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François Léotard : «  La haine est en train de naître en France  »

ENTRETIEN. L'ancien ministre de la Défense et de la Culture analyse la crise des Gilets jaunes et les violences qui en découlent depuis plusieurs semaines.PROPOS RECUEILLIS PAR FLORENT BARRACO

Il était le Macron des années 1980. Jeune, ambitieux, prometteur. Il souhaitait rénover la droite. Puis la France. Mais une génération solidement accrochée – Giscard, Chirac, Pasqua –, des affaires judiciaires (le financement occulte du Parti républicain) et la mort de son frère ont finalement empêché François Léotard d'avoir ce grand destin. C'est donc le vieux sage de la politique et l'écrivain que nous sommes allés sonder.

Son dernier ouvrage, un exercice de style plutôt réussi, s'intitule Petits éloges pour survivre par temps de brouillard. Gilets jaunes, Emmanuel Macron, crise de confiance dans le politique... L'ex-ministre de la Défense et de la Culture pose son regard sur un nouveau monde qu'il accuse d'être à la fois naïf et inconscient du tragique de l'histoire.

Le Point : Votre livre s'intitule Petits éloges pour survivre par temps de brouillard. Vivons-nous aujourd'hui dans le brouillard ?

François Léotard : Incontestablement, oui. Et pas simplement en France. Ayant été formé par la lecture de la Bible, je pense à une analogie – qui est un peu excessive peut-être : l'époque que nous vivons ressemble à la neuvième plaie d'Égypte, qu'André Chouraqui avait présentée comme La Ténèbre. C'est le moment où l'on ne voit plus très clair, où « l'on ne reconnaît plus son frère » et où on ne voit plus très bien ni son passé ni son futur. Nous vivons une époque similaire avec une absence de lisibilité. Quand j'étais au gouvernement, c'était une période plus facile à interpréter. C'était la guerre froide. Il y avait d'un côté les bons, de l'autre les méchants : le bloc de l'Ouest et l'Union soviétique. L'évolution actuelle du monde est plus difficilement compréhensible. Il faut ajouter les nouveautés technologiques : l'irruption du numérique est aussi importante que celle de l'imprimerie de Gutenberg. Cela désoriente et nous donne moins de repères. La problématique du changement climatique pose aussi des questions énormes. Et lorsqu'on tente d'y répondre, on est insulté.

Justement, quel regard portez-vous sur le mouvement des Gilets jaunes ?

Je ne partage pas la façon dont se fait la révolte. Il existe d'autres manières d'agir. La haine qui est en train de surgir – contre le président de la République, mais aussi contre toute autre forme d'autorité – est dangereuse. Je suis en train de lire Les Idéologies du ressentiment de Marc Angenot. Dans son livre, il explique que les personnes qui sont dans une situation difficile ne se remettent pas en cause elles-mêmes, mais accusent les autres. C'est la faute aux puissants, aux patrons, à l'Autre. C'est une attitude sectaire. Bien sûr, il faut écouter la colère et le désespoir des Gilets jaunes, mais faut-il nécessairement les suivre ? Faut-il accepter cette violence – qui n'est pas du seul fait des Gilets jaunes ?

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Dans un sens, leur mobilisation leur a permis d'enregistrer deux victoires : dans un premier temps, le gouvernement a annulé les hausses de taxes et dans un deuxième temps, Emmanuel Macron a amorcé un léger tournant social…

Est-ce que le président n'a pas eu tort ? Ne fallait-il pas attendre ? Quand de Gaulle était face au mouvement de Mai 68, il a parlé de chienlit puis s'est tu. Il a créé un mouvement de réponse qui a été très efficace puisqu'il y a eu une manifestation d'ampleur en sa faveur, puis il a gagné les législatives. Mais il y a aujourd'hui une vraie crise d'autorité. Et cette crise se paiera très cher. Prenez les lycéens : Parcoursup a été voté par l'Assemblée et pourtant les lycéens se révoltent. Mais ce ne sont pas des victimes ! Il faut comprendre un minimum les règles de la démocratie. Bloquer une route, ce n'est pas un délit, c'est un crime. C'est la cour d'assises. Bien sûr, et heureusement, on n'applique pas ces peines, mais on sous-estime ce que cela signifie : c'est une atteinte à la liberté de l'autre. Les Gilets jaunes ne sont pas seuls au monde. Et plus on donnera des choses, plus ils en réclameront, plus il y aura de tensions. Le courage politique, c'est de dire stop, on n'a plus les moyens. Qui finance ces mesures ? La dette. Cela va créer de l'inflation. Et qui seront les principales victimes de l'inflation ? Les Gilets jaunes. Il ne faut pas oublier que c'est l'inflation qui a créé Adolf Hitler.

On peut tout de même comprendre cette colère…

La colère, oui, la haine non. J'aime beaucoup cette phrase d'Alain Finkielkraut : « La démocratie, c'est l'organisation de la discorde. » La discorde fait partie de la démocratie, mais il faut qu'elle soit organisée Le président de la République n'a pas parlé de cela dans son allocution. Il aurait dû dire : « discutons tant qu'on veut, débattons, disputons-nous, mais pas de haine ». Car elle est en train de naître. Et à chaque fois que la haine est née dans notre pays, ça a mal fini.

Est-ce que ça peut mal finir, pour reprendre le titre de votre livre contre Nicolas Sarkozy ?

Tout est possible en France. Nous sommes un peuple impétueux. Un peuple spécialisé dans la guerre civile. Et nos hommes politiques ont une forme de naïveté. La résistance à la foule, à la haine, est une forme de résistance. Je ne suis pas sûr que le président actuel puisse résister. Sa jeunesse dans la pratique du pouvoir est un handicap. Pour ma part, j'ai beaucoup appris en étant maire de Fréjus. Cette fonction vous met au cœur de la société. Vous êtes le chef de la tribu et vous passez votre temps à arbitrer des conflits. Or, on voit chez le président de la République une volonté d'ignorer les corps intermédiaires. C'est une erreur. Comme disait Maurras – et je ne suis pas suspect d'être maurassien : « le Roi en ses Conseils, le Peuple en ses États. » Qu'on laisse le peuple, via le Parlement, délibérer sur les impôts et le président gère lui la technocratie. Depuis le début du quinquennat, il y a une morgue dans le pouvoir central que les élus locaux ont deviné.

Ce qui explique qu'Emmanuel Macron soit la cible des critiques ? Quid des petites phrases ?

Le comportement du président a été mal interprété. J'ai voté pour Emmanuel Macron et j'approuve les réformes qu'il a déjà faites (SNCF, loi travail). Elles étaient nécessaires et courageuses. Mais il a peut-être donné prise à ces critiques en s'affichant dans une certaine presse people en jouant avec le feu avec des petites phrases. Cela ridiculise la fonction. Il n'a pas su garder la distance nécessaire que la fonction exige. La France est à la fois « monarchiste et régicide ». Il y a dans notre époque une méconnaissance du tragique de l'histoire.

 

 


 

 

Vous étiez une figure montante de la droite. Vous avez tenté, avec d'autres à l'époque des rénovateurs, de changer la politique française. Emmanuel Macron a réussi à le faire, et pas vous. Comment l'expliquez-vous ?

J'ai aimé son envie de vouloir réformer. C'est pour ça qu'il a réussi. Les gens en avaient assez de la stagnation et d'un personnel politique qui refusait de prendre les décisions qui s'imposent. Pourquoi lui et pas nous dans les années 1980 ? Nous avons été coupables de naïveté. La génération que nous voulions renverser était trop coriace. Le RPR était une organisation très solide, on affrontait des Pasqua ou des Chirac, ou des gens qui sortaient de l'histoire de France, comme les Compagnons de la Libération. Et puis nous avons sans doute surestimé nos propres capacités et en même temps, on doutait beaucoup. Lors du meeting de Fréjus en 1987, j'ai contesté Jacques Chirac, mais je n'ai osé aller plus loin et l'affronter en 1988. Macron, lui, a osé affronter le vieux monde.

Comment se porte la droite ?

Je suis très pessimiste. On a l'impression que les gens du MoDem ou des Républicains poursuivent des intérêts très égoïstes, quasiment sectaires. Cela m'afflige. La droite n'est pas assez ouverte, pas assez intelligente. Critiquer Macron comme ils le font, c'est injuste. Les mesures que le président a prises, ils auraient bien aimé les faire. Cet esprit de secte m'est devenu insupportable. À l'époque, on combattait le FN, les communistes. C'étaient de vrais combats. Aujourd'hui, on assiste à des petites querelles avec beaucoup de postures. Et les gens s'en rendent compte.

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Durant votre carrière politique, l'un de vos combats a été la lutte contre le Front national. Quel regard portez-vous sur Fréjus qui a voté pour David Rachline en 2014, lequel semble en bonne position pour être réélu ?

C'est une tristesse immense. J'espère que des citoyens essaieront de le battre à la prochaine élection. Il y a quelques semaines, je remarquais une passivité qui me préoccupait. Mais cela change. À côté du maire, il y a de vrais fascistes. Il faut que cela change.

Pourriez-vous être candidat ?

Quand je fais le marché à Fréjus, certains me le demandent. Mais je ne reviendrai pas. À mon âge, ce serait ridicule. Mais s'il y a des jeunes et surtout des femmes qui s'engagent, je les encouragerai.

Comment avez-vous choisi les thématiques de vos Éloges  ?

Par goût du paradoxe. Vanter l'incompétence alors que l'on vit dans une société qui valorise la compétence à outrance, cela me faisait rire. Tout comme l'éloge du vieux con qui nous rend plus intelligents était intéressant. Je souhaitais également bousculer la gentillesse générale. Je suis profondément gentil, mais je n'aime pas cette espèce de guimauve. On édulcore les problèmes. Lisez un livre par jour, me disait mon père. C'était un bon conseil.

On a l'impression que vous regrettez aussi le temps d'avant. François Léotard est-il devenu réactionnaire ?

J'ai beaucoup aimé Les Brèves de comptoir. Dans une des brèves, un personnage disait : « L'avenir, c'était mieux avant. » Je me suis inspiré de tout ça. Il y a des éloges très sincères – celui sur mon frère, bien évidemment. Mais il y a beaucoup d'ironie et de dérision. Je sortais beaucoup avec Philippe, Patrick Dewaere et Coluche. Un soir, Coluche explique que lorsqu'on a un bras coupé, on a mal à l'endroit où le membre a été amputé. Et mon frère, lance : « Louis XVI, imagine la migraine ! » Il y avait chez ces personnes-là un humour et de la dérision. J'ai essayé de m'en inspirer tout en faisant passer un message. Je n'aime pas l'air du temps. Souvent les journalistes ou les politiques suivent les modes. C'est Rabelais et la France qui ont inventé le panurgisme.

Aujourd'hui, prenez-vous plus de plaisir dans la littérature ou dans la politique ?

Dans la littérature, c'est incontestable. Avant je lisais Le Monde, ligne par ligne. Désormais, cela dure trois minutes. Je devine en avance ce qu'il y a dans l'article. Par contre, je peux passer des heures avec des livres difficiles. Je suis un admirateur de Joyce : ce n'est pas un auteur facile, je suis allé dix fois à l'assaut, et c'est à la onzième qu'il y a eu un déclic. La lecture n'est pas quelque chose de facile, c'est un exercice de l'intelligence. Un effort de l'esprit.

Faut-il lire les livres des hommes politiques ?

Non. Ils écrivent des livres que personne ne lit, ni même eux d'ailleurs. Récemment, on m'a demandé un papier sur la Francophonie. La revue a demandé à d'autres ministres de la Culture de s'exprimer : eux ont passé leur temps à mettre « j'ai mis tant de crédits, je suis allé au Gabon » ; je n'ai pas défendu mon bilan, j'ai parlé du langage qui se créolise. De Gaulle et Mitterrand étaient des écrivains. Mitterrand, dans les avions officiels, il se mettait dans un coin, fuyait les journalistes et prenait un vieux livre. Et il me demandait ce que je lisais. Les hommes politiques d'aujourd'hui ne lisent pas. Pourtant, ils devraient revenir aux sources.

« Petits éloges pour survivre par temps de brouillard », de François Léotard, éditions L'inventaire, 185 pages, 16 euros.

Source le Point 23/12/18 à 11h31 | Source lepoint.fr