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Doublement de la franchise sur les soins : c'est l'histoire d'une défaite

Libération (site web)
Société, samedi 20 avril 2024 1497 mots

Doublement de la franchise sur les soins : c'est l'histoire d'une défaite

Par Christian Lehmann

 

Christian Lehmann est médecin et écrivain. Pour «Libération», il tient la chronique d'une société marquée par la crise du système de santé et revient sur la lutte contre les franchises.

 

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En ce mois d'avril, comme il l'avait annoncé, le gouvernement a mis en place le doublement de la franchise sur les soins. Aujourd'hui, les assurés paieront de leur poche un euro sur chaque boîte de médicament et chaque acte paramédical, deux euros sur chaque prise de sang et chaque consultation, quatre euros sur chaque transport sanitaire. C'est l'histoire d'une défaite, une défaite parmi tant d'autres dans les luttes sociales. Mais celle-ci a un goût particulièrement amer.

 

La grève des soins pour «réveiller l'opinion publique»

Je me souviens de ce coup de téléphone, au cabinet médical, en janvier 2008. Un journaliste m'appelait pour recueillir ma réaction. « Vous êtes au courant ? Un patient atteint du sida a entamé une grève des soins pour attirer l'attention sur les conséquences des franchises... » Si cette nouvelle m'avait glacé à l'époque, elle ne m'avait pas surpris. Parce qu'en 2006, quand j'avais vu Nicolas Sarkozy gesticuler à la convention santé de l'UMP à l'Assemblée nationale et s'étonner : « Nous parlons d'assurance maladie. Y a-t-il une seule assurance sans franchise ? » - en escamotant le mot « solidaire » - j'avais saisi immédiatement que cette lubie néolibérale, cette volonté de « responsabiliser » les personnes handicapées, les cancéreux, les sidéens, les accidentés du travail, aurait des conséquences, à terme, dans la vraie vie des gens, dans la chair des malades. J'avais lancé l'Appel contre les franchises, repris par des dizaines d'associations et de syndicats. Mais aujourd'hui, un homme se mettait en danger, en danger de mort, et dans l'univers de télé-réalité infect dans lequel on nous condamne à vivre, cela soudain promettait de l'audience, et les caméras se tournaient vers lui, vers moi. Certains lui demandaient même un certificat médical attestant qu'il avait bien cessé son traitement...

 

En tant que médecin, je ne pouvais cautionner cette démarche, mais je la comprenais parfaitement. Car d'emblée, en parlant avec Bruno-Pascal Chevalier, j'ai pu mesurer à quel point sa décision était réfléchie, la lente maturation d'un homme qui avait compris que pour des Français anesthésiés par la communication du pouvoir en place, il fallait « conceptualiser la lutte ». Très rapidement, d'autres patients voulurent imiter son combat, et nous avons tout fait, l'un et l'autre, pour les en dissuader. « Le but, disait Bruno, est de réveiller l'opinion publique, pas de créer des martyrs ».

 

Et il réveilla l'opinion publique. Pendant plusieurs mois, la question des franchises sur les soins, cette taxe injuste et inefficace sur les plus fragiles, les malades, fut au centre des discussions médiatiques et politiques. Bruno-Pascal avait été reçu par la ministre de la Santé de l'époque, Roselyne Bachelot, qui sans rire avait jugé dans le Monde que les franchises étaient « un signe de notre solidarité ». Avec sa voix rauque, cassée, entrecoupée de hoquets de rire, il m'avait expliqué qu'en fin d'entretien, la Bachelot lui avait tendrement enlacé des épaules pour lui demander : « Bruno, je vous le demande comme une mère... je vous en prie, arrêtez cette folie ». « Non, mais prends-moi pour un con », avait-il explosé de rire à ce souvenir, ayant bien saisi que ce que jouait alors la ministre, c'était sa carrière politique. Nous avons enchaîné les manifestations. Combien de fois nous sommes-nous retrouvés à défiler dans les rues, à protester devant le ministère de la Santé, avec les quelques mêmes centaines de courageux, handicapés, malades, militants d'Act Up, médecins solidaires ou parents de malades ? Toujours les mêmes, toujours si peu, et aujourd'hui, parmi eux, combien de visages disparus ?

 

Abrutis improductifs

Je me souviens du jour où nous avons été reçus en petit comité par un aréopage de clampins ministériels, le type d'abrutis improductifs qui pondent par wagons des textes inapplicables qu'ils ne comprennent pas eux-mêmes. Ils avaient feint de nous écouter en nous brossant dans le sens du poil, parlant de la difficulté d'équilibrer les finances, tentant de nous embobiner avec le dossier médical partagé ou l'éducation thérapeutique, sans jamais aborder la question cruciale. La « responsabilisation des patients » était un choix politique, un choix délibéré de Nicolas Sarkozy, l'une des étapes d'une stratégie qui consistait à désengager progressivement la Sécu solidaire de 1945 et à confier la gestion de la santé aux assureurs, pour tenir une orthodoxie financière souhaitée par les banquiers et les spéculateurs, sur le dos des patients et des médecins. Nous savions, nous, ce qu'avait révélé pour la Cour des comptes Philippe Seguin, qui n'était tout de même pas le sous-commandant Marcos, à savoir que les franchises récupéreraient 850 millions d'euros par an dans la poche des plus malades, quand la simple taxation des stock-options à l'égal des salaires ramènerait trois milliards par an.

 

Nous avons enchaîné les manifestations, et le pouvoir a tenu bon, car nous étions si peu nombreux. Des centaines de milliers de signataires sur Internet, des centaines de milliers de sympathisants, mais au final, combien de militants, combien d'hommes et de femmes prêts à braver le froid, à battre le pavé ? Sans relais politique fort, notre combat était voué à l'échec. Je m'en suis rendu compte, Bruno aussi, mais longtemps cela ne nous a pas empêchés de nous battre, parce que la cause était juste, et que, au moins un temps, il n'est pas nécessaire d'espérer pour résister. Un temps. Puis devant le prix personnel à payer, je me suis retiré progressivement de ce combat, tout en restant en contact avec Bruno, que j'ai eu au téléphone une dizaine de jours avant son décès. Nous avons parlé de sa maladie, de son essoufflement, de l'aggravation de sa santé. Je lui ai donné les conseils que je pouvais lui donner. Il m'a parlé de sa famille, de ceux qu'il aimait, de son compagnon, des amis qu'il avait perdus.

 

Retournement de veste

Pendant sa grève des soins, François Hollande était venu voir Bruno, et lui avait promis d'abolir les franchises sur les soins. Franchises sur les soins dont il répétait pendant sa campagne à une de mes interpellations : « J'ai toujours exprimé ma ferme opposition à cette idée de soi-disant responsabilisation, qui est en réalité une sanction et une culpabilisation du malade. Ce concept a par ailleurs démontré sa totale inefficacité pour rétablir les comptes de l'assurance maladie. »

 

Je me souviens de ces parlementaires socialistes, vent debout contre les franchises sur les soins quand il s'agissait de lutter contre Nicolas Sarkozy en se servant des informations que nous leur communiquions, en se basant sur nos combats, nos manifestations. De ces voitures de fonction qui s'arrêtaient devant le ministère le temps d'une interview suivie d'une tournée de poignée de mains, pendant que les militants se gelaient les fesses autour de la machine à café.

 

Une fois au pouvoir, Hollande et Touraine, hier opposés aux franchises, s'en accommodèrent parfaitement. La taxe sur les malades leur permettait de participer à l'équilibre fictif des comptes pour satisfaire les agences de notation. Ils laissèrent en place les mêmes assureurs, les mêmes techniques de management de l'assurance maladie, désignant aux malades leurs médecins comme des rapaces sans conscience.

 

Des militants sincères trahis par leurs propres chefs

La gauche de gouvernement ayant entériné les franchises la voie était ouverte à Emmanuel Macron pour les augmenter, un coup de canif de plus dans le contrat social, passé sans la moindre révolte, sans l'ombre d'une manifestation. Comme si le pays entier avait appris la leçon que nous avaient enseignée Sarkozy et son gouvernement il y a seize ans. Résistez, nous n'en avons rien à faire. Vous n'êtes qu'une variable d'ajustement. Le pays entier l'a aujourd'hui intégré après l'immense défaite que fut l'imposition de la réforme des retraites. Et c'est peut-être cette absence de révolte, ce silence des militants, qui est le plus tragique, au-delà du doublement de cette participation forfaitaire qui impactera les plus fragiles. Parce qu'on ne croit plus au combat, on ne croit plus que la République est réformable, qu'elle peut être améliorée, quand « les valeurs de la République » ne sont plus qu'un élément de langage ressassé ad nauseam par des politiques totalement sourds, même pas conscients d'être de simples fourriers du fascisme.

 

Nous avons réveillé l'opinion publique, un temps, mais sans relais politique, nous avons été vaincus, et nous avons eu des martyrs. Il n'est pas nécessaire d'espérer pour résister, parfois on résiste simplement parce que la cause est juste. Et comme nous l'enseigne l'histoire, il peut arriver à des militants sincères, non pas tant d'être vaincus par l'ennemi, mais d'être trahis par leurs propres chefs, par des gens qui ne savent même pas ce qu'est la honte. Comme disait en Espagne en 1937 un vieux combattant des Brigades Internationales à un jeune arrivant après la défaite de la Jarama : « No pasarán ! No pasarán ! Tu parles, ils nous ont bien pasaránné la gueule... » Je me souviens de ta voix cassée, inimitable, Bruno. Je me souviens de ton courage, de ta dignité, de ta gentillesse. Je me souviens que ce combat était juste.