été condamnée par la CEDH pour « traitements inhumains et dégradants » dans l’affaire Mohamed Boukrourou, un homme de 41 ans suivi pour une pathologie psychiatrique, mort en 2009 dans un fourgon de police dans le Doubs.


Dans plusieurs de ses décisions – au moins huit à notre connaissance –, le Défenseur des droits a constaté des manquements déontologiques des policiers face à des personnes qui n’étaient pas dans leur état normal au moment de leur interpellation. Manquements le 26 mars 2017, quand Shaoyao Liu, un ressortissant chinois de 56 ans connu pour ses antécédents psychiatriques, a été tué chez lui à Paris, devant ses enfants, par un policier au moyen d’un fusil d’assaut. Manquements lorsque Amadou Koumé, 33 ans, est mort lors de son interpellation dans un bar parisien le 5 mars 2015, alors qu’il était en pleine crise d’angoisse. Les policiers avaient pratiqué sur lui deux clefs d’étranglement ainsi que la technique du maintien à plat ventre, reconnue comme tout aussi dangereuse.

A chaque fois, le Défenseur est venu rappeler qu’il était injustifiable que des forces de l’ordre en nombre ne parviennent pas à prendre en charge des personnes isolées et en crise de panique, sans que cela aboutisse à la mort de l’interpellé.

 

 

 

 

Notre rubrique « Au nom de la loi » sur les personnes mortes lors d’interventions policières

 

Ibrahima Bah, Shaoyao Liu, Wissam El-Yamni, Babacar Gueye, Angelo Garand… Derrière ces noms, il y avait des vies, celles de femmes et d’hommes tués au cours d’une intervention policière et dans des circonstances souvent peu claires, voire contestées. Sans angélisme ni stigmatisation, Le Monde a choisi de replonger dans ces dossiers pour raconter leur histoire à travers leurs proches, mais aussi en se basant sur les faits et les éléments de l’enquête. Avec, d’un côté, des policiers qui assurent avoir agi dans le cadre de la loi et, de l’autre, des familles qui attendent des explications et une justice, au nom de cette même loi.