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Harcèlement, mises à pied arbitraires… la détresse des "petites mains" de l'Elysée

Laurent Valdiguié
12–15 minutes

L’émotion est forte à l’Élysée. Pas tant dans cette bulle de conseillers qui entourent le couple présidentiel, mais chez les petites mains, cette armée silencieuse qui fait tourner le Palais. Ils sont 825 « temps plein » à travailler dans la « maison du président », dont près de 300 gendarmes. Parmi eux, nombreux sont ceux qui connaissaient Frédéric, un agent du service « argenterie ». Vingt-trois ans d’ancienneté. Une vie à entretenir les couverts en vermeil, les assiettes en porcelaine de Sèvres et les verres en baccarat. « Au sein du service de l’intendance, la demi-douzaine d’argentiers a la responsabilité des objets de la table, raison pour laquelle ils peuvent finir très tard certains soirs » indique un cadre. Un vendredi de mars, Frédéric, la petite cinquantaine, a appris qu’il était limogé. « On lui a dit qu’il était remis à disposition de son corps d’origine [le ministère de la Culture] et qu’il allait perdre son logement de fonction quai Branly » détaille Patrick Pradier, ex et unique syndicaliste de l’Élysée. Le week-end qui a suivi, Frédéric s’est jeté sur les voies du RER. Il n’avait aucun papier d’identité sur lui. Sauf son badge de la présidence autour du cou. « Comment ne pas y voir un signe » estime Patrick Pradier, qui se fait porte-parole « du profond trouble qui secoue le personnel ». Frédéric a été hospitalisé dans un état grave.

Une tentative de suicide qui sonne comme un signal d’alarme… Preuve de l’étendue du malaise, le service de presse de l’Élysée indique qu’« Emmanuel Macron et son épouse ont réuni l’ensemble de ses collègues pour leur apporter leur soutien » et ajoute qu’« une aide psychologique » a été proposée aux membres du service de l’Intendance. Cette attention du couple présidentiel suffira-t-elle ? Pas sûr. « En ce moment, l’ambiance de travail est exécrable au "Château". Ils virent les “vieux” en les remettant brutalement à disposition de leur corps d’origine » confie Patrick Pradier.

 

Dans toute société privée, le geste désespéré de Frédéric entraînerait en tout cas des questionnements syndicaux, une mise en garde du comité social et économique, voire une enquête de l’inspection du travail. Sauf que, à l’Élysée, rien de tout cela n’existe. Derrière le faste monarchique d’un autre siècle entretenu au nom du prestige de la République, une armée de « sans-grade » trime dans des conditions sociales d’un autre âge. En 2018, la Cour des comptes a alerté d’une phrase lapidaire : « Le dialogue social n’est pas formalisé. »

Dans ce rapport sur la présidence de la République, la Cour déplore que la plupart des « dispositifs réglementaires » en matière sociale ne soient carrément pas appliqués. « La présidence indique être en train de mener des réflexions pour définir une organisation adaptée à sa situation particulière », écrit alors la Cour. Cinq ans plus tard, si des avancées ont été entreprises en matière de santé et de sécurité du personnel, notamment par Jérôme Rivoisy, directeur général des services entre 2018 et 2022, rien d’autre n’a bougé. « Cela n’a pas été priorisé » admet pudiquement un cadre. Comme l’a constaté la Cour des comptes, il n’existe « aucune disposition particulière » concernant « la prévention et le traitement des situations de violence et de ­harcèlement, d’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes, de lutte contre les discriminations, de l’emploi de personnes en situation de handicap ».

Paradis des petits chefs

« Il n’y a aucun dialogue social à l’Élysée, puisqu’aucun syndicat n’est toléré ! » résume Patrick Pradier, qui a créé en 2008 l’unique embryon syndical, sous la bannière CFTC, avant d’être « congédié » et remis à disposition de son corps d’origine, le ministère de la Défense. « La présidence est le royaume de l’impunité ajoute ce syndicaliste. Aucun service d’inspection ne vient jamais mettre son nez dans la gestion chaotique du personnel. C’est le paradis des petits chefs, des brimades gratuites, des mises à pied arbitraires » insiste celui qui, depuis des années, se bat contre le moulin à vent des « ressources humaines élyséennes » au risque de jouer les cassandres. « Pas étonnant qu’humainement, dans des conditions de travail pareilles, il y ait de la casse » soupire ce militant CFTC.

Ce syndicaliste est arrivé à l’Élysée en mai 1999. Sous Chirac. Le service militaire vient d’être supprimé et, conséquence concrète, il faut remplacer les appelés du contingent, cette main-d’œuvre quasi gratuite, chargée jusque-là de faire tourner, entre autres services, celui du restaurant du personnel. La cantine est installée dans une ancienne cave à charbon située au sous-sol du 2 rue de l’Élysée, l’artère qui longe le Palais. Cinq cents couverts quotidiens. « Les appelés étaient 50 et servaient à table. Pour les remplacer, on était que 18, c’est devenu un self. » Au total, depuis Chirac, la présidence a ainsi perdu plus de 600 postes.

 

Pradier devient ensuite responsable du restaurant des conseillers du président. Service à table. « Il fallait faire très attention, avec les conseillers, les reproches comme les sanctions viennent vite », dit-il. En décembre 2008, après l’élection de Nicolas Sarkozy, Patrick Pradier se fait désigner par la CFTC comme son représentant auprès de la présidence. Un simple courrier qu’il fait viser par le DRH de l’époque sans que celui-ci n’y prête attention. « Quand il a ensuite compris que j’entendais ouvrir une section syndicale, il m’a reçu et m’a bien expliqué qu’ici il n’y avait aucune instance, aucune élection, rien. Je n’en revenais pas… Il m’a bien fait comprendre que la présidence de la République n’existait pas juridiquement, et que cela leur permettait de faire ce qu’il voulait en matière de personnel. À la fin de l’entretien, il m’a prévenu : soit je quittais le syndicat et je restais à l’Élysée, soit je restais syndicaliste et je prenais la porte… Je lui ai dit qu’il s’agissait de menaces qui relevaient du Code pénal. Il a souri en me disant que je verrais bien. »

Même avec le recul, Patrick Pradier conserve la colère intacte de cette conversation. Dix-huit mois plus tard, en juin 2010, le voilà sèchement remis à disposition de la Défense. Au ministère, où il travaille encore aujourd’hui, il devient délégué régional CFTC et garde un œil sur le personnel du « Château ». « Sous Hollande, on a cru que des structures représentatives allaient se mettre en place, mais rien n’a bougé raconte Patrick Pradier. Rien n’a jamais changé, celui qui se plaint, on l’a toujours jeté… Et aujourd’hui, en plus, on jette les vieux. »

« Au-dessus des lois »

C’est ce qui est arrivé à Jean-Marc*, un agent du ministère de l’Intérieur affecté à l’Élysée en 2007, au service de la correspondance présidentielle. Devenu chef du bureau du courrier des particuliers en 2014, il donne toute satisfaction en terme d’efficacité comme de discrétion. Avec son équipe, il trie le millier de lettres quotidiennes adressées au chef de l’État. En janvier 2017, Jean-Marc est brutalement destitué de son poste de chef de bureau, à la suite de ce qu’il qualifie de cabale interne et de harcèlement moral. C’est aussi le cas de Bertrand*, un cuisinier. Employé à la cuisine du personnel en 2003, il est pris en grippe par le nouvel adjoint du gérant au début de 2017. Cela fait alors quinze ans qu’il travaille pour la présidence. « Tout se passait très bien jusqu’à l’arrivée de ce nouveau chef qui s’est mis en tête de m’imposer sans raison une démonstration de secourisme devant tous mes collègues confie-t-il. Un soir, il m’a menacé, poings levés… »

Le lendemain, Bertrand dépose une main courante au commissariat du VIIIe arrondissement. Panique à l’Élysée, où on « déteste le brouhaha » comme le dit Bertrand. Il est convoqué à la DRH et, contre toute attente, c’est lui qui est mis à pied en mars 2017, juste avant l’élection d’Emmanuel Macron. « C’était moi la victime, mais c’est moi qu’on a fait partir du jour au lendemain comme un malpropre » dit-il.

Depuis le ministère de la Défense, Patrick Pradier tente alors de venir en aide à ses deux collègues. « Quand il était ministre des Armées, j’ai plusieurs fois tenté de sensibiliser Jean-Yves Le Drian » confie le syndicaliste. Pendant la campagne présidentielle de 2017, Patrick Pradier se retrouve même dans une réunion avec le candidat Macron. « J’ai évoqué le sujet directement avec lui en lui remettant un dossier sur ces situations et sur le contexte catastrophique des ressources humaines de l’Élysée. Il m’a eu l’air intéressé. J’ai cru qu’une fois élu il serait le premier à faire quelque chose. » Le syndicaliste va déchanter.

Au début de 2018, Bertrand, le cuisinier, saisit le tribunal administratif pour contester son « limogeage ». La décision du tribunal, « au nom du peuple français » tombe le 11 octobre 2018. Elle accable l’Élysée. Les juges administratifs annulent purement et simplement sa révocation. « Il est enjoint au président de la République de réexaminer sa situation dans un délai de deux mois à compter de la notification du présent jugement » écrit le tribunal. Aujourd’hui, le délai de deux mois est passé depuis plus de quatre ans, et il ne s’est toujours rien passé. « J’ai appelé la DRH de l’Élysée, elle m’a dit qu’ils n’avaient plus de poste. Ils s’en foutent » se désole Bertrand, qui a retrouvé un job à la Défense. « C’est atterrant réagit Patrick Pradier, comme si la présidence était au-dessus des lois. »

Jugements accablants

En 2020, Jean-Marc, l’ancien chef du bureau « courrier particulier », a lui aussi saisi le tribunal administratif de Paris. Il dénonce à la fois « le harcèlement » dont il dit avoir été victime et « l’inaction de la présidence ». L’affaire est plaidée le 10 novembre 2022. Le jugement tombe le 22 novembre. Là encore, il est accablant pour l’Élysée. Les juges administratifs constatent des « agissements incontestablement malveillants de certains agents à son encontre […] constitutifs d’agissements de harcèlement moral ». Les magistrats estiment que l’ancien chef de bureau est « fondé à obtenir l’indemnisation des préjudices en lien direct avec la situation de harcèlement moral qu’il a subi ». La présidence de la République est condamnée à lui verser une somme totale de 15 764 €. « Mande et ordonne au président de la République […] de pourvoir à l’exécution de la présente décision » conclut le ­tribunal. L’Élysée n’ayant pas fait appel, Jean-Marc s’attendait à recevoir un chèque dans les trois mois. Mais, quatre mois plus tard, toujours rien. « Ma carrière est brisée, je suis reconnu travailleur handicapé et je vais devoir saisir à nouveau le tribunal administratif pour constater la carence » se désole-t-il.

« Une fois de plus, les petits trinquent », s’énerve Pradier, qui fourmille d’autres exemples de personnels en souffrance. Comme le cas de l’interprète franco-russe du président, qui a récemment souhaité quitter l’Élysée après vingt-cinq ans de service. « Il n’en pouvait plus et il a demandé une rupture transactionnelle. Il lui a été généreusement accordé… 24 000 € ! Dans n’importe quelle boîte privée, il aurait eu quatre fois plus » ajoute le syndicaliste, persuadé que, faute d’instances syndicales, la présidence « est une machine à broyer les gens ». « C’est aussi une machine qui fonctionne au secret et au management par la peur » insiste-t-il, persuadé que les gendarmes chargés de la sécurité des lieux sont capables de mener de discrètes enquêtes sur les agents lambda.

D’autant que, parmi ce « petit personnel », nombreux sont ceux qui, de fil en aiguille, connaissent beaucoup de choses sur le couple présidentiel. « C’est ici qu’on repasse leurs chaussettes et qu’on met du papier de soie dans leurs chemises propres » glisse un agent. Forcément, les nouvelles vont vite… Dernièrement, la femme de chambre de Brigitte Macron est partie. Un départ rarissime. En interne, au Château, cette démission est une source infinie d’interrogations sur le caractère au quotidien de la première dame et de son mari. Ce président décidément si peu en phase avec les syndicats.

Francis Hanquier