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TRIBUNE Maladies professionnelles, retraites : le déni répété des maux du travail

La reconnaissance du cancer du sein d’une infirmière travaillant de nuit comme maladie professionnelle ouvre un champ d’action pour mieux prendre en compte la pénibilité du travail, notamment de nuit, par la sécurité sociale.
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«Les multiples causes de cette sous-reconnaissance sont aujourd’hui bien identifiées.» Ici, dans l'hôpital de Périgueux en 2020. Une infirmiere de nuit, dans le couloir du service de reanimation de l'hopital de Perigueux. Perigueux. 5 Mai 2020. (Photo by Romain Longieras / Hans Lucas / Hans Lucas via AFP) (Romain Longieras/Hans Lucas. AFP)

par Jérôme Pélisse, Catherine Cavalin, Jean-Noël Jouzel, Giovanni Prete et Emmanuel Henry

publié le 30 mars 2023 à 11h38

 

Au début du mois de mars, la reconnaissance d’un cancer du sein comme maladie professionnelle pour une infirmière ayant travaillé de nuit environ une fois par semaine pendant vingt-huit ans a constitué une première en France. Issue de deux ans de procédures et d’une enquête lancée par la CFDT en 2018, cette décision est une victoire pour les défenseurs de la santé des travailleurs. Cependant, elle ne doit pas faire oublier qu’il existe aujourd’hui une sous-reconnaissance massive des maux du travail en France, comme le montre le cas des cancers professionnels. Alors qu’au moins 15 000 cancers par an sont estimés causés par des expositions à des risques du travail, moins de 2 000 d’entre eux sont reconnus comme étant d’origine professionnelle. Et encore, parmi ces derniers, la plupart sont liés à des expositions à l’amiante, mieux reconnues que les autres cancérogènes.

Les multiples causes de cette sous-reconnaissance sont aujourd’hui bien identifiées. Premièrement, les études scientifiques négligent certains risques professionnels, tendent à étudier les plus connus et les plus simples à mesurer, et peuvent être biaisées en défaveur de certains travailleurs (notamment les salariés précaires et les femmes). Deuxièmement, le droit peine à intégrer les connaissances scientifiques quand elles sont disponibles. En France, les tableaux de maladies professionnelles permettent une reconnaissance automatique de ces maladies, mais n’offrent l’accès qu’à une indemnisation forfaitaire par la branche accidents du travail maladies professionnelles (AT-MP) de la sécurité sociale.

 

Aprement négociés entre arguments scientifiques et financiers, ils sont rarement créés et prévoient des conditions souvent très restrictives de reconnaissance. Il existe ainsi de nombreux facteurs de risque avérés scientifiquement ne faisant l’objet d’aucun tableau de maladie professionnelle. Enfin, même si une indemnisation hors tableau est toujours possible, elle est particulièrement complexe, et les victimes du travail, tout comme leurs médecins, ignorent même souvent les procédures de reconnaissance en maladie professionnelle.

Le travail de nuit comme facteur de risque professionnel illustre ces obstacles. Son classement en 2007 comme cancérogène probable pour le sein par le Centre international de recherche sur le cancer (Circ) a été confirmé par de nombreux travaux. Il aura fallu pourtant plus de quinze ans pour qu’une première – et pour l’heure unique – victime obtienne une réparation. Aujourd’hui, aucun tableau de maladie professionnelle ne porte sur le travail de nuit, et il y a fort à parier que sans la mobilisation intense de syndicats, de médecins et de juristes, cette reconnaissance n’aurait pu avoir lieu.

Dans l’esprit de ses fondateurs, il y a plus d’un siècle, le système de reconnaissance visait à encourager une meilleure prévention des maux du travail : soumis à l’obligation de réparation financière de ces derniers, les employeurs seraient incités à améliorer les conditions de travail. Tout indique aujourd’hui que ce mécanisme ne fonctionne pas. La sous-reconnaissance massive des maladies professionnelles implique qu’une part importante en soit financée par l’assurance maladie, et donc par les employeurs et les salariés, et non par la branche AT-MP, abondée par les seules cotisations patronales. Le niveau de ces dernières est trop bas, fixé d’une manière qui incite peu les employeurs à engager des mesures suffisantes de prévention. Depuis une trentaine d’années, le versement compensatoire de la branche AT-MP vers la branche maladie au titre des maladies professionnelles non reconnues, qui dépasse aujourd’hui le milliard d’euros par an, n’a pas changé cet état de fait.

Rejet du mot «pénibilité»

Or certains mécanismes de financement de la réforme des retraites risquent d’aggraver encore cette situation. Le gouvernement avance que la réforme en cours améliorera la prise en compte de la pénibilité du travail. Il souligne, en particulier, qu’une partie de l’excédent de la branche AT-MP alimentera des dispositifs de prise en charge de la pénibilité et de l’usure professionnelles. C’est là oublier que cet excédent n’existe que parce que les maux du travail sont massivement sous-reconnus. Surtout, il est également prévu une baisse des cotisations AT-MP pour compenser la hausse des cotisations vieillesse imposée aux employeurs pour financer la revalorisation des minima de pensions des retraités actuels.

Pourquoi diminuer les cotisations AT-MP des employeurs alors que, comme le reconnaît elle-même la Cour des comptes, l’indemnisation et la prévention des dégâts du travail sont déjà sous-financées, que des tableaux de maladies professionnelles manquent et que l’utilisation des tableaux existants devrait être facilitée pour les acteurs (médicaux et administratifs) du système ? Mieux indemniser, créer des tableaux, donner les ressources nécessaires aux acteurs de la reconnaissance… Au-delà du cas individuel de cancer du sein médiatisé récemment, de nombreuses travailleuses et travailleurs bénéficieraient de telles mesures, d’autant plus légitimes que l’allongement de la vie au travail, s’il était définitivement confirmé, signifierait un partage encore plus inégal de l’espérance de vie sans incapacité.

Si les âges de départ à la retraite des pays européens ont été beaucoup comparés ces derniers mois, il convient dans le même temps de comparer les conditions de travail. Or, la France est de loin l’un des pires élèves de l’Union européenne. Les accidents du travail mortels ou graves y sont deux fois plus nombreux qu’en moyenne dans l’UE ! A deux reprises au moins, Emmanuel Macron a rejeté le mot même de «pénibilité», au motif que celui-ci donnerait du travail une représentation négative. Plutôt que de dénier la pénibilité du travail, faisons-en un motif important pour relancer une concertation démocratique sur le financement de notre système de retraites.

Catherine Cavalin, Emmanuel Henry, Jean-Noël Jouzel, Jérôme Pélisse et Giovanni Prete sont sociologues et auteurs de Cent ans de sous-reconnaissance des maladies professionnelles, Presses des Mines, 2020.