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"Macron est un jésuite" : entretien sans langue de bois avec Patrick Rambaud

Par David Caviglioli Publié le 06 janvier 2019 à 10h37
12-16 minutes

Patrick Rambaud, l'air de rien, a peut-être écrit la grande œuvre politique du moment. Celle que, plus tard, les enseignants enseigneront et que les étudiants étudieront. Il ne l'aura pas cherché. Ses «Chroniques», qui durent depuis dix ans, sont nées comme une blague. Nicolas Sarkozy était vulgaire: il lui a posé une perruque poudrée sur la tête et a raconté sa vulgarité avec les tournures précieuses d'un mémorialiste du Grand Siècle. Comme Rambaud est drôle, les gens ont ri et, comme ils ont ri, Rambaud a continué. Ses «Chroniques» sont devenues un feuilleton littéraire satirique à succès. Avant Rambaud, cette catégorie n'existait même pas. Après le règne de François le Petit, il s'attaque, en cette rentrée, à celui d'Emmanuel le Magnifique.

Mais derrière la plaisanterie se joue quelque chose de très sérieux. Lorsque Rambaud renomme notre Premier ministre «M. Philippe, duc du Havre», ou lorsqu'il raconte l'année passée comme si elle s'était déroulée il y a trois siècles, au temps des chemises à jabot et des rhingraves brodées d'or, quelque chose de dévastateur se produit en nous: soudain, on se demande si notre démocratie n'est pas un genre nouveau d'Ancien Régime. Si les ducs et les marquis, différemment vêtus, ne sont pas revenus au pouvoir. Si la cérémonie du 14-Juillet n'est pas la mascarade sordide d'une monarchie élective qui se prétend fille de la Révolution. Par la seule grâce de la parodie, Rambaud le suggère, sans avoir à le dire.

On rencontre Rambaud en décembre, à Paris, au moment où les «gilets jaunes» font flotter sur la capitale un étrange parfum d'insurrection, et où Emmanuel le Magnifique a perdu sa superbe, terré à l'Elysée comme un monarque qui craint la jacquerie. Le roy est politiquement mort, vive le roy? Entretien.

L'OBS. Dans «Emmanuel le Magnifique», vous racontez la première année du quinquennat Macron, une année plutôt tranquille. Tout ou presque réussit au «Prince», comme vous l'appelez. Paradoxalement votre livre sort en plein mouvement des «gilets jaunes», au moment où le pays se soulève contre lui.

Patrick Rambaud. Je m'arrête avant l'apparition du chevalier Benalla, qui sera l'ouverture du prochain. Cette affaire était idiote, mais elle a cassé le système Macron. Dans sa première année, il pouvait dire n'importe quoi, les gens étaient ébahis. Là, tout ce qu'il entreprend est un échec. Son «en même temps» n'ensorcèle plus personne. Il a l'air confus, dépassé. Cette dégringolade est très étrange. Comme un tour de passe-passe qu'on a trop vu et dont on a compris le truc. On comprend que ce pouvoir-là ressemble à tous les autres. Des jeunes notables ont remplacé des vieux notables, voilà tout. La seule chose qui les différencie, c'est qu'ils n'ont aucune expérience de la politique.

Désormais les présidents tombent vite en disgrâce. Ils font un quinquennat, puis sont chassés. Ça sert vos affaires. Ça vous donne un nouveau personnage tous les cinq ans.

Je préférerais qu'on ait un bon président. Macron paie certainement aussi pour ses prédécesseurs. Il faut bien que quelqu'un paie. L'histoire est injuste. Il ne comprend pas ce qui lui arrive, si j'en crois la presse du jour. «Le Monde» dit qu'il est très inquiet. Il ne supporte pas qu'on le haïsse. La haine, c'est un sentiment con, mais fort. On verra jusqu'où ça va. Mais c'est la première fois depuis longtemps qu'on a le sentiment d'assister à un début de quelque chose.

Vous pensez que nous vivons des temps prérévolutionnaires?

C'est possible. Il y a toujours une révolution qui vient. Les Macron font tout pour que ça arrive en tout cas. Ils refont l'Elysée. 500.000 euros de travaux pour redécorer la salle des fêtes. Et d'autres rénovations suivent, qui coûteront des millions. Il faut être cinglé pour annoncer ça maintenant. Ce genre de déconnexion, ça rappelle effectivement l'Ancien Régime. J'entends des comparaisons avec Février-1934, ou Mai-68, mais ça n'a rien à voir. 1934, c'était très organisé, par des gens politisés, influents. 1968, c'était beaucoup plus joyeux. Ça ne parlait pas de survie. A l'époque, tu pouvais quitter ton boulot, partir deux ans en Inde, et retrouver du travail le lendemain de ton retour. Le bordel actuel évoque plutôt 1788, les débuts de la Révolution. Mais ça avait vite été repris par des professionnels.

Etes-vous, de cœur au moins, un «gilet jaune»?

Je ne suis rien. Je raconte. Mon vieux maître Tchouang-tseu disait: «On ne peut rien faire d'autre que regarder et décrire.»

"Macron tombe parce qu'il est seul"

Dans vos « Chroniques » sur Nicolas Sarkozy, votre caricature était violente. Là, on vous sent moins moqueur.

Sarkozy, c'était facile. J'étais parti du pigeon. Je trouvais qu'il marchait et se mouvait comme un pigeon. J'ai commencé ces «Chroniques» parce que je ne le supportais pas. C'était de la colère. D'ailleurs, sur le coup, ça n'a pas été compris. J'étais invité dans des réunions de militants UMP, qui adoraient mon livre. Je me souviens d'un meeting à La Baule: j'étais face à 500 sarkozystes, qui se pressaient pour l'acheter. Certains en prenaient dix pour l'offrir aux copains. J'étais abasourdi. Ils n'avaient pas compris l'ironie. Ils croyaient que je tenais vraiment Sarkozy pour un grand homme. J'ai pris leur argent quand même. Macron est plus dur à caricaturer. Il est lisse. J'ai eu du mal à l'écrire, celui-là.

Pourquoi?

Parce qu'il est tout seul. Autour de lui, il n'y a personne. Ce qui est drôle dans une cour, ce sont les courtisans. Allez faire rire avec Edouard Philippe. Ils sont tous ternes. A un moment, j'ai voulu écrire un portrait de Jean-Michel Blanquer. «Le Point» titrait: «Le vice-président». Huit jours après, Blanquer avait disparu. Aucun ne sort plus de huit jours. On leur fait faire un tour de piste, comme les Yorkshire dans les concours canins, puis on les ramène à la niche. C'est ça qui m'a frappé: la solitude de Macron. Il tombe parce qu'il est tout seul. Il a organisé sa solitude. Il a balayé tout le monde. Il a détruit les partis qui pouvaient le soutenir. Il est seul contre tout le monde, maintenant. C'est un solitaire, un vrai. Il n'a pas d'amis. Il n'aimait pas les enfants lorsqu'il était enfant. Il préférait sa grand-mère. Il a appris à vivre dans les livres. Il a imité «les Faux-Monnayeurs» de Gide. Il a cherché la compagnie des vieux, qui eux l'ont aimé pour sa jeunesse. Etre le seul jeune parmi les vieux, ça lui permettait de n'avoir aucune concurrence. Macron a horreur de la concurrence. Il veut être tout seul. C'est presque triste.

Vous qui avez tout lu sur lui, quelle est l'anecdote qui le résume le mieux?

A 2 ans, il prenait des livres dans la bibliothèque de son père. Il voyait son père glisser des crayons dans les livres, pour marquer la page. Alors, pour l'imiter, il mettait des crayons dans les livres qu'il piquait, alors qu'il ne savait pas lire. Le goût des apparences, tout de suite.

Votre thèse est que Macron est un jésuite.

Ça m'a sauté aux yeux dès le début. Je suis même surpris qu'on l'ait si peu relevé. Je connais bien les jésuites. J'ai été dans un collège de curés pendant neuf ans. Il y avait des jésuites dans ma famille. Des jésuites lyonnais, qui plus est. Quand j'étais petit, on racontait cette histoire: un jésuite demande son chemin; on lui répond: «Vous ne pourrez jamais trouver, mon père: c'est tout droit.» C'est tout l'esprit jésuite, ça. Et c'est exactement Macron, qui a fait ses classes dans un collège jésuite. Certes, son collège n'avait rien à voir avec les écoles de mon époque, mais l'esprit jésuite est tenace. Ce goût de séduire, de dire aux gens ce qu'ils veulent entendre, de tenir tous les discours «en même temps», quitte à être tortueux, et de maquiller la fausseté par des grands discours.

Je suis remonté à Ignace de Loyola pour écrire le livre: quand il crée la Compagnie, on croit lire l'histoire du lancement d'En marche. Loyola a rassemblé autour de lui des étudiants doués, qu'il fascinait, et les a conduits de ville en ville, jusqu'au pouvoir. Les jésuites, comme Macron, sont à la fois souriants et brutaux. Ils présentent un visage bienveillant au dehors, pour plaire, mais sont extrêmement autoritaires entre eux. Ils exigent une obéissance perinde ac cadaver, comme dit l'adage. Une obéissance de cadavre. Ça permet de comprendre l'ambiance au sein du groupe parlementaire LREM.

On dit souvent que les jésuites s'approchaient du pouvoir, mais ne le prenaient pas.

Maintenant ils le prennent. C'est une nouveauté. Pour la première fois de l'histoire, on a un pape jésuite.

"Saint-Simon ? Dieu, qu'il est chiant "

Un autre parallèle frappant est celui que vous faites entre Macron et Louis-Napoléon Bonaparte.

Tous les deux surgissent de la gauche. Bonaparte était chez les Carbonari italiens, et avait écrit «Extinction du paupérisme». Et tous les deux sont élus grâce à la droite. Il y a même une coïncidence très étrange. Bonaparte a été élu parce que le favori de l'élection de 1848, Cavaignac, candidat de la droite, s'était fait rattraper par un scandale vestimentaire: il réglait ses notes de tailleur avec les fonds budgétaires. Le programme de Bonaparte reposait sur deux promesses: «industrie et progrès». Il admirait les Anglais, la modernité, et croyait en un pouvoir fort, aux accents impériaux. La Bourse était avec lui. C'était l'époque du chemin de fer, de la Banque populaire, des frères Pereire. Pas très différent de Macron et de ses start-up.

Dans certains passages du livre, vous prenez sa défense.

Je ne le défends pas. Je raconte et, quand quelque chose est faux, je le dis. Des gens lui reprochent de se faire construire une piscine à Brégançon alors qu'il y a la mer à côté. La vérité, c'est que, s'il descend sur la plage, il faut des patrouilles tout autour, ça coûte 60.000 euros. Or la piscine coûte moitié moins. Une autre fois, on le voit se laver les mains après une rencontre avec des pêcheurs. On dit: regardez, il se lave les mains quand il rencontre des pauvres. La vérité, c'est qu'il avait les mains sales parce qu'il avait tenu une anguille. Tout ça, il a tenté de l'expliquer. Mais expliquer ne sert à rien. La ferveur qu'il a suscitée a été irrationnelle: son retournement l'est tout autant.

D'où vient cette idée de parodier Saint-Simon pour raconter la politique actuelle?

C'est André Ribaud, du temps de De Gaulle, qui avait fait ça dans «le Canard enchaîné». J'ai repris le principe quand Sarkozy a été élu. Montrer la cour. Présenter avec noblesse des choses et des gens qui n'en ont aucune. L'ironie, c'est que je n'aime pas particulièrement Saint-Simon. Il écrit de bons portraits, mais ils ne sont pas très nombreux. Pour le reste, Dieu qu'il est chiant. Je ne vois pas qui peut lire ça. Hormis des spécialistes de l'époque, qui le lisent contre rémunération.

"Eric-Emmanuel Schmitt croit qu'il est très important"

C'est le neuvième volume.

Eh oui. C'est un travail épuisant. Lire tous les journaux, tous les jours, découper, classer. Mais quand pour me faire plaisir j'écris autre chose, comme mon roman sur Tchouang-tseu, les gens s'en tapent royalement. Ils me demandent une nouvelle chronique. Donc je continue.

Depuis dix ans, vous êtes juré à l'Académie Goncourt. Et chaque année, ou presque, vous avez l'air de déplorer le choix du jury.

C'est vrai, je suis rarement d'accord avec mes camarades. A part pour Eric Vuillard, l'an dernier, que je poussais depuis longtemps. Cette année, je militais pour Thomas Reverdy [« L'Hiver du mécontentement », Flammarion]. Mais je n'ai pas été suivi. Il fallait choisir entre les deux qui avaient le plus de voix: Paul Greveillac et Nicolas Mathieu. Il y avait un blocage. J'ai fait basculer le vote en votant pour Mathieu. Alors que je trouvais le livre de Greveillac plus intéressant. C'est l'absurdité du vote.

Qu'avez-vous pensé de «Leurs enfants après eux»?

C'est pas mal, mais c'est écrit comme une fiction télé. Le problème de Greveillac, c'est que son livre n'était pas grand public. Autant prendre le truc qui va plaire. Et le livre de Mathieu plaît. Donc tout va bien.

Le jury s'est beaucoup renouvelé ces dernières années.

Il y a eu pas mal de morts. Sabatier, Semprun. Avec Virginie [Despentes], on s'entend bien. Elle renouvelle, elle lit d'autres choses. Il y a aussi l'autre, le mastodonte... Son nom m'échappe.

Eric-Emmanuel Schmitt.

Voilà. Je ne me compte pas parmi ses admirateurs, mais il y a déjà eu des auteurs dans son genre dans le jury. Il y a eu Armand Salacrou. Alors pourquoi pas lui. Ce qui est frappant, c'est qu'il parle tout le temps de lui. C'est le seul sujet qui l'intéresse. C'est bien. Ça simplifie les conversations. Il suffit de l'écouter parler. Il croit être quelqu'un de très important. Et il l'est, certainement. Vous voyez, je suis bienveillant. C'est mon côté jésuite.

Propos recueillis par David Caviglioli

Emmanuel le Magnifique,
par Patrick Rambaud,
Grasset, 216 p., 18 euros (en librairie le 9 janvier).

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Patrick Rambaud, bio express

Né à Paris en 1946,  Patrick Rambaud est membre de l'Académie Goncourt. Il est notamment l'auteur de «la Bataille» (prix Goncourt 1997) et des «Chroniques du règne de Nicolas Ier», qui se sont vendues à plusieurs centaines de milliers d'exemplaires.

Paru dans "L'OBS" du 3 janvier 2019.