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Dans toute l’Europe, les agriculteurs malades des pesticides sont abandonnés à leur sort

 

« Agriculteurs intoxiqués » (3/4). Atteints de maladie de Parkinson ou de cancers, les cultivateurs sont victimes de systèmes de reconnaissance et d’indemnisation défaillants.

Par Stéphane Horel

 

Seules l’Italie et la France considèrent la maladie de Parkinson  comme une conséquence officielle du travail dans les champs. Ici, travail dans un champ de maïs dans le Calvados, en mai 2021. Seules l’Italie et la France considèrent la maladie de Parkinson  comme une conséquence officielle du travail dans les champs. Ici, travail dans un champ de maïs dans le Calvados, en mai 2021. ED ALCOCK / M.Y.O.P. POUR « LE MONDE »

« C’est compliqué, en tant que professionnel, de se dire que pendant trente ou quarante ans, on a fait quelque chose qui nous a rongé la santé. Et d’ailleurs : est-ce que ça n’a rongé que la nôtre ? » Antoine Lambert, 52 ans, est cultivateur dans l’Eure. Depuis 2020, il est aussi le président de l’association Phyto-Victimes, jusqu’à récemment la seule organisation au monde de travailleurs agricoles malades des « produits phytosanitaires », avec le Collectif de soutien aux victimes des pesticides de l’Ouest.

Sur le site de l’association, les membres du conseil d’administration se présentent sous leur nom et celui de leurs pathologies, aux désignations aussi compliquées que celles des pesticides qu’ils ont manipulés : « Lymphome non hodgkinien », « myélome multiple »… Etre malade des pesticides dans le monde agricole est un « tabou », explique M. Lambert. Mais c’est une réalité.

 

Des équipements inadaptés

La dangerosité des pesticides est désormais bien établie et six pathologies graves sont liées à une exposition professionnelle aux pesticides, a établi un rapport majeur de l’Inserm en juin 2021. Or, depuis le milieu des années 2000, un groupe de chercheurs français alerte sur les failles des équipements de protection individuelle vendus aux travailleurs agricoles : inadaptés, peu portés, chers, souvent inefficaces. Les combinaisons en particulier ne remplissent pas le rôle protecteur qui a été promis à la profession. Alors où sont les malades des « phytos » ? Et combien sont-ils ? En France, en Europe et ailleurs, il n’existe aucun chiffre.

Alors qu’un lien entre la maladie de Parkinson et l’exposition à un herbicide, le paraquat, a été établi dès 1985, seuls deux pays de l’Union européenne (UE) – l’Italie et la France – considèrent cette affection neurodégénérative comme une conséquence officielle du travail dans les champs. Et, même dans ces pays, le nombre de travailleurs agricoles qui bénéficient d’une reconnaissance en maladie professionnelle paraît largement sous-estimé. En Italie, entre 2016 et 2020, sur environ 19 000 reconnaissances de maladies professionnelles, seules dix personnes ont été indemnisées au titre de Parkinson.

La situation n’est guère meilleure en France, premier pays à reconnaître la maladie de Parkinson comme maladie professionnelle en 2012. Sur une population agricole d’environ 1,2 million de personnes, 278 malades ont, depuis, obtenu cette reconnaissance, selon les chiffres que la Mutualité sociale agricole (MSA) a fini par communiquer au Monde – au terme de nombreuses relances. Les malades officiels d’hémopathies malignes sont, eux, au nombre de 159 depuis 2015. Le tableau de maladie professionnelle n° 61 pour le cancer de la prostate a, lui, été créé fin 2021, quelques jours avant Noël.

 

Appels à l’aide de plus de 540 personnes

Pour la première fois, Phyto-Victimes a accepté de partager ses statistiques. Un décompte sinistrement assorti aux conclusions des études scientifiques. Entre 2012 et 2020, l’association a reçu les appels à l’aide de plus de 540 personnes – des hommes nés dans les années 1950 et 1960 pour la plupart. Près de 25 % souffrent de la maladie de Parkinson, et 18 % de cancers du sang (lymphome non hodgkinien, myélome multiple et leucémie lymphoïde chronique). Viennent ensuite les cancers de la prostate, de la vessie et du poumon, puis l’hypersensibilité chimique multiple et les maladies neurodégénératives.

Accablés par un sentiment de culpabilité les agriculteurs hésitent souvent à « quémander » ce qu’il est pourtant de leur droit de réclamer, raconte Claire Bourasseau, chargée de mission pour l’aide aux victimes à l’association. « Certains nous disent : “Je ne le fais pas pour l’argent.” Pourtant, ce n’est pas comme s’ils s’étaient levés un matin en se disant : “Tiens, je vais me provoquer un petit cancer et donner des pathologies à ma femme.” »


Ces droits, c’est auprès de la MSA, le régime de protection sociale réservé à la profession agricole, que les malades doivent les faire valoir. Mais, bien souvent, décrocher une reconnaissance en « maladie pro » est un véritable cauchemar. L’association Phyto-Victimes les aide à se débattre avec les formulaires, certificats et vieilles factures. « Les agriculteurs doivent se battre non seulement contre la maladie mais aussi contre la Sécurité sociale », témoigne Mme Bourasseau, qui décrit une organisation si « dysfonctionnante » qu’elle en dissuade des personnes pourtant atteintes de pathologies graves d’effectuer les démarches. Est-ce également pour cela que les chiffres sont si bas ?

 

La défense du modèle productiviste

La Cour des comptes a, elle aussi, vertement critiqué la MSA pour sa gouvernance« atypique et peu adaptée à des évolutions indispensables », jugeait-elle dans un rapport de 2020. Manière de désigner, sans la nommer, la mainmise des délégués de la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles, défenseurs du modèle agricole productiviste gourmand en pesticides. Une meilleure prévention des conflits d’intérêts s’impose, soulignait la Cour dans son rapport, alors que la directrice de la communication, Emmanuelle Pabolleta, quittait la MSA pour l’organisation de lobbying de l’industrie des pesticides, l’Union des industries de la protection des plantes, dont elle est aujourd’hui directrice générale.


Cette porosité se manifeste jusque dans la composition du conseil de gestion du Fonds d’indemnisation des victimes de pesticides que pilote la MSA depuis fin 2020. La loi y impose en effet la présence d’un représentant des fabricants de pesticides, en l’occurrence Bruno Baranne, président de Syngenta France, la firme qui commercialise depuis un demi-siècle le paraquat. Malgré cela, la France fait presque figure d’eldorado à côté de la plupart des autres pays européens. La prise en charge des travailleurs agricoles malades des pesticides est sujette à de grandes disparités, révèle notre enquête.

 

En Espagne, des données « inexactes »

Pas de chiffres en Espagne, pourtant premier utilisateur de pesticides en Europe. « Les données officielles sur la fréquence des accidents du travail et des maladies professionnelles sont inexactes et clairement sous-estimées dans l’agriculture », soulignait un rapport de l’Institut national espagnol de la sécurité et de la santé au travail de 2008. Pas de données, pas de problème ?

En Pologne, les autorités tiennent un compte méticuleux des morsures de tiques, qui représentent 80 % des indemnités versées au titre de maladie professionnelle. Mais il faut remonter à 2010 pour trouver le dernier cancer lié au travail. Les travailleurs agricoles se voient refuser une rente mensuelle si les autorités peuvent démontrer qu’ils n’ont pas utilisé d’équipement de protection individuelle.

En Allemagne, des documents gouvernementaux confidentiels que nous avons obtenus montrent que le Conseil consultatif médical d’experts pour les maladies professionnelles, qui dépend du ministère fédéral allemand du travail, envisage l’inscription de la maladie de Parkinson sur la liste officielle des maladies professionnelles causées par les pesticides… depuis plus de douze ans. Tant qu’elle n’y figure pas, les travailleurs ne peuvent toucher aucune indemnisation.

La santé des travailleurs s’est perdue dans les limbes de la construction européenne et ne relève pas de la compétence de l’Union européenne

Au Danemark, la branche Agriculture, jardinage et foresterie de 3F, le premier syndicat, n’a jamais entendu parler de blessures ou de maladies liées à l’utilisation de pesticides.

Alors que des procédures sophistiquées d’autorisation de mise sur le marché des pesticides ont été introduites au début des années 1990 pour répondre aux besoins du marché unique européen, la santé des travailleurs s’est perdue dans les limbes de la construction européenne et ne relève pas de la compétence de l’UE. « La reconnaissance et l’indemnisation des maladies professionnelles sont des prérogatives nationales et il n’existe aucun pouvoir au niveau de l’UE sur cette question », explique Tony Musu, chercheur à l’Institut syndical européen.

L’Europe est bien équipée d’une Agence européenne pour la sécurité et la santé au travail, EU-OSHA, à Bilbao (Espagne), mais il s’agit d’une agence d’information, pas d’une instance exécutive. Et, d’après un attaché de presse, elle n’est pas même « en mesure de fournir des informations sur les législations ou les normes nationales. A ce jour, précise-t-elle, même les statistiques de base ne sont pas comparables entre Etats membres ».

 

Minimisation de l’exposition aux produits

Bon indicateur des priorités politiques de l’UE, l’agence emploie 65 personnes, dont 40 agents temporaires. L’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA), en comparaison, compte 450 employés. Ainsi, la responsabilité de l’exposition des travailleurs agricoles aux pesticides est de facto confiée à cette dernière, en tant qu’organisation officielle chargée de l’évaluation des risques liés aux pesticides.

Or, les modèles de prédiction des expositions aux pesticides employés par les autorités réglementaires en Europe présument que les travailleurs agricoles portent systématiquement des équipements pour s’en protéger. Les observations de terrain réalisées par une équipe scientifique française ont pourtant démontré il y a plus de quinze ans déjà que cette présupposition était fort éloignée des réalités de la vie en champs. Ainsi, les modèles minimisent les expositions.

Les agriculteurs « font plus attention aux bonnes pratiques environnementales qu’à leur propre santé », explique le président de l’association Phyto-Victimes, Antoine Lambert

« Lorsqu’elle s’intéresse aux travailleurs, l’EFSA exclut de sa réflexion une partie des données qui montrent de hauts niveaux d’exposition à des produits dangereux », explique Catherine Laurent, directrice de recherche à l’Institut national de recherche sur l’agriculture, l’alimentation et l’environnement, spécialisée dans l’usage des connaissances scientifiques dans la prise de décision publique. « L’EFSA contribue ainsi à détourner les regards des victimes potentielles. C’est un problème. »

D’autant plus que les agriculteurs, explique le président de Phyto-Victimes, Antoine Lambert, « font plus attention aux bonnes pratiques environnementales qu’à leur propre santé ». Pour l’ergonome Alain Garrigou (université de Bordeaux), qui avait alerté sur la question dès 2007, il s’agit ni plus ni moins d’une « forme d’externalisation de la responsabilité sur lesvictimes ».