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Un an après la parution du livre-enquête « Handicap à vendre », de plus en plus de travailleurs en « établissements d’accompagnement par le travail » (ESAT) dénoncent un système injuste, discriminatoire et dysfonctionnel. 

Prisca Borrel

10 avril 2023 à 12h07

 

Pas de remise en question, pas d’enquête, rien. Malgré les dérives, les discriminations et les humiliations révélées par le journaliste Thibault Petit, qui s’est penché sur le travail « en milieu protégé » dans son livre Handicap à vendre (Les Arènes), paru il y a un peu plus d’un an, la France maintient le cap.

Une inertie assumée, mais non moins contestable tant le flou juridique qui entoure ces ouvrières et ouvriers, exclus du Code du travail et payés 900 euros brut pour un plein-temps, ouvre la voie à tous les abus. Au sein des 1 500 ESAT (Établissement et service d’accompagnement par le travail) que compte la France, on préfère les nommer « usagers ». Comme si trier des clous, assembler des pièces ou monter des emballages à longueur de journée s’apparentait à un hobby plus qu’à un job…

« Personne ne trouverait acceptable que des ouvriers ou des ouvrières travaillent 35 heures sans salaire minimum, isolés de la société, sans droit de grève, et sans possibilité d’attaquer son employeur devant les prud’hommes… C’est une forme de ségrégation juridique et spatiale, et c’est une exploitation qui passe pour de l’action sociale », pointe Cécile Morin, militante antivalidiste en lutte contre l’oppression des personnes handicapées.

 

Humiliations à la chaîne

S’il n’a pas eu d’impact politique direct, le livre de Thibault Petit semble avoir participé à libérer la parole. Depuis un an, le journaliste affirme avoir reçu une quarantaine de nouveaux témoignages. Au fil des mois, plusieurs travailleurs ont également alerté la rédaction de Mediapart pour dénoncer des conditions de travail indignes ou des mauvais traitements. Autant de dysfonctionnements dont un milieu dit « protégé » devrait être exempt.

 

Pourtant, à entendre Salim, qui a intégré un ESAT parisien en 2018, ce n’est toujours pas le cas. « Ici, les ennuis ont commencé à l’arrivée du nouveau directeur. J’ai déjà été mis à pied quatre mois, sans aucune justification. Pendant la pandémie, les usagers n’avaient pas le droit de toucher la machine à café. On devait donner l’argent à un moniteur qui nous remettait le gobelet à la main. C’est absurde, il en donnait trente par jour, comme si sa main et nos pièces n’étaient pas des vecteurs de contamination », relève Salim, qui ne compte plus les décisions arbitraires ou infantilisantes, et les mots durs dont ses camarades font l’objet. « Tu sers à rien… Qu’est-ce que tu fous ici ? On t’a pas encore viré ? »

 

Ex-encadrant d’un autre ESAT parisien, Julien rapporte les mêmes dérives à l’égard de travailleurs malentendants. « La directrice mettait parfois sa main devant sa bouche en disant qu’untel “avait l’air débile en parlant comme ça”… Il est aussi arrivé qu’elle tienne des propos racistes. Je m’en veux de ne pas avoir réagi, mais il n’y avait pas beaucoup d’espaces pour penser. On était toujours au travail, il y avait peu de gens formés. »

Peu de gens formés côté encadrants, et un statut confinant ces travailleuses et travailleurs dans un quasi-no man’s land juridique. Car s’ils courbent l’échine 35 heures par semaine (avec des congés payés), leur activité n’est pas encadrée par un contrat de travail. Pas de licenciement possible pour ces ouvriers et ces ouvrières qui relèvent du Code des familles et de l’action sociale. Pas de représentation syndicale non plus.

 

Généralement compris entre 55 % et 70 % du Smic, leur salaire n’est pas soumis aux cotisations d’assurance-chômage. Et si l’allocation adulte handicapé (AAH) permet de « compenser » lorsqu’ils sont encore en emploi, ce « coup de pouce » n’est pas pris en compte dans le calcul de la retraite. En bref : ces ouvrières et ouvriers dépassent rarement les 900 euros par mois pour leurs vieux jours, soit 200 euros de moins que le seuil de pauvreté, malgré une vie de labeur.

 

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Sébastien (à droite), « usager » d’un ESAT du Gard, entouré de son frère Stéphane et de son collègue Éric. © Photo Prisca Borrel

Pourtant, sans syndicat, ni garde-fou, les « usagers » ne se rebiffent quasiment jamais. Un mutisme logique, au vu des moyens de pression décrits par les multiples témoins qui ont accepté de répondre à Mediapart. Dans un ESAT du Gard, les supérieurs utiliseraient par exemple la porte de sortie comme un outil d’intimidation au moindre désaccord. « Un jour, une monitrice m’a dit : “Si t’es pas content, dégage de mon atelier” », cite par exemple Robin.

 

Embauchée à l’atelier cuisine pour réchauffer les plats du midi, Catherine acquiesce. « On m’a dit : “Arrêtez de rigoler, sinon vous partez !” » Une expression particulièrement menaçante pour ces employé·es exclus du circuit de l’assurance-chômage. « On a l’impression d’avoir été pris au piège », résume leur collègue Stéphane.

 

« Pris au piège » et parfois recadré pour des raisons qu’ils ignorent… Comme lorsque le moniteur de Robin le prend à partie à cause de sa tenue, en 2020. « Il m’a dit que je ne devais pas être habillé comme ça, sinon je devais sortir de l’atelier. Je ne sais toujours pas ce qui le gênait… Je suis sorti. » Ce jour-là, son frère Sébastien est parti à sa recherche à scooter, et a fini par le retrouver sur la route, en pleurs. Une autre fois, Robin apprend que ce même moniteur l’avait décrit comme « asocial et très agressif ». « Il avait demandé aux intérimaires de ne pas me parler. Ils me l’ont dit quand il n’était pas là », raconte le jeune homme, alors en proie à des idées noires.

 

Plus grave, des travailleurs auraient aussi été contraints de signer des documents ou d’emménager dans des foyers attenants à certains ESAT, sous la contrainte. En Bretagne, c’est ce qui serait arrivé à Carole, en arrêt maladie depuis deux ans. « La monitrice m’a enfermée à clé dans son bureau, je n’avais pas le droit de sortir tant que je n’avais pas signé. Elle me disait : “Tu prends ta valise et tu ne dis rien à ta mère. Tu n’écoutes pas tes frères.” Moi, je ne voulais pas aller dans le foyer. Le soir, je pleurais », raconte cette quadragénaire, qui affirme avoir signé une « mesure de protection » – la plaçant sous la tutelle d’un juge – contre son gré ce jour-là.

 

« Ils voulaient remplir leur nouveau foyer et ils pensaient que c’était moi qui étais contre, abonde sa mère. En réalité, Carole avait déjà fait un essai et ça ne lui avait pas plu. Mais nous ne sommes pas les seuls à qui c’est arrivé… » Cette mère a dû multiplier les attestations de témoins et prendre attache avec un avocat pour stopper net la procédure.

 

De véritables petites entreprises

À Paris, Salim relate les mêmes types de chantage : « Quand on n’est pas d’accord, on nous menace de nous virer ou de nous mettre sous curatelle. C’est là que j’ai pigé qu’on n’avait aucun droit. Le directeur, c’est Dieu ! »

D’après les témoins rencontrés, ouvriers et personnels encadrants vivraient la plupart du temps côte à côte, sans vraiment se mélanger. « Leur salle de repos est séparée, on ne mange pas ensemble, on n’utilise pas les mêmes toilettes », énumère le Gardois Sébastien, sous le contrôle de ses camarades. « Ça me fait penser à un gang. Les moniteurs d’un côté, les travailleurs de l’autre », s’amuse son frère Robin. Selon leur récit, leur ESAT s’apparenterait à une sorte d’univers parallèle, où les personnels valides bénéficient de micro-privilèges à la barbe des ouvriers handicapés. D’après Thibault Petit, qui s’est rendu dans l’ESAT des deux frères lors de son enquête, même le prix du café en témoignait à l’époque : 15 centimes pour les encadrants, 40 centimes pour les ouvriers…

 

Au fil des ans, certains établissements sont devenus de véritables petites entreprises, « avec des impératifs de productivité, voire de rentabilité », souligne Thibault Petit, et des résultats nets à six chiffres. Auprès de Mediapart, l’ancien moniteur d’un ESAT parisien confirme : « Je me rappelle être parfois resté très tard le soir pour terminer les commandes à la place des usagers, sinon on n’aurait pas pu y arriver à temps… Certains n’en pouvaient plus. Or les directeurs d’ESAT veulent que nous soyons concurrentiels dans nos activités, tout en ayant de la main-d’œuvre pas chère, un peu comme la main-d’œuvre des prisons. »

 

Seules passerelles pour tester le travail en entreprise, les stages et les « mises à disposition » n’aboutissent quasiment jamais sur un contrat durable. D’après l’Association nationale des directeurs et cadres d’ESAT (Andicat), le taux de sortie des « usagers » pour un travail en milieu ordinaire s’élevait à 0,47 % en 2018.

 

« Cela prouve que ce rôle de l’ESAT censé servir de tremplin pour aider les gens à aller vers les milieux ordinaires ne fonctionne pas, analyse le journaliste Thibault Petit. Ce sont des lieux de production propre, et les entreprises n’ont pas tellement intérêt à embaucher les gens des ESAT pour faire la même chose en interne. Ici, les ouvriers le font pour moins cher, et cela permet aux sociétés de bénéficier de réductions sur leur contribution Agefiph [dont sont redevables les entreprises qui emploient moins de 6 % de salariés handicapés – ndlr]. C’est un cercle vicieux. »

 

« Une vision paternaliste du handicap »

Un constat désolant partagé par le directeur général d’une association médico-sociale des Hauts-de-France, lui-même témoin de multiples dérapages. « La gestion des ESAT est bien trop dépendante du bon vouloir des directeurs. Il n’y a quasiment aucun contrôle externe, et la plupart des conseils d’administration des associations gestionnaires n’ont aucune compétence », assène l’homme, désabusé.

 

Ce n’était pourtant un secret pour personne. D’abord parce que des activistes handicapés se mobilisent depuis les années 1970 dans l’indifférence générale. Ensuite parce qu’en septembre 2021, l’ONU a dressé un rapport accablant, regrettant que la France perpétue des lois et des politiques fondées « sur une vision paternaliste du handicap ».

 

Dans son texte, il appelait la France à « éliminer progressivement tous les environnements de travail séparés », déplorant les dysfonctionnements de ces établissements et la ségrégation dont les personnes handicapées sont victimes. Des alertes fortes que les mesurettes du « Plan ESAT » élaboré en 2021 par l’ancienne ministre Sophie Cluzel (dont un décret validait la dernière étape en décembre dernier) sont à mille lieues d’apaiser. S’il permet l’octroi de congés exceptionnels, l’accès à la formation professionnelle ou encore le cumul entre un ESAT et un mi-temps en milieu ordinaire, il ne contenait pas d’avancée majeure.

 

De leur côté, les principales associations gestionnaires d’ESAT ont jugé les recommandations de l’ONU « caricaturales ». Comme l’Unapei, à laquelle sont affiliés près de la moitié des ESAT de France. « Si on reprend la traduction du rapport, on parle même “d’éradication des ESAT”. C’est d’une violence inouïe pour ces structures qui ont comme objectif de permettre à des personnes en situation de handicap d’accéder au travail et de pouvoir construire un projet de vie », proteste Patrick Maincent, vice-président de l’Unapei, avant de pointer les capacités inégales des travailleurs.

 

« Il faut savoir de qui on parle. On peut avoir des travailleurs en capacité de produire “100”, quand d’autres sont capables de produire “1”. Or il faut donner aux uns et aux autres la possibilité d’accéder au travail en faisant en sorte que leur capacité personnelle ne soit pas un frein. »

On est une association de parents. Quand on se lève le matin, ce n’est pas pour faire le mal.

Le président de l’Unapei dans le Gard

Autre association gestionnaire de poids, l’Apajh partage cette analyse. « Aujourd’hui, l’ESAT est une réponse parmi d’autres. Sans eux, un grand nombre des 120 000 usagers serait au chômage. Mais je n’aurais aucun problème à m’en défaire si on fait des progrès en termes d’accessibilité à la formation, aux études et à l’emploi », argue Jean-Louis Leduc, son directeur général, qui reconnaît néanmoins que la politique du handicap à la française « semble avoir atteint un plafond de verre ».

 

Dans le Gard, le président de l’Unapei 30 Christian Rougier affirme cependant avoir été très affecté par le contenu du « bouquin » de Thibault Petit. « On est une association de parents. Quand on se lève le matin, ce n’est pas pour faire le mal. »

 

Des argumentaires que les militant·es antivalidistes balaient d’un revers de main, regrettant une « inversion de causalité » et un manque de volonté politique. « C’est parce que ce système existe, que les entreprises ont le droit de ne pas employer 6 % de personnes handicapées… Ce combat est très dur, parce que les activistes luttent à la fois contre l’État pour obtenir des droits, et contre les associations gestionnaires qui ont exercé une OPA sur la représentativité des intérêts des personnes handicapées dans le débat public », résume Cécile Morin, membre du Clhee (Collectif lutte et handicaps pour l’égalité et l’émancipation).

 

Comme l’ONU, les antivalidistes appellent donc à fermer les ESAT, au profit d’« aménagements raisonnables » en milieu ordinaire. « Ce n’est pas qu’une question de handicap et de discrimination, mais aussi de droits de l’homme et d’égale dignité », appuie Odile Maurin, présidente de l’association Handisocial.

 

Mais pour elles, la France devra d’abord se défaire de cette vision « essentialiste » du handicap, et renverser la grille de lecture « valido-centrée » qui domine les politiques publiques. « Concernant le handicap, tous les outils critiques habituellement mobilisés pour parler de minorités dominées sont abandonnées au profit de la fatalité biomédicale. Le validisme a un effet magique : la ségrégation passe pour de la protection, et le travailleur exploité, pour un usager, avec une rhétorique qui rappelle celle du patronat du XIXe siècle. À l’époque, on payait les femmes et les enfants deux à quatre fois moins cher que les hommes pour des raisons supposées de rentabilité. C’est exactement le même type d’argument qu’on utilise aujourd’hui pour les personnes handicapées, mais ça ne scandalise personne », s’indigne Cécile Morin, actuellement en thèse d’histoire contemporaine.

 

Pendant ce temps, dans le Gard, Éric se questionne sur sa retraite à l’aube de ses 60 ans. « J’ai fait une demande pour savoir ce à quoi j’aurai droit », confie, un brin stressé, cet homme en poste depuis 1984.

 

Depuis son appartement parisien, Salim se rend à l’évidence : « Je n’ai découvert ce système qu’en 2014, quand j’ai été reconnu handicapé après une grosse dépression… Et j’ai trouvé tout ça choquant. En France, les handicapés sont méprisés ! Mais je n’ai pas le choix, je ne peux plus rester seul. »