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Croissance indéfiniment. Une autre voie est possible.

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Présentation de l'éditeur à la 2è édition 2021 :
La France serait le seul des grands pays d'Europe à avoir un taux de chômage élevé, une croissance faible et une dette abyssale. Nous serions les seuls à avoir conservé un Code du travail lourd et rigide, un modèle social affreusement coûteux et à ne pas encore avoir mené les réformes permettant de nous adapter à la mondialisation et à la révolution technologique.
Ce discours est radicalement faux. Il masque les vraies raisons de nos difficultés: les dysfonctionnements du capitalisme financier et les mauvaises décisions de politique économique. Incapables de se confronter à cette réalité, les pays européens ont imposé depuis deux décennies des mesures d'austérité qui ont aggravé les inégalités de manière inacceptable et accru la vulnérabilité de tous les systèmes. La crise sanitaire de 2020, en engendrant un choc économique d'une extrême violence, a révélé et exacerbé les disparités internes à notre société.

Un autre projet est possible.
Conjuguant trois disciplines — économie, droit, sociologie — et mobilisant les études les plus récentes, ce livre réfute les explications simplistes, propose un diagnostic puissant et dessine une autre voie qu'il est urgent d'emprunter.

 

Les auteurs:< /h3>

Éric Meyer est économiste, directeur à l'OFCE et enseignant à Sciences Po Paris. Pascal Lokiec est professeur de droit à l'université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. codirecteur du département de droit social (IRJS) et président de l'Association française de droit du travail et de la sécurité sociale (AFDT). Dominique Méda est professeure de sociologie à Paris Dauphine-PSL et directrice de l'Institut de Recherche Interdisciplinaire en Sciences Sociales< /p>

Après la Covid-i9, l'urgence de changer de voie
Préface à la 2e édition (2020)
Publiée en septembre 2018, quelques semaines avant les premières manifestations des gilets jaunes, la première édition de notre ouvrage avait pour ambition de démontrer que la médiocre situation économique française s'expliquait non pas. comme on l'entendait trop souvent, par la prétendue lourdeur de notre modèle social. mais bien par une série de dysfonctionnements du capitalisme financier et de mauvaises décisions de politique économique. La compréhension de cet enchaînement est déterminante : si notre modèle social — le droit du travail et le système de protection sociale français — était vraiment à l'origine de nos maux, alors il fallait engager sansattendre une série de réformes visant à alléger ce modèle, quitte à le rendre moins protecteur.


Vers un État social résiduel ?


C'est exactement la voie qui a été suivie par le président de la République Emmanuel Macron et son gouvernement. dont lune des premières mesures — décrite en détail clans cet ouvrage — a été de passer au forceps une série d'ordonnances réformant le « marché du travail » pour rendre ce dernier plus « fluide », avant qu'une réforme du financement puis des règles de l'assurance chômage et un projet de réforme des retraites ne suivent. Toutes ces réformes « structurelles » s'appuyaient sur la conviction que le modèle français devait d'urgence être réformé de manière à réduire la dépense publique — la lourdeur du modèle social ayant pour corollaire, pour ses contempteurs, la première place occupée par la France dans le palmarès des prélèvements obligatoires — et à attirer les investissements étrangers susceptibles de relancer la machine française. Il s'agissait en résumé de rendre nos législations nationales plus compatibles avec les desiderata des investisseurs
étrangers, considérés comme la solution à tous nos problèmes.
Après les ordonnances travail, plusieurs réformes importantes ont donc été mises en oeuvre. La réforme du financement de notre modèle social, annoncée dans le programme présidentiel. consistait à supprimer les cotisations maladie et la cotisation chômage salariées pour leur substituer une augmentation de la CSG . elle a paradoxalement mis dans les mains des employeurs et de l'État un risque dont la couverture est traditionnellement considérée comme relevant des partenaires sociaux. Après tout, pourquoi ne pas prendre en considération le fait que le chômage est devenu un risque social majeur dont les travailleurs ne sont pas réellement responsables et qui mérite donc d'être couvert, pris en charge et financé par l'État ? Mais ce n'était manifestement pas l'interprétation retenue par le gouvernement : il proposait dans les mois suivants une réforme du régime d'assurance chômage extrêmement punitive, prenant prétexte de la (faible) diminution du taux de chômage pour renouer avec un préjugé tenace, l'insuffisante volonté de la part des chômeurs de revenir à l'emploi.
En décembre 2018. les sanctions envers les chômeurs ne reprenant pas assez vite un emploi ontété renforcées (on se souvient de la phrase d'Emmanuel Macron : « Je traverse la rue et je vous trouve [du travail] ! ») ; le le' novembre 2019 est entrée en vigueur la réforme de l'assurance chômage qui comprenait en effet. en échange de l'ouverture de droits aux salariés démissionnaires et aux travailleurs indépendants, une série de mesures réduisant considérablement l'indemnisation des demandeurs d'emploi. Parmi elles, figurait l'augmentation de la durée de cotisation de quatre à six mois pour accéder à l'indemnisation. la nécessité de travailler au moins six mois pour recharger ses droits (au lieu de quatre mois auparavant) et la diminution de 3o % du montant
de l'indemnisation au septième mois pour les salaires de plus de 4 zoo euros brut par mois. Cette dernière mesure risquait malheureusement d'inciter les plus qualifiés à accepter des postes moins bien payés et sans rapport avec leurs compétences. privant ainsi d'autres chômeurs moins qualifiés d'un emploi correspondant à leur formation. et annulant finalement tout effet macroéconomique sur le chômage. L'idée que les chercheurs d'emploi arbitreraient entre retour à l'emploi et chômage et qu'il faudrait renforcer les incitations était directement issue du changement d'analyse sur les causes du chômage diffusé clans les années 1980 et 1990 sous l'influence des économistes néoclassiques. De nombreuses études sur les effets d'un renforcement du contrôle de la recherche d'emploi ont pourtant mis en évidence le caractère contre-productif de telles mesures. En Allemagne et en Grande-Bretagne, elles se sont traduites par l'augmentation des taux de pauvreté et de travailleurs à bas salaires, et par un retour de la pauvreté des seniors. D'autres études sur les effets des incitations à retourner à l'emploi ont montré toute une série de conséquences désastreuses : poussés à reprendre un emploi au plus vite. les chômeurs peuvent soit accepter un emploi de très mauvaise qualité, qui accroîtra la pauvreté clans l'emploi tout en donnant l'illusion que le taux de chômage diminue, soit se décourager et disparaître complètement des radars.
Dans une note publiée en septembre 2019. l'Unédic (l'organisme paritaire chargé d'assurer la gestion de l'assurance chômage) indiquait que ces mesures allaient toucher un chômeur indemnisé sur deux, soit plus de 1,3 million de personnes, permettant d'économiser plus de ô milliards d'euros entre 2019 et 2022. Parallèlement. la réforme des contrats courts, censée équilibrer les efforts entre les demandeurs d'emploi et les entreprises, se réduisait comme peau de chagrin. peu de secteurs étant concernés par une augmentation minime d'une taxation. repoussée qui plus est à 2021.
On peut ranger dans la même catégorie de mesures visant à réformer notre modèle social l'annonce faite par le président de la République le 13 septembre 2018, lors de la présentation du Plan pauvreté. de la mise en chantier d'une nouvelle prestation. le Revenu universel d'activité, ce dispositif visant à fusionner le plus grand nombre possible de prestations sociales. Présenté comme une façon (le remettre le travail au coeur des préoccupations, ce nouveau dispositif oscille encore entre l'allocation de salaire unique proposée pendant la campagne présidentielle par François Fillon et la fusion — recherchée depuis longtemps — entre le RSA et l'allocation de solidarité spécifique, c'est-à-dire la fusion entre un minimum social destiné aux personnes complètement privées d'activité et le second étage de l'indemnisation clu chômage assuré par l'État, selon le modèle adopté par l'Allemagne au début des années 2000. Là encore, l'idée semble bien de rendre plus directement gérables par la puissance publique les sommes susceptibles d'orienter les comportements des personnes durablement privées d'emploi, en renforçant les obligations de retour à l'emploi qui pèsent sur elles.
Mais c'est sans doute le projet de réforme des retraites qui manifeste le mieux l'intention sous-jacente de cet ensemble de réorganisations de notre État social, dont la visée semble être d'atteindre o l'État social résiduel ». Il ne s'agit certes pas de défendre Viciée que l'actuel gouvernement chercherait à réduire l'État social français au point de le calquer sur le patron anglo-saxon. notamment américain. beaucoup trop éloigné de nos traditions. La « troisième voie » blairiste et plus généralement le modèle social-démocrate mâtiné de libéralisme semblent en revanche avoir inspiré nos gouvernants. Il s'agit finalement de reconfigurer notre État-providence selon une triple inspiration : réduire les dépenses publiques – donc les dépenses sociales qui en constituent la plus grande partie et qui ont pour caractéristique d'alourdir les prélèvements obligatoires ; donner complètement la main à l'État sur la plus grande partie de ces dépenses sociales, en réduisant la responsabilité des partenaires sociaux considérés comme trop laxistes ; accroitre les obligations pesant sur les individus en les rendant plus responsables. Le projet de réforme des retraites, qui a mis des millions de personnes clans la rue pendant l'hiver 2019-202o, illustre ce processus. Sans que cette intention ait été réellement énoncée, on peut y voir l'ambition du gouvernement d'avoir entièrement la main sur l'ensemble des dépenses de retraite. qui seraient désormais discutées par le Parlement dans le cadre du projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS), comme les dépenses de santé — alors que toute une partie d'entre elles (celle qui correspond aux régimes de retraite complémentaires et aux régimes autonomes) y échappe actuellement. Le gouvernement aurait la possibilité de fixer une limite stricte à la part des dépenses de retraite en proportion du produit intérieur brut (PIB) (14 % dans le projet), et sans doute plus tard de rapprocher notre système de ceux (l'autres pays, on les retraites se composent dune partie obligatoire publique de moins en moins proportionnelle au salaire antérieur, d'une partie prise en charge par l'entreprise et sortie des dépenses publiques et d'une partie individuelle, également sortie de ces dernières. Le projet de loi qui rassemble l'ensemble des dépenses de retraite sous l'égide du Parlement et du PLFSS pourrait ainsi n'être que le préalable à une réforme de plus grande ampleur visant. une fois encore, à diminuer la part des dépenses publiques.
La reconfiguration de l'État social devait donc permettre tout à la fois celle de la dépense publique et celle de notre modèle social, destiné à se rapprocher du modèle libéro-social démocrate, issu des réformes des années 2000 dans la plupart des pays européens. Rendre le modèle social français comparable à ceux des autres pays européens pour attirer plus facilement les investisseurs étrangers, baisser la dépense publique pour respecter les critères du Pacte de stabilité. mais aussi diminuer le poids de l'impôt prétendument spécifiquement français pesant sur les plus aisés pour les inciter à financer les entreprises françaises, tel était l'objectif poursuivi par les gouvernants dans leurs deux premières années d'exercice du pouvoir.
Mais comme nous l'avons montré dans le coeur de cet ouvrage, cette politique négligeait l'ampleur des inégalités et des fractures à l'oeuvre dans notre pays, et ne faisait qu'alimenter celles-ci. Dès janvier 2018. un premier bilan de l'OFCE avait mis en évidence la façon dont cette politique avait surtout bénéficié aux plus aisés, renforçant le sentiment  d'injustice des plus modestes.

 

Un renforcement des inégalités à l'origine d'une crise sociale majeure


Ce même aveuglement aux inégalités et à la situation de nombre de nos concitoyens explique la  crise sociale majeure à laquelle le gouvernement a été confronté à partir de novembre 2018. Celui-ci avait en effet proposé une augmentation de la taxe sur les carburants sans prendre en considération la structure très particulière de la fiscalité sur  l'énergie. qui pèse beaucoup plus sur les ménages modestes que sur les ménages aisés, alors que les véhicules et les logements de ces derniers émettent beaucoup plus de gaz à effet de serre. On savait
également que le lieu de résidence joue un rôle significatif, les ménages habitant dans des zones urbaines inférieures à 20000 habitants étant plustouchés que ceux vivant dans les zones urbaines  parce que l'offre
de transport alternatif à l'automobile est plus concentrée dans ces zones.
Sans revenir sur les multiples interprétations dont le mouvement des Gilets jaunes a été l'objet, on peut sans trop craindre de se tromper considérer qu'il est le résultat d'une politique qui a considérablement aggravé les inégalités. Alors même que le président proclamait qu'il fallait agir pour la prévention de la pauvreté et déployer un État d'investissement social, les réformes mises en oeuvre dans les deux premières années de son quinquennat — de la suppression de l'ISF et de la taxe d'habitation sur tous les ménages, y compris les plus aisés, à la mise en place du prélèvement forfaitaire unique et aux réformes sociales — n'ont réussi qu'à approfondir les fractures françaises, conduisant un ensemble de catégories sociales menacées de déclassement et ne parvenant plus à vivre de leur travail à descendre clans la rue pour réclamer une amélioration de leur pouvoir d'achat.
On comprend mieux cette révolte si l'on se souvient que des travaux très approfondis menés par l'Observatoire national de la pauvreté et de l'exclusion sociale sur les budgets de référence ont montré que le montant mensuel maximal pour permettre à une personne seule de vivre une vie décente s'élevait à environ 1500€, alors que le SMIC net mensuel pour un salarié à temps complet s'élève en 2020 à 1 219 euros, que le temps partiel l'ampute largement et que le montant maximal du RSA s'élève à moins de 565 euros. Mieux, il a été montré par l'INSEE et l'Observatoire des inégalités que « tous temps de travail confondus, les 10 % des salariés du privé les mieux rémunérés touchent 21 fois plus que les 10 % les moins bien payés », les 10 % du bas de l'échelle touchant au maximum 200 euros par mois, notamment en raison de l'hyper-morcellement du travail pour une fraction de la population qui alterne périodes travaillées, chômage et précarité.
La crise sociale majeure qu'a connue notre pays et sa gestion chaotique (après avoir minimisé l'ampleur du mécontentement. le président de la République a brutalement consenti à « lâcher » 10 milliards d'euros en décembre 2019) ont eu comme double résultat d'accroitre la défiance entre gouvernants et citoyens. et de rendre de plus en plus impopulaire une fiscalité écologique renforcée. Malgré l'augmentation du pouvoir d'achat et la baisse d'impôts annoncée, le bilan du quinquennat reste déséquilibré en faveur des plus aisés. Dans sa note de février 2020, l'OFCE notait ainsi que « sur les 17 milliards d'euros de gains de pouvoir d'achat pour les ménages depuis 2018, plus de 4 milliards d'euros l'ont été aux 5 % des ménages les plus aisés. A contrario, l'effet cumulé des mesures prises depuis le début du quinquennat devrait être négatif pour les 10 % de ménages les plus modestes ».
Dans l'esprit de nos gouvernants. l'obsession de l'équilibre budgétaire et du respect des critères du Pacte de stabilité, dont nous montrons la toxicité dans ces pages. n'a pas été réellement remise en cause par la crise des Gilets jaunes. Elle est au contraire restée un objectif majeur, comme l'a mis en évidence le refus du gouvernement de prendre en considération les revendications des personnels hospitaliers, exprimées à partir de janvier 2019 par une série de mobilisations : les collectifs qui les portaient réclamaient une augmentation de l'ONDAM — l'objectif national de dépensesd'assurance maladie — qui représente l'ensemble des moyens donnés au système de santé, l'arrêt des fermetures de lits et une revalorisation des plus bas salaires. Ces revendications, jamais entendues par le Premier ministre et le président de la République (qui n'ont pas accepté de recevoir des professionnels dont l'héroïsme serait salué chaque soir à partir du mois de mars 2020) et jamais vraiment prises en compte par la ministre de la Santé, sont aujourd'hui considérées par tous comme parfaitement légitimes. Les satisfaire aurait peut-être pu rendre moins aiguë la crise sanitaire dans laquelle la France et le monde ont été plongés à partir de mars 2020.


Avec la crise sanitaire, un choc économique cinq fois plus fort que celui de 2008


Apparue en Chine en novembre 2019, la pandémie de Covid-19 est arrivée en France à la fin du mois de janvier 2020. Le 14 mars. tous les lieux recevant du public et non indispensables à la vie du pays étaient fermés, et le 17 mars commençait un confinement qui serait levé le 11 mai. Le choc économique a été d'une extrême violence, cinq fois plus fort que celui provoqué par la crise de 2008, que l'on a pourtant appelé « la Grande Récession ».
L'Insee, la Banque de France et l'OFCE ont chiffré la perte provoquée par les huit semaines de confinement à près de 120 milliards d'euros. Cela correspond à un coût de 2 milliards d'euros par jour. soit une chute de l'activité d'environ 30 % sur cette période, causée par la fermeture des commerces et par la demande faite aux gens de rester chez eux. C'est donc à la fois un choc de demande dans la mesure où la consommation a été empêchée, et un choc d'offre car les entreprises ne disposaient plus de leur main-d'oeuvre. A cela
s'ajoute le caractère pandémique de la crise sanitaire : ces mesures ont été prises peu ou prou de la même façon clans tous les pays, de sorte que la chaîne de production industrielle mondiale, extrêmement fragmentée, s'est retrouvée en manque des pièces nécessaires et mise à l'arrêt.
Ces 120 milliards d'euros de pertes se répartissent de la façon suivante : près de 70 milliards sont portés par les finances publiques, 40 milliards par les entreprises et 11 milliards par les ménages. Le discours d'Emmanuel Macron annonçant que l'État soutiendrait l'économie coûte que coûte » a donc bien été suivi d'effet, comme l'illustre l'effort visant à éviter toute faillite et tout licenciement économique : des mesures de chômage partiel généreuses ont été mises en place, prises en charge aux deux tiers par l'État et à un tiers par l'Unedic. Mais il reste le coût du capital, que le gouvernement pourrait aussi prendre partiellement à sa charge, y compris par une entrée de l'État au capital de certaines entreprises. Et les faillites risquent de s'accélérer dans les mois qui viennent. Tout cela va évidemment continuer à gonfler l'endettement public, qui devrait passer de 98 % du PIB fin 2019 à 120 % fin 2020. Il faudra alors prendre garde à ne pas commettre de nouveau les très graves erreurs de politiques économiques qui ont suivi la crise de 2008.
En effet, en 2011, trois ans après le début de la Grande Récession, la dette publique avait également fortement augmenté clans tous les pays européens. de près de 20 points de PIB en moyenne. Ce phénomène n'était pas propre à l'Europe, bien au contraire : la dégradation était encore plus spectaculaire dans les pays anglo-saxons. Mais seule la zone euro décida alors de changer de stratégie budgétaire et de se lancer dans une politique d'austérité visant à retrouver le plus rapidement possible l'équilibre des finances publiques. Or,  malheureusement, à cette époque. les pays de la zone euro remplissaient l'ensemble des critères susceptibles de rendre leurs économies sensibles à une politique budgétaire austère : combinées au chômage élevé, à l'appréciation du taux de change et aux politiques monétaires inefficaces, les politiques synchronisées d'austérité ont obéré leurs performances économiques. Le retour à la récession en 2011 découle ainsi de l'incapacité des Européens à mettre en place une stratégie concertée de réponse à la crise de 2008, obligeant les États à entreprendre dans l'urgence une purge de leurs finances publiques. C'est ce zèle, mis en ouvre sous la pression des marchés, qui les a entraînés dans un cercle vicieux consistant à tenter de rétablir un équilibre des finances publiques inaccessible faute de croissance.
Nous ne devons pas commettre les mêmes erreurs. Certes clans un premier temps, comme en 2008, les règles du Pacte de stabilité, les fameux critères de Maastricht. ont très vite été suspendues par le Parlement français. Même Christine Lagarde, aujourd'hui présidente de la Banque centrale européenne (BCE), a soutenu qu'il faudrait les revoir avant d'imaginer les remettre en place. Nous montrons dans le coeur de cet ouvrage que ces critères, le ratio de déficit sur PIB de 3 % ou de dette sur PIB de 60%, sont complètement obsolètes et arbitraires – ils ne sont en vigueur que parce que personne n'est parvenu à proposer des règles moins mauvaises. Il faut absolument éviter de rejouer cequi s'est passé en 2011 : la tentation du retour à l'orthodoxie budgétaire, l'étouffement de l'activité et l'enfoncement dans une crise plus profonde.


La crise sanitaire a révélé et exacerbé les inégalités sociales


Agissant à la manière d'une expérience grandeur nature, la crise de la Covid-19 a pleinement mis en lumière les travailleurs essentiels à notre survie. Par un retournement brutal, un certain nombre de métiers jusqu'alors peu considérés, trop souvent classés dans la catégorie des « emplois non qualifiés » (qui concerne près de 5 millions de personnes en France au début des années 2000) sont apparus connue éminemment utiles et contribuant fortement à la satisfaction des besoins essentiels de la société. Les soignants (aides soignant.e.s. infirmier.e.s, médecins), mais aussi les aides à domicile, les auxiliaires de vie, les caissier.e.s, les chauffeurs de taxi, de bus, de camions, les livreurs, les agents de sécurité et de nettoyage, les éboueurs, les journalistes ont pour une fois occupé seuls l'espace urbain et les scènes médiatiques. Il ne faut pas oublier non plus ceux qui. clans l'ombre. continuaient à travailler dans les champs ou dans les entrepôts, mais qui. aussi peu protégés que les premiers notamment en début de pandémie, couraient au moins autant de risques, à la différence des télétravailleurs et de tous ceux qui étaient, i'olens solens, privés de travail.
Cela explique sans doute en partie l'aggravation des inégalités provoquée par la crise : les travailleurs contraints de continuer à occuper leur emploi, parce qu'il s'agissait d'un métier de contact ou parce qu'ils n'ont pas osé exercer leur droit de retrait. ne disposant pas d'équipements de protection, ont été plus exposés que les autres au virus et ont couru plus de risques que les employés en télétravail. Aux États-Unis d'abord puis au Royaume-Uni et en France, des études ont rapidement mis en évidence la plus forte exposition de certains groupes sociaux : une analyse américaine a ainsi démontré la sur représentation des femmes, des personnes de couleur et des travailleurs à bas salaires parmi les « industries en première lignes ». De même l'Office National Statistique britannique (ONS) a proposé une série d'analyses approfondies; mettant en lumière la surmortalité des travailleurs.euses. d'un certain nombre de métiers (travailleuses du care, chauffeurs de taxi et d'autobus. chefs cuisiniers, assistants de vente et de détail...), autrement dit ceux que cet organisme décrit comme les key workers, les « travailleurs essentiels ». LONS a aussi montré que la probabilité de décéder du coronavirus était plus forte pour les non-Blancs, ce qui s'explique en partie par des facteurs socio-économiques.
Si, en France, il n'a pas été possible de mettre en évidence de tels liens – nos instituts statistiques n'ont légalement pas l'autorisation de relier origine ethnique, cause médicale de décès et profession –, un certain nombre de chercheurs ont néanmoins rapidement attiré l'attention sur le rôle amplificateur des conditions de vie dans l'exposition au virus. Si les personnes à bas salaires ont été surexposées au virus du fait de leur métier, une partie d'entre elles présentaient aussi une vulnérabilité plus grande en raison de conditions de vie médiocres : étroitesse des logements rendant le confinement moins supportable et plus risqué (les mesures de distanciation physique en cas de contamination de Fun des membres étant impossibles à mettre en oeuvre) ; renoncement aux soins, mauvaises habitudes alimentaires et insuffisante attention à soi ayant accru la préyalence de maladies chroniques comme le diabète, l'hypertension ou l'obésité – autant de
comorbidités dont la présence accroit le risque de décès en cas de Covid-i9. Les chercheuses de l'INED Emilie Counil et Myriam Kiilat ont ainsi rassemblé des données montrant le lourd tribut payé par les classes populaires au coronavirus et rappelé combien les risques de contamination sur le lieu de travail, les conditions de logement difficiles et les comorbidités pouvaient, en agissant de concert, aggraver les inégalités sociales en matière de santé, avec un effet amplificateur des pertes de revenus et licenciements générés par la crise. Elles ont notamment montré que plus de 40 % des travailleurs dont le revenu était inférieur à 1350 euros net par mois appartenaient au groupe le plus fortement exposé au coronavirus, rappelant combien les groupes sociaux les moins favorisés étaient particulièrement concernés par les comorbidités, de même que par l'exposition professionnelle aux toxiques pulmonaires.
Notons enfin que le confinement a considérablement renforcé les inégalités préexistantes non seulement en contraignant les familles dont le logement était le plus exigu à cohabiter tant bien que mal, mais aussi en renforçant la fracture numérique (comment accéder sereinement au cours du professeur en vidéoconférence quand on n'a ni ordinateur personnel ni pièce où s'isoler ?), en re dupliquant les inégalités de genre (ce sont le plus souvent les femmes qui ont assuré le surcroît d'activités domestiques et familiales) et en privant les plus précaires de revenus.
En effet, même si l'État a mis en place un ensemble de dispositifs visant à tenir une partie de la population à l'abri des conséquences de la mise à l'arrêt de l'économie (rappelons les principaux : dispositif de chômage partiel, aides pour les indépendants et décalage puis suppression du paiement des obligations fiscales et sociales), et malgré la suspension du deuxième volet de la réforme de l'assurance chômage, les plus précaires ont été atteints de plein fouet par la crise : la plupart des intérimaires se sont retrouvés sans ressources, sans parler de toutes celles et ceux qui travaillaient au noir et ne pouvaient accéder aux revenus de remplacement, estimés à 10% de la population active en Europe. A côté de ceux qui ont perdu toute source de revenus, un certain nombre (le métiers sont restés très mal protégés. On pense notamment à toute la population des travailleurs des plateformes, livreurs et chauffeurs, jusqu'alors le plus souvent contraints d'exercer sous le statut d'auto-entrepreneur qui les tient éloignés de la protection du Code du travail. Comment ne pas penser aussi à tous ces métiers exercés quasi exclusivement par des femmes, et donc chroniquement sous-rémunérés: par le double effet du temps partiel et de la sous-valorisation des compétences considérées comme naturellement féminines dans les classifications ? Le rapport Libault a récemment rappelé combien les salaires des travailleuses du care étaient bas et leurs conditions de travail difficiles : leur taux d'accidents du travail et de maladies professionnelles est trois plus élevé que dans les autres professions, et le secteur connaît de grosses difficultés de recrutement alors même que les besoins de main-d'oeuvre croissent avec le vieillissement de la population.
Par ailleurs, le recours au télétravail ne se fait pas de la même façon clans toutes les catégories de la population. Selon une première estimation de l'OFCE, « 7,9 millions d'emplois salariés et 400000 non-salariés pourraient être concernés par la mise en place du télétravail (hors commerces fermés). Logiquement, la généralisation du télétravail devrait avoir des impacts très différents selon les catégories socio professionnelles. Si les cadres doivent pouvoir le pratiquer facilement (60 % le faisaient déjà régulièrement avant la crise selon la Dares), cela semble être difficile pour les ouvriers et de nombreux employés » .
Rappelons aussi que, lors des huit semaines de confinement en France. les ménages ont perdu 11 milliards de revenus, mais que la chute de leur consommation a été de 65 milliards : selon l'OFCE, il y a eu 55 milliards d'épargne forcée parce que la consommation était empêchée. Mais cette épargne est concentrée à près de 70 % dans les 50% des ménages les plus aisés, dont les revenus n'ont globalement pas bougé car ils étaient en télétravail et n'ont pas pu consommer : voilà qui creuse encore les inégalités.
Notons enfin que le chômage, encore contenu aux mois de mars et avril (l'OFCE a comptabilisé 600000 chômeurs supplémentaires au cours de ces huit semaines) risque d'augmenter considérablement clans les mois qui viennent.


Une crise du capitalisme débridé


La crise de la Covid-19 peut être analysée de cieux manières. La première consiste à adopter, comme le font la plupart des commentateurs politiques et économiques, une vision de court terme pour étudier son origine. Cette approche conduit à l'appréhender comme un choc mondial de nature exogène, contrairement à celui de 2008 qui était de nature financière et limité aux pays occidentaux. Et puisque, dans une logique court-termiste, combattre une crise, c'est d'abord en traiter les causes, la sortie d'une crise de nature exogene revient à tout mettre en œuvre pour permettre un retour rapide au régime de croissance d'avant crise, c'est-à-dire en l'occurrence la restauration du néolibéralisme, sans l'ombre d'une remise en cause et sans s'interroger sur la responsabilité de ce régime clans la crise que nous traversons aujourd'hui.
Il est intéressant de noter que les recommandations et les décisions de politiques économiques mises en place en urgence lors de ces deux derniers épisodes de crises, de natures prétendument différentes, ont pourtant été identiques. À l'instar de 2008, au cours de la crise de 2020, ce sont encore les Banques centrales et les États qui ont dû fortement coopérer et intervenir massivement pour sauver l'ensemble des économies. Ce point commun entre les cieux dernières crises mondiales réfute une fois encore la prétention idéologique du néolibéralisme selon laquelle l'efficience des marchés et de la finance permettrait aux économies d'être toujours à l'équilibre et d'atteindre une croissance durable et soutenable sans intervention des États.
Il nous semble indispensable de sortir de cette vision restreinte, pour ne pas dire étriquée, qui conduit par myopie les gouvernements à considérer cette crise comme exogène, légitimant de la sorte leur stratégie consistant à tout mettre en œuvre, quoi qu'il en coûte » aux finances publiques, afin de restaurer au plus vite la stratégie de croissance antérieure. Si les aides publiques sont aujourd'hui nécessaires, elles doivent au contraire impérativement être mises au service de la transformation du régime de croissance vers un système intégrant la contrainte environnementale et la réduction des inégalités, de manière à combattre les origines de la crise actuelle.
Car non, cette crise pandémique n'est pas un choc exogène. Elle a été engendrée par différentes causes qui si elles ne sont pas traitées, vont engendrer de nouveaux épisodes récessifs dans les années à venir. Elle est avant tout liée à la dégradation de l'environnement : il ne fait en effet guère de doute pour les scientifiques que la détérioration des écosystèmes favorise la transmission des maladies infectieuses par la faune sauvage aux humains. Les canaux sont multiples : déforestation, artificialisation des sols, destruction des habitats naturels, acidification des océans, commerce d'espèces sauvages... La fonte du Permafrost — ces sols gelés toute l'année de l'hémisphère nord — qui renferme quelque 1700 milliards de tonnes de gaz à effet die serre (GES), soit environ le double du dioxyde de carbone (CO2) déjà présent dans l'atmosphère et qui propulserait la planète vers un réchauffement de + 6 °C, + 7 °C ou davantage, inquiète le plus souvent pour ses effets climatiques — à juste titre. Mais parce qu'il abrite des bactéries et des virus congelés depuis des millénaires, la fonte du Permafrost représente également une menace sanitaire.
La mondialisation et les métropolisations sont également au cœur de la propagation de cette crise : l'hyperdensité urbaine, la concentration de la population dans les mégapoles et la mondialisation marquée par l'intensification des échanges et l'accélération de la circulation des personnes sont autant de vecteurs de contamination, de propagation et de diffusion rapide des virus.
Enfin, au niveau national, la perte de souveraineté dans la production de masques et de tests de dépistage. l'incapacité des systèmes de santé, trop rapidement submergés, à protéger les citoyens sont le reflet de services publics sous tension, et manifestent un défaut de prévoyance de la part des États qui va de pair avec un changement de doctrine de leur part, consistant à transférer aux employeurs la protection des travailleurs contre le virus.
Il faut donc considérer cette crise comme un coup de semonce qui nous alerte, dune part, sur l'impréparation de nos sociétés face aux crises sanitaires, d'autre part, sur notre trop grande dépendance vis-à-vis des pays étrangers dans lesquels certaines de nos productions ont été entièrement délocalisées, enfin, sur la nécessité de ralentir, voire d'éviter des manifestations de plus en plus violentes de la crise écologique clans laquelle nous sommes déjà entrés. Rappelons que cette fois, nos réseaux de télécommunications, de production d'énergie, nos terres agricoles. nos infrastructures sont restés en état de fonctionner. Les cyclones. les inondations, les sécheresses, les incendies qui accompagneront l'aggravation de la crise climatique menacent de mettre hors d'état un grand nombre d'entre eux, ce qui plongerait nos sociétés dans des pénuries et des désordres inimaginables. C'est cela que nous devons absolument empêcher.


Une autre voie est non seulement possible, mais nécessaire


Nous l'avons rappelé, le diagnostic sur lequel s'est appuyé le président de la République lors de sa campagne et durant les premières années de son quinquennat était le suivant : les difficultés rencontrées par l'économie française viendraient de son modèle social trop généreux. La première édition de notre ouvrage visait à démontrer qu'il n'en était rien. et que la source de ces difficultés se trouvait clans les dysfonctionnements du capitalisme financier et dans de graves erreurs de politique économique. Il fallait, argumentions-nous, changer de cap le plus rapidement possible. changer de voie, notamment en prenant à bras-le-corps la question des inégalités économiques, sociales et territoriales, et en investissant massivement dans la transition écologique et
sociale. Nous proposions une forme de programme balisant un chemin radicalement différent. allant d'un investissement dans la rénovation thermique des bâtiments, les infrastructures, l'agroécologie, le verdissement des processus industriels à l'attention portée à la qualité de l'emploi et à l'humain.
Nous republions ce livre parce que pas une ligne de notre analyse ne mérite d'être changée : non seulement cette autre voie est possible, nous pensons l'avoir démontré, mais il est maintenant absolument urgent de l'emprunter. De quelque façon qu'on la nomme – l'une de nous a proposé dès 2010 d'utiliser le terme de reconversion écologique pour souligner la profondeur des transformations à engager, un terme qui fait aujourd'hui heureusement florès – nous devons ouvrir dès maintenant cette autre voie, et ne surtout pas prendre le prétexte de la crise et de l'endettement massif qu'elle a provoqué pour y renoncer. C'est la seule voie possible.
Le lecteur rentrera dans les détails du nouveau chemin que nous proposons. Rappelons-en ici les principaux éléments. A commencer par la nécessité de rompre avec le type de développement que nous avons connu depuis les Trente Glorieuses, avec une croissance débridée indifférente aux dégradations de l'environnement et peut-être avec la croissance elle-même.
Le modèle de croissance de l'Europe fondé sur la concurrence libre et non faussée et la compétitivité exacerbée était l'un des problèmes économiques majeurs avant la crise sanitaire. Toutes les réformes qui étaient imaginées en Europe ne visaient qu'à gagner des parts de marché, à accroître la compétitivité, sans jamais se poser la question de savoir sur qui on gagnait ces parts de marché, si cela se faisait à l'intérieur ou à l'extérieur de la zone euro : et si c'était à l'extérieur sans se demander si les pays qui perdaient leurs parts de marché allaient se laisser faire. Trump et le Brexit sont venus apporter une réponse qui montrait bien qu'il fallait en finir avec cette façon de faire. Ce mercantilisme a donc connu un coup d'arrêt, d'autant qu'il était de plus en plus visible que cette stratégie se soldait par le creusement des inégalités et par une polarisation extrême du marché du travail. Ce n'est pas le marché qui nous soigne. qui assure un minimum vital à ceux qui n'ont rien, qui s'occupe de nos personnes âgées, qui protège notre planète...
Nous devons rompre avec ce modèle de développement, et conjuguer investissement massif dans la reconversion écologique et sociale ET adoption de pratiques de sobriété. Tentons de prendre en considération les auteurs qui ont appelé à relativiser l'usage du PIB comme indicateur majeur de référence et à adopter d'autres indicateurs de richesse, notamment l'empreinte carbone et l'indice de santé sociale de manière à mettre le développement au service (le la satisfaction des besoins sociaux et à enserrer la croissance dans des limites environnementales et sociales. Car nous ne pourrons sortir durablement de la crise que par la restauration des biens communs que le modèle précédent a détruits, au premier rang desquels la biodiversité, les ressources naturelles (énergie, eau, minerais), la santé, l'éducation et le plein emploi de qualité.
Nous pensons donc que la reconversion écologique doit être au coeur de cette nouvelle stratégie. Bien conduite, elle peut nous permettre de renouer avec une certaine forme de plein emploi. La rénovation thermique des bâtiments, les transports publics bas carbone. la reconstruction de notre système énergétique, le verdissement des processus    industriels,    le    déploiement    et l'intégration en Europe de technologies productrices d'énergie propre,  le développement d'une économie circulaire au service de la régénération des territoires constituent une source considérable d'emplois non délocalisables. Les besoins sociaux également. Les satisfaire suppose de réguler une finance carnassière qui dépèce les entreprises et met les territoires et les nations en concurrence permanente.
Nous avons désormais besoin, en France et en Europe, d'investir dans la qualité. La qualité de l'emploi sans discrimination selon le sexe ou l'origine ; la qualité de l'éducation et de la formation de nos citoyens, mais aussi celle du logement, des produits et de notre cohésion sociale. Nous devons évoluer vers une conception de l'entreprise qui prenne en compte l'intérêt des différentes parties, pas seulement celui des apporteurs de capitaux, ce qui passe par une nouvelle gouvernance des entreprises, organisant une véritable co-décision. Nous devons intégrer dans notre droit du travail les enjeux du numériqueet les nouvelles formes de subordination afin que, demain, la modernité reste le salariat et que la seule alternative ne soit pas l'essor de business models du type Uber qui cherchent l'optimisation aux dépens de nos systèmes de protection sociale. L'autre voie que nous appelons de nos voeux ne passe pas par le détricotage du droit du travail et de ses protections qui, tout au contraire, sont une condition de sa réussite. Elle exige sans doute une autre interprétation des règles européennes que celle qui est actuellement en vigueur.


Mettons l'endettement des service générations futures
 
Nous allons en effet devoir continuer à accroître l'endettement public pour mener à bien la gigantesque transformation de nos économies dont nous avons besoin. Cela ne pose pas de graves problèmes : nous devons et nous pouvons nous endetter et, au sein de l'Union européenne, adopter d'autres critères. Il faudrait déjà, lorsqu'on parle de déficit retirer de son calcul tout ce qui relève de l'investissement public. La règle de « zéro déficit public » ne peut avoir de sens que si on la limite au deficit de fonctionnement. Et même alors, le déficit de fonctionnement en temps de crise est acceptable, s'il est compensé par un excédent dès la reprise. Quant au financement des investissements publics, il n'est pas absurde de l'étaler dans le temps et d'y faire participer les générations futures  qui vont en bénéficier, par le biais d'un emprunt. Là-dessus, tout le monde peut s'accorder. Le problème c'est que le diable se niche dans les détails : comment définir ce qu'on appelle investissement public ? Si l'on écoute les comptables nationaux, ce type d'investissement    se    limite    aux    seules
infrastructures. Cela peut faire consensus s'il s'agit de la construction d'un hôpital. mais sans doute beaucoup moins si c'est celle d'un rond-point ou d'une piscine municipale... L'exemple de l'hôpital met par ailleurs en évidence un autre point d'achoppement : l'infrastructure est une chose, mais la santé suppose aussi de grosses dépenses de fonctionnement qui elles, en revanche, entreraient dans le déficit. Faudra-t-il y renoncer ? Avec cette logique, on passe à côté d'investissements importants, comme dans l'éducation par exemple. Il faut évidemment ajouter à cela les questions écologiques, qu'on ne peut réduire à des investissements d'infrastructures.
On voit bien comment les discussions peuvent s'enliser face à cette question qui n'est simple qu'en apparence : savoir ce qui est un investissement et ce qui n'en est pas. Face à l'inaction des gouvernements, les institutions européennes (BCE et Commission européenne) proposent aujourd'hui d'immenses plans d'investissement pour répondre à l'urgence et soulager les déficits nationaux de ces nouvelles dépenses. Le plan de solidarité de 500 milliards proposé par le tandem Merkel-Macron le 18 mai 2020, suivi neuf jours plus tard par le plan de la présidente de la Commission européenne. Ursula von den Leyden, de 750 milliards consistant à ce que les pays membres contractent ensemble un emprunt, est un pas remarquable qui nous permettra d'éviter que ne se reproduise la crise de 2011.  Celle-ci était en effet aussi une crise de la solidarité européenne : elle était très liée aux inégalités entre les pays face au financement de la dette sur les marchés financiers. Car la soutenabilité d'une dette publique dépend plus de son coût que de son niveau : or, tout en ayant des dettes comparables, certains pays lèvent de l'argent plus facilement, et à des taux plus faibles, que d'autres. En mettant en place un emprunt commun européen, destiné à être complété par des ressources fiscales propres (taxe carbone aux frontières, taxe sur les entreprises du numérique...), nous sommes donc en train de constituer le début d'une intégration européenne plus forte, plus politique.


La crise de la Covid-19 est une opportunité pour renforcer l'esprit européen


La crise sanitaire est une occasion de sortir des égoïsmes nationaux et de proposer une vision politique organisée autour de la notion de souveraineté dans le secteur sanitaire et économique. Il nous faut abandonner les critères du Pacte de stabilité et relancer l'investissement : notre objectif doit être la mise en place d'une économie soutenable, plus résiliente. ce qui nécessite de sortir de l'ordo-libéralisme et du mercantilisme européen, et d'adopter une stratégie alliant écologie politique et réduction des inégalités sociales. Oui, il est grand temps de développer une Europe véritablement sociale et écologique. À. force de proclamer des valeurs et d'adopter des chartes (Charte sociale européenne de 1961 ; Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne de 2000) et des socles (Socle européen des droits sociaux de 2017) qui promeuvent solidarité, égalité, dignité, etc.. on oublie qu'il faut ensuite les concrétiser. Ici et là, ces textes ont permis de censurer des législations nationales attentatoires aux droits sociaux fondamentaux ou de fonder des textes européens. La directive relative à des conditions de travail transparentes ou encore l'Autorité européenne du travail, toutes deux entrées en vigueur depuis la parution de la première version du présent livre, sont ainsi présentées comme une application du Socle européen des droits sociaux. Il n'en reste pas moins que chartes et socles
demeurent trop souvent. hélas, au stade de la pétition de principe.
Lorsqu'elle a présenté début 2020 sa feuille de route pour les quatre ans à venir, la nouvelle présidente de la Commission européenne a annoncé la mise en place, à compter de 2021 d'un plan d'action afin de concrétiser les principes contenus dans le Socle européen des droits sociaux. L'impulsion doit être forte et les changements. majeurs. Annoncée par le commissaire européen à l'emploi et aux droits sociaux, Nicolas Schmit. comme une priorité de son mandat, la création du salaire minimum européen constitue un enjeu plus important encore depuis qu'on a constaté, lors de lacrise de la Covid-19, que les travailleurs à faible revenu sont aussi ceux qui ont préservé le fonctionnement de nos sociétés et de nos économies. Le Socle européen des droits sociaux énonce, dans son article 6, que « des salaires minimum appropriés doivent être garantis ». En 2020, parmi les États membres qui possèdent un salaire minimum, celui-ci varie de 312 euros brut mensuel en Bulgarie à 2 142 euros au Luxembourg. Il faudra convaincre les pays du Nord, dans lesquels les questions salariales sont traitées quasi exclusivement par la négociation collective, de l'intérêt de discuter du sujet à l'échelon européen.
La crise de la Covid-19 va aussi obliger à s'interroger sur le développement de stabilisateurs au niveau européen, à commencer par l'assurance chômage européenne qui permettrait d'amortir les chocs futurs dans l'hypothèse, malheureusement plus que probable, où l'Europe connaisse une récession et d'autres crises majeures. Autre action nécessaire, la définition d'une régulation des plateformes numériques au niveau européen incluant protection des consommateurs (notamment des données) et des travailleurs (création d'un statut ad hoc). La crise de la Covicl19, et le sort réservé à des millions de travailleurs se trouvant    à    l'extrémité    des    chaînes d'approvisionnement, tout particulièrement les femmes et les travailleurs immigrés du textile, congédiés et abandonnés sans paiement des salaires, a également renforcé la nécessité de créer à l'échelon européen voire mondial un devoir de vigilance. Pour mettre fin aux situations dramatiques maintes fois constatées. en Asie notamment. il nous faut en effet tendre ver s une nouvelle régulation mondiale ; c'est une évolution cruciale qui doit se faire en encadrant davantage le travail, mais aussi en repensant l'organisation sanitaire. et en luttant contre le dérèglement climatique et la raréfaction d'un certain nombre de ressources naturelles non renouvelables, au premier rang desquelles se trouvent l'énergie, l'eau et les minerais.


Dix mesures pour changer de voie


Plus encore qu'au moment de la première édition de cet ouvrage. la situation appelle des mesures radicales pour sortir de la crise par le haut et surtout garantir l'avenir. Le lecteur trouvera dans les pages qui suivent les explications justifiant leur mise en oeuvre. Nous rappelons ici les principales, qui visent toutes à renforcer les fonctions d'investissement et de protection assurées par notre État et nos services publics.

 

1. Engager une relance verte de grande ampleur
C'est le message principal de notre livre. Il est urgent d'investir massivement dans la reconversion écologique : nous avons chiffré ce besoin à au moins 20 milliards d'euros d'investissement public supplémentaires par an pendant vingt ans en France. C'est la condition sine qua non pour préparer notre pays au changement climatique et repousser l'irruption de manifestations climatiques sévères, où la situation risque de basculer et de devenir incontrôlable. Ces investissements doivent concerner la rénovation thermique des bâtiments, les infrastructures, l'agroécologie, le verdissement de tous les procédés industriels, le transport bas carbone, les réseaux électriques et les énergies renouvelables. Couplés aux relocalisations, ces efforts seront créateurs d'emplois utiles.
2. Investir dans l'« infrastructure humaine » : la santé est un objectif prioritaire
Cette relance verte doit aussi être sociale. Certains disent abstraitement qu'il faut améliorer le capital humain. Nous disons plus simplement qu'il est absolument nécessaire d'améliorer en tout premier lieu l'état de santé de nos concitoyens, d'abord, parce que c'est un objectif fondamental, désirable en soi, et aussi parce que c'est ce qui leur permettra de mieux résister aux crises à venir. L'obésité, le diabète, l'hypertension, toutes les maladies dues à la malbouffe et à la pollution sont autant de facteurs qui ont rendu les individus plus vulnérables à la Covid-19 et qui, d'une manière générale, fragilisent et coûtent cher. Nous devons déployer une politique de santé axée sur la prévention – qui reste le parent pauvre de la médecine française – et qui fasse de la lutte contre le renoncement (et pour l'accès de tous) aux soins un objectif plus important que le contrôle du niveau des dépenses de santé ou de son pourcentage rapporté au PIB.
3. Investir résolument dans la qualité de l'emploi
La qualité de l'emploi n'a jamais constitué un objectif central pour notre pays. Les travailleur.e.s restent trop souvent les variables d'ajustement de processus qui les dépassent et qui résultent de transformations des flux d'échanges mondiaux, de délocalisations. de changements technologiques, d'opérations purement financières... Là encore, la crise de la Covid-19 a montré que les moins qualifiés et ceux dont les statuts étaient les moins protégés ont été les plus vulnérables à la crise. Investissons dans la qualité de l'emploi et dans sa protection. taxons réellement les entreprises qui abusent des contrats courts, faisons rentrer les travailleurs des plateformes dans le giron du Code du travail, réhabilitons le salariat qui est parfaitement conciliable avec les aspirations
légitimes à l'autonomie – en somme, redonnons ses lettres de noblesse au Code du travail. accusé de tous les maux depuis plus de trente ans. Et s'il est légitime de donner toute leur place aux partenaires sociaux cessons de déléguer aux accords d'entreprise des responsabilités qui ne doivent pas leur incomber. Rétablissons enfin les CHSCT (comités d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail), qui font aujourd'hui cruellement défaut.
4. Engager une politique du logement de qualité
On connaissait les liens entre le « mal-logement »(dont souffrent 12 millions de Français) et le retard scolaire. On a constaté plus récemment qu'il était également lié à l'exposition à la Covid-19, l'exiguïté des logements avant à la fois rendu le confinement difficile et accéléré les contaminations. Par ailleurs, le prix élevé de l'immobilier freine l'intégration et la mobilité sur le marché du travail. La politique du logement de qualité est sans doute la première des politiques de l'emploi que l'on devrait mener. Elle doit coupler des objectifs de long terme (construction de logements neufs pour les étudiants et les ménages modestes) à des objectifs de court terme. essentiellement la lutte contre l'inflation des prix de l'immobilier et des loyers (refonte de la taxe foncière, suppression des droits de imitation, garantie universelle, suppression des dispositifs de défiscalisation et d'aide à l'accession...).
5. Donner à l'État la responsabilité d'être employeur en dernier ressort
La reconversion écologique que nous appelons de nos voeux n'ira pas sans transformation profonde de l'emploi. C'est trop souvent l'argument qui est mis en avant pour ne pas bouger. Le moment dans lequel nous nous trouvons, juste après une crise sanitaire, sociale et économique majeure. doit être mis à profit. L'État ne doit pas aider les entreprises qui ne prendraient pas d'engagements écologiques. Nous devons mettre en place une ingénierie qui fait aujourd'hui cruellement défaut pour organiser le transfert des emplois disparus dans les secteurs trop polluants vers les nouveaux emplois issus notamment des relocalisations et des nouvelles filières de réparation, de recyclage, de production. Nous aurons besoin, pour organiser ces transitions, non pas d'un revenu universel mais d'un revenu de transition, versé le temps que s'opèrent les transferts d'emploi. Il reviendra à l'État et particulièrement aux collectivités locales d'assurer une fonction d'employeur en dernier ressort pour éviter des passages trop douloureux par le chômage.
6. Démocratiser les entreprises
La crise de la Covid-19 a montré de façon criante la nécessité d'associer les salariés à la prise de décision clans l'entreprise, à tous les niveaux. La participation des salariés à la gestion de l'entreprise a été proclamée dès la Constitution de 1946 : il est grand temps de tenir cette promesse et d'adopter une véritable cogestion qui seule permettra aux entreprises de s'extraire de la pression des actionnaires en faveur de rendements et de dividendes toujours plus élevés.
Dans la lignée du Manifeste initié par l'une des trois co-auteurs de ce livre signé par plus de 6000 universitaires dans le monde et publié le 16 mai 2020 dans plus de quarante quotidiens nationaux dont le journal Le Monde, nous sommes en faveur d'une véritable co-gestion mettant à égalité les apporteurs de travail et les apporteurs de capital. Il est aussi grand temps de donner corps au droit d'expression » qui figure depuis 1982 dans
le Code du travail, en rendant obligatoire la création d'espaces de discussion dans chaque unité de travail. Le développement probable du télétravail nous oblige à doubler le droit à la déconnexion d'un droit à la connexion à la collectivité de travail. C'est l'un des moyens de limiter l'isolement et la souffrance psychologique qui peut en résulter chez certains télétravailleurs.
7. Augmenter les salaires des travailleurs essentiels
Selon l'INSEE, les salaires les plus élevés sont au plus haut depuis cinquante ans alors que le SMIC stagne, et que, en haut de la hiérarchie des salaires, la part des cadres « opérationnels » diminue au profit des fonctions administratives et financières : plus on avance dans la hiérarchie des salaires, plus on quitte l'économie réelle,  si bien que les très hauts salaires récompensent moins stricto sensu les capacités d'amélioration de la productivité que la valorisation du capital. Pendant ce temps, les travailleurs essentiels voient les promesses d'augmentation des rémunérations non tenues. Il est urgent de revaloriser les bas salaires, notamment ceux des aides à domicile, des aidessoignant.e.s. des caissier.e.s, des personnels de nettoyage dont les salaires nets médian à temps
complet tournent autour de 1 400 euros. Ce vaste chantier doit reconnaitre l'utilité sociale parmi les critères d'évaluation mais aussi organiser une refonte des classifications, particulièrement défavorables pour les femmes, majoritaires parmi les travailleurs en première ligne. De toute évidence, la réponse à la sous-valorisation des métiers essentiels ne peut être l'application d'une prime exceptionnelle à la discrétion de l'employeur.
8. Redistribuer : revoir notre fiscalité
La France est un pays spontanément inégalitaire : avant transferts et taxes, les inégalités de salaires sont comparables à celles que l'on observe dans les pays anglo-saxons (aux États-Unis ou au Royaume-Uni), et bien supérieures à celles des pays nordiques et scandinaves. Elles se réduisent en revanche significativement et plus fortement qu'ailleurs après l'intervention de la fiscalité, impôts et transferts. Mais les écarts restent trop importants et les rémunérations exorbitantes n'ont pas lieu d'être, notamment parce que nous devons tous – particulièrement ceux qui consomment le plus – adopter des pratiques de sobriété. Les richesses doivent donc être mieux redistribuées. Nous pouvons le faire, d'une part, en rendant l'impôt plus progressif et. d'autre part, en mettant en oeuvre la réforme de l'héritage, qui concerne une partie de la population de plus en plus réduite, en taxant plus lourdement les grosses successions.
9. Sanctuariser les aides sociales
La réduction des inégalités et de la pauvreté à laquelle parvient notre modèle social est principalement le fait des dépenses sociales hors retraites et santé, c'est-à-dire des aides sociales qui ont explicitement pour but la redistribution monétaire et la réduction de la pauvreté – et qui sont si souvent vilipendées. Il importe de sanctuariser ces « aides sociales » et d'accroître leur efficacité en les ciblant davantage sur les ménages les plus modestes, en réduisant l'inacceptable taux de non-recours à ces aides, en les rendant obligatoires et en les individualisant. L'augmentation du RSA et son ouverture aux jeunes dès 18 ans apparaît comme absolument nécessaire. Parallèlement, nous devons mener une politique de la vieillesse plus ambitieuse ; la création d'un cinquième risque au sein de la sécurité sociale – complétant les quatre risques que sont la maladie, les accidents du travail, la vieillesse et la famille –, destiné à nous couvrir contre le risque de perte d'autonomie. doit être encouragée, à condition que le financement soit suffisant pour que l'on ne se retrouve pas avec une coquille vide.
10. Abandonner les dogmes et ne pas hésiter a nous endetter

 

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