JustPaste.it

Contre la réforme des retraites, la gauche forcée d’examiner son rapport au travail

Acquis consensuel pour une majorité de Français, la retraite amène les responsables de gauche à rouvrir l’épineux dossier de la valeur travail. Les réponses varient, mais la bataille contre la réforme fait apparaître des convergences.

Par Julie Carriat

Pour une gauche en mal d’universel, de capacité à parler au plus grand nombre, la réforme des retraites est presque une aubaine. Peut-être le dernier acquis social consensuel, récompense d’une vie de travail, la retraite échappe aux procès en assistanat qui touchent d’autres prestations sociales, du revenu de solidarité active (RSA) aux allocations-chômage. Sa défense est donc un terrain précieux pour la gauche. Qui pourrait lui permettre, enfin, d’échapper aux procès en misérabilisme et en déconnexion, en faisant valoir que les deux tiers de Français opposés à la réforme ne sont ni des « paresseux » ni des idéologues déconnectés.

Cette accusation se perpétue pourtant : samedi 28 janvier, le ministre de l’intérieur, Gérald Darmanin, dénonçait dans LeParisien le « gauchisme paresse et bobo » et son « profond mépris de la valeur travail, que défendent les ouvriers et les classes populaires ». A l’heure où la mobilisation persiste contre la réforme, la gauche, déterminée à renouer les deux bouts du débat entre valeur travail et « droit à la paresse », semble hésiter sur la manière. Est-ce vraiment le bon moment pour réactiver cette discussion ? Il y a un risque à le faire : perdre en consensus parmi cette majorité de Français opposés à la réforme, qui ne sont pas tous à gauche ni adeptes des débats philosophiques sur la « société de loisirs ». A ne pas le faire aussi : à trop rester sur la défensive, les partis de gauche perdent l’occasion de faire progresser un récit alternatif sur le travail, ses mutations et le temps libre.

 

Ceux qui abordent le sujet font en général un rappel à l’histoire. C’est le cas de François Ruffin, qui évoque ces sondages menés dans les années 1980, dans lesquels les Français pensaient que l’âge de la retraite irait en déclinant, pour être fixé à 55 ans. « Quel est le sens de l’histoire ? La réduction du temps de travail », estime le député de la Nouvelle Union populaire écologique et sociale (Nupes, Picardie Debout), pour qui le tournant néolibéral impulsé par le président américain Ronald Reagan dans les années 1980 a partout inversé la logique du progrès social.

 

La gauche « paresseuse » et Vichy

Ces dernières années, à gauche, rares étaient ceux qui s’aventuraient à parler réduction du temps de travail. Peut-être parce que les 35 heures, leur bilan contesté en matière de création d’emplois, se sont vues balayées politiquement par le « travaillez plus pour gagner plus » sarkozyste et ses exonérations sur les heures supplémentaires. Dans « Les 35 heures en France : pourquoi sont-elles toujours en débat ? », en 2021, l’économiste Philippe Askenazy rappelle que les accusations d’une gauche « paresseuse » remontent à Vichy, ce discours du 17 juin 1940 de Pétain visant le Front populaire et la semaine de 40 heures : « L’esprit de jouissance a remplacé l’esprit de sacrifice. On a revendiqué plus qu’on a servi. On a voulu épargner l’effort : on rencontre aujourd’hui le malheur. » A la clé, estime-t-il, « une doctrine constante des libéraux français sur le temps de travail ».

Face à cette constante à droite, la gauche, depuis les réformes Aubry de 1998 et 2000, a finalement peu rouvert le dossier. Surtout, elle n’a pas touché à la valeur morale du travail comme source de fierté et d’identité, à l’exception de Benoît Hamon et sa proposition de revenu universel en 2017. Mais certains sont désormais prêts à le faire. « Refaisons le bilan des 35 heures !, réagit la députée écologiste Sandrine Rousseau. Il n’est pas parfait – on a donné des jours de RTT aux cadres et raccourci de vingt minutes la journée des ouvriers –, mais ces erreurs peuvent être corrigées. »

Pour l’écologiste, défenseuse du « droit à la paresse », l’opinion est mûre pour débattre du temps de travail et du temps libre. Si la réforme des retraites est si contestée, estime-t-elle, c’est d’ailleurs parce qu’en optant pour un recul de l’âge légal plutôt qu’un allongement de la durée de cotisation, elle ferme la porte à tous les salariés qui auraient été prêts à perdre en pension pour travailler moins longtemps. « Emmanuel Macron nous oblige à travailler plus, ça ne passe pas », estime-t-elle. Sûrs de leur fait, les écologistes aimeraient d’ailleurs parler de la semaine de 32 heures lors des débats autour de la réforme à l’Assemblée nationale.

 

« Il y a un désir d’autre chose »

A gauche, il y a finalement une certaine convergence sur l’idée que le rapport au travail, bousculé par l’intensification des tâches pour les uns, la dégradation des conditions pour les autres, appelle une nouvelle réponse politique. Fabien Roussel, secrétaire national du Parti communiste, porte-drapeau revendiqué de la valeur travail, préfère la cantonner à des éléments concrets, et en premier lieu de meilleurs salaires, mécaniquement sources d’une meilleure retraite.

François Ruffin, soucieux lui aussi de tenir à distance cette image de « gauche des allocs » dont souffre son bord politique parmi les classes populaires, n’hésite pas à s’aventurer sur un terrain plus mouvant, celui des imaginaires. « Les gens veulent ralentir, s’occuper de leurs proches… Il y a un désir d’autre chose », veut-il croire. Pour lui, une politique de gauche doit « conforter tous ces moments où les gens sortent des pans entiers de leur vie du marché et du supermarché, nourrir ce désir ».

Pour les écologistes, c’est l’occasion aussi de redéfinir le rapport au travail à l’aune des enjeux climatiques. Sandrine Rousseau note que l’amplitude horaire du travail a des conséquences en matière d’émissions carbone : les salariés faisant de « gros horaires » ont des loisirs et des mobilités plus carbonées, fait-elle valoir. Travailler deux ans de plus, c’est aussi produire deux ans de plus… Qualité des emplois, prise en compte du travail domestique, reconversion zéro carbone : autant de questionnements, très vifs, dans la sphère intellectuelle, comme en témoignent les récentes tribunes au Mondede la sociologue Dominique Méda ou du philosophe Patrice Maniglier, que les partis politiques sont loin d’avoir fini d’articuler.

 

« Au nom des milieux populaires »

Dans ce débat, la gauche n’est peut-être pas si désunie que ça, même si Fabien Roussel a continué ce mois-ci, sur France Inter, d’envoyer des piques aux « flemministes », ces féministes « pour la flemme ». Elle est unanime pour dénoncer une réforme potentiellement créatrice de nombreux chômeurs, sur l’air du « Les mêmes qui vous virent avant 60 ans veulent vous faire travailler jusqu’à 64 ans ! », selon la formule du député de la Somme, François Ruffin.

Pour le politologue Rémi Lefebvre, l’opposition à la réforme permet au moins une chose pour les partis de gauche : défendre des intérêts bien plus larges que ceux de leurs seuls électeurs. « Le rejet de la réforme se fait au nom des milieux populaires, or, tout le monde sait que les électeurs de gauche qui ont fait des études seront peu impactés par la réforme. L’idée envoyée est que la gauche ne se mobilise pas pour ses intérêts. »

C’est exactement ce qu’assumait Olivier Faure, le 17 janvier, lors d’un meeting unitaire à Paris : « Ayant fait des études longues, ne pouvant pas partir à taux plein avant 65 ans, cette réforme ne me concerne pas, on ne me demande rien à moi. (…) Si on ne me demande rien à moi, c’est qu’on demande beaucoup à tous les autres, et d’abord à celles et ceux qui ont commencé à travailler tôt, ont eu les salaires les plus faibles, les métiers les plus usants ! »


Ce n’est pas rien, pour une gauche souvent accusée de ne parler qu’à elle-même, d’élargir son discours. Un enjeu d’autant plus critique qu’en cas d’échec de la mobilisation, les responsables de gauche estiment que le ressentiment créé par l’adoption de la réforme et son coût social ouvrira un boulevard au Rassemblement national. Sans que le parti d’extrême droite n’ait à faire le moindre effort vers le monde du travail.