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Jean-Yves Camus: «Le vote Le Pen n'est pas un feu de paille populiste»

 

 

FIGAROVOX/ENTRETIEN - D'après le baromètre annuel sur le RN, la présidente du Rassemblement national a récemment gagné en crédibilité aux yeux des Français. Pour Jean-Yves Camus, spécialiste de l'extrême droite, Marine Le Pen propose la vision du monde la plus antinomique de celle d'Emmanuel Macron.


Jean-Yves Camus est chercheur associé à l'IRIS.


FIGAROVOX.- D'après le baromètre Kantar Sofres - OnePoint (le Monde - France Info), la présidente du Rassemblement national est davantage crédible qu'auparavant. Est-ce la fin d'une «traversée du désert» entamée à la suite du débat calamiteux de l'entre-deux tours?

Jean-Yves CAMUS.- Le débat était effectivement calamiteux. Mais au soir du second tour, faute d'atteindre la barre espérée des 40 %, Marine Le Pen réalise tout de même le meilleur score de l'histoire du FN avec 33,9 %. Dans le Var, elle ne concède la victoire que de 1,7 %. L'écart est encore plus serré dans la Haute-Marne et les Ardennes. Dans la Meuse et la Haute-Saône, il est de 3 %.Dans les Pyrénées-Orientales et le Pas de Calais, que de 5 %. Et il faudrait faire la carte des petites villes où elle arrive en tête, car le RN aura «un coup à y jouer» aux municipales. La présidentielle a fait marquer le pas au FN, elle ne l'a pas coulé. Son potentiel électoral est en train de se reconstituer. La proportion de Français qui estiment que le parti pourra «un jour» arriver au pouvoir progresse (47%, +7 points). Il reste que la conquête de l'Élysée reste très hautement improbable et que, sans alliance, et sans proportionnelle, celle d'une majorité parlementaire l'est aussi.

La présidentielle a fait marquer le pas au FN, elle ne l'a pas coulé.

Le baromètre révèle aussi que l'hostilité de la part des sympathisants de LR est nettement moins ferme. Comment l'expliquez-vous? L'arrivée de Laurent Wauquiez à la tête du parti est-elle pour quelque chose dans la disparition du «cordon sanitaire»?

Ce n'est pas la première fois que la proportion de sympathisants de la droite (UMP puis LR) favorables à des alliances atteint un niveau aussi élevé: elle était de 46 % après la présidentielle de 2012. En 2014, ce niveau atteignait 49 % lorsque la question portait sur des alliances locales. Lorsqu'il s'est agi de chasser la gauche d'une mairie, à Dreux en 1983 déjà, un accord a été passé et c'est dans ce cas de figure d'une élection municipale où déboulonner la gauche est l'enjeu, que cela peut se reproduire. La progression relative de l'idée d'alliance chez les sympathisants LR me semble être le résultat mécanique d'une réalité arithmétique: les deux électorats RN et LR voient leurs difficultés respectives à revenir au pouvoir seuls. L'arrivée de Laurent Wauquiez à la tête de LR aurait dû constituer une digue contre la porosité des électorats, elle ne l'est toujours pas. L'enseignement le plus significatif du sondage est que pour 63 % des sympathisants LR, le RN est «une droite patriote attachée aux valeurs traditionnelles» et non une «extrême-droite». Pour ceux-là, le RN est une partie de la famille des droites, de leur famille. Mais souvenez-vous: en 1983 paraissait un «Guide de l'opposition», piloté par Patrick Buisson, qui répertoriait toutes les formations de la famille des droites: il indiquait à la fois l'adresse des permanences du Parti radical valoisien et du FN de Jean-Marie Le Pen...

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Emmanuel Macron et sa majorité semblent avoir désigné Marine Le Pen comme leur principal adversaire politique. En installant ce duel, le chef de l'État renforce-t-il également l'aura du Rassemblement national?

Emmanuel Macron et Marine Le Pen incarnent deux pôles antinomiques sur à peu près tous les sujets.

Le Président comme le RN ont intérêt à s'installer chacun comme les champions d'un des deux camps qui s'affronteront aux européennes. Mais est-ce un clivage politicien, tactique? Je ne le crois pas. Emmanuel Macron et Marine Le Pen incarnent deux pôles antinomiques sur à peu près tous les sujets. Deux conceptions de la France, de l'Europe, de l'économie et des faits sociétaux. Il est normal et sain qu'à un moment, les électeurs tranchent, et c'est ce qu'ils auront à faire le 26 mai. Ce duel s'impose, selon tous les sondages. Pour casser l'alternative, c'est aux électeurs de LFI, du PS et de LR de jouer en faisant de leur formation la première force d'opposition à la place du RN. Cela dit évidemment, si la présidentielle de 2022 se rejouait aujourd'hui, Marine Le Pen serait l'adversaire idéale pour Emmanuel Macron.

Longtemps, le vote FN puis RN a été analysé comme un vote de rejet. Mais lorsque 26 % des Français se disent assez ou tout à fait d'accord avec les idées du parti de Marine Le Pen, est-ce le signe d'une adhésion à son projet?

Je n'ai pas dit autre chose depuis plus de vingt ans! Analyser le vote FN/RN comme un feu de paille populiste devient impossible quand un parti reste pendant 30 ans au-dessus de la barre des 15 %. Ce vote marque une adhésion des électeurs en question à une vision du monde. Celle-ci comprend une part de rejet des élites, de la mondialisation, du multiculturalisme et de l'immigration, des valeurs libérales-libertaires qui ont irrigué la gauche social-démocrate comme la droite libérale. Mais ce rejet n'est pas une forme de nihilisme, c'est une demande d'alternative globale qui s'incarne dans le projet politique du RN, avec ses exigences de démocratie directe, de protectionnisme économique aux frontières tempéré par une adhésion aux règles d'une économie de marché intérieur régulée, de préférence nationale. Sur la question des valeurs traditionnelles, c'est plus compliqué car la question de l'appartenance sociologique et de l'âge rentre en compte. Elles me paraissent mieux représentées par François-Xavier Bellamy que par le RN, dont le créneau est surtout de capter le sentiment diffus du malaise identitaire, du «on ne se sent plus chez nous comme avant».

On remarque toutefois que les deux tiers des Français estiment que Marine le Pen ne défend pas d'idée neuve. Est-ce que le travail et la réflexion ne sont pas de plus en plus légers au Rassemblement national? Les députés RN à l'Assemblée nationale n'ont pas brillé par leur participation, par exemple…

Les avant-gardes idéologiques sont désormais extérieures au parti.

Le RN a une formule qui marche: identité-immigration, sentiment de déclassement, sécurité. Il parie qu'elle peut devenir majoritaire. Partant de là, la stratégie est de donner des coups de boutoir dans la porte jusqu'à ce qu'elle cède. Pas de lancer des idées neuves, ce qui ne veut pas dire que le RN n'a pas creusé davantage des sujets auparavant délaissés, comme le localisme, l'agriculture ou le numérique. La participation des parlementaires ne me paraît pas être un étalon de mesure. Ils sont lucides: sans groupe parlementaire et entourés d'un cordon sanitaire, leur rôle est confiné à la figuration et à l'effet de tribune. Le vrai problème me semble que la politique de «dédiabolisation» rend difficile le type de travail idéologique qu'effectuaient, dans les années 90, le conseil scientifique et sa revue théorique, sans parler des cénacles intellectuels qui alimentaient la réflexion mégretiste. Innover, c'est souvent transgresser. Le RN pourrait-il assumer l'opération du col de l'Échelle? Non, alors que les Identitaires le peuvent. Le RN pourrait-il publier un livre intitulé «Discriminer ou disparaître»? Non plus, alors que l'Institut Iliade l'a fait. Les avant-gardes idéologiques sont désormais extérieures au parti.

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Dans un livre au vitriol sur son ancien parti et son ancienne présidente, l'ex-conseillère régionale Sophie Montel accuse Marine Le Pen et son père de ne jamais avoir cherché sérieusement à gouverner. Est-ce aussi votre avis?

Dans une entrevue publiée fin 1999 par la revue nationaliste-révolutionnaire Réfléchir et Agir, Jean-Marie Le Pen était déjà interrogé à ce sujet. La question était en substance: «Certains disent que vous n'avez jamais vraiment voulu prendre le pouvoir, est-ce vrai?» Le Pen répondait que, compte tenu du fait qu'il avait absolument tout le monde contre lui, ses scores électoraux n'étaient pas si mauvais et donc que ceux qui lui donnaient des leçons sur la prise du pouvoir, il aurait bien voulu les y voir! Il continuait ainsi: «Un parti politique, contrairement à ce qu'affirment des gens qui n'ont approché le pouvoir que de très loin, ce n'est pas seulement fait pour prendre le pouvoir. C'est certes un objectif admirable mais sa mission est aussi d'influer dans la vie politique de son temps, de retarder ce qui est mauvais, d'accélérer ce qui est bon, et en l'occurrence, sur un marché relativement libre, le fait de nous disputer les voix lors des élections oblige les autres partis à tenir compte de ce que nous sommes, voire dans certains cas à s'aligner sur nous ou même à phagocyter nos idées».

Était-il possible de faire davantage, j'en doute. Et c'est déjà beaucoup, même si c'est frustrant pour ceux qui militent au FN/RN.