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Pour la documentariste Inès Léraud, « le tournant écologique incite les journalistes à aller plus loin dans leurs enquêtes »

Par Nicolas Truong

ENTRETIEN« Les penseurs du vivant » (8/12). Parce qu’ils sont interdisciplinaires, journalisme et réalisation documentaire ont un rôle à jouer dans la crise environnementale, notamment afin de révéler les scandales en matière de santé publique, explique la journaliste.

 

Journaliste et documentariste, Inès Léraud a notamment mené des investigations sur l’agriculture et l’agroalimentaire bretons. Lauréate, en 2017, du prix Reporters d’espoirs pour sa série Des citoyens qui changent le monde (« Les Pieds sur terre », France Culture), coautrice, avec Pierre Van Hove, d’Algues vertes. L’histoire interdite (La Revue dessinée/Delcourt, 2019), elle est membre du collectif de journalistes d’investigation Disclose et cofondatrice du média en ligne gratuit Splann !

 

Ce sont les problèmes de santé de votre mère, dus à l’intoxication au mercure, dont vous avez également été victime, qui vous ont conduite à devenir journaliste et à enquêter sur les maladies environnementales. Comment la maladie devient-elle un ressort de la conscientisation ?

Une maladie comme celle qu’a développée ma mère − une intoxication par le mercure qu’elle m’a transmise par voie placentaire − peut constituer une bascule de l’intime au collectif et mobiliser sur le terrain politique. Les sociologues Jean-Noël Jouzel et François Dedieu ont montré que l’apparition d’une maladie liée aux pesticides dans une famille d’agriculteurs pouvait être un facteur décisif de prise de conscience et de changement de pratiques. La maladie est une expérience qui transforme. Quand elle est causée par des pollutions environnementales, elle peut conduire à se poser un tas de questions qui deviennent vite politiques. Pour ma part, cet épisode a constitué une naissance à l’investigation.

 

Votre enquête sur la nocivité des algues vertes a connu un fort retentissement, au point que vous avez subi plaintes et intimidations. Que vous a-t-elle appris ?

Cette enquête m’a appris l’importance du travail collectif avec les associations locales, mes consœurs et confrères de la presse locale. Mon travail n’est que la continuité, la mise en lien de ce qu’ils avaient déjà fait depuis des décennies. Sourcer, dans la BD, ce travail antérieur au mien, mettre en scène l’histoire des lanceurs et lanceuses d’alerte de Bretagne a été très vertueux, non seulement parce que cela établissait la vérité sur le fait que je n’étais pas seule à avoir épluché ce dossier, mais aussi parce que la BD a ensuite été portée par toute la société bretonne, qui y reconnaissait son histoire et ses luttes.


Comme le sujet était très sensible, que mes témoins prenaient parfois des risques à parler, cette enquête m’a aussi appris à nouer des relations de grande confiance avec eux. Par exemple, je leur ai tout fait relire avant publication. Et je ne le regrette pas, ça a été important pour la suite : mon travail a eu de l’impact aussi parce qu’ils ont assumé cette enquête publiquement avec moi. Maintenant, je ne veux travailler que dans cette forme de partenariat avec les témoins, et ne plus jamais publier un papier sans le leur faire relire avant.

Bref, ce travail en immersion en Bretagne m’a fait beaucoup évoluer sur mes pratiques et réfléchir sur mon métier et mon rôle. Enfin, les plaintes en diffamation m’ont conduite à faire de l’aïkido [un art martial japonais]. A retourner la force de l’agresseur contre lui-même. Elles ont été de nouvelles façons de comprendre les mécanismes de censure et de harcèlement, d’approfondir mon enquête. Elles ont été de nouvelles occasions de rendre public ce que je découvrais.

La cause animale a motivé votre installation en Bretagne, en 2015. Or, c’est la vie paysanne et les rapports de voisinage avec ces agriculteurs, dont certains sont soumis à l’industrie agroalimentaire, qui vous attachent désormais à cette région. Pour quelles raisons ?

En Bretagne, du moins dans le centre de la Bretagne où j’habitais, je pense qu’il reste l’âme d’une société paysanne. Quand je dis « âme », je veux dire un mode de vie, une solidarité, un sens de l’accueil et de l’intégration, une relation forte à la terre et à son pays. En d’autres termes, une culture, une manière de vivre avec les autres encore un peu préservée de la société marchande. Je ne sais pas si ça existe ailleurs en France. Faire partie de cette culture, c’est une des choses les plus précieuses au monde pour moi. A tel point que je pense retourner vivre en Bretagne bientôt.

Cette culture est notamment véhiculée par les agriculteurs, qui connaissent très bien leur pays et y vivent souvent depuis des générations. Depuis les endroits où je vivais auparavant − campagnes périurbaines ou zones urbaines, je ne voyais que des petites parts du réel. Je voulais investiguer frontalement sur les pollutions ou la cause animale. Aujourd’hui, si ces sujets me tiennent toujours à cœur, je veux que cela se fasse avec les agriculteurs, et dans l’idée de défendre leur métier contre les rapports de domination qui les anéantissent et les font disparaître : aujourd’hui, c’est la catégorie socioprofessionnelle la plus endettée, celle qui se suicide le plus − 605 suicides d’agriculteurs et de salariés agricoles en 2015, selon la Mutualité sociale agricole −, et c’est une profession en voie de disparition accélérée depuis les grandes lois de modernisation agricole des années 1960 − portées par la FNSEA. Avec leur disparition, c’est cette culture qui disparaît, pourtant si importante pour notre avenir, par exemple pour résister collectivement aux catastrophes à venir.

 

En quoi le tournant écopolitique que nous traversons modifie-t-il les pratiques et suscite-t-il des vocations et des engagements journalistiques ?

Je crois que la France segmente beaucoup les savoirs et les activités. Par exemple, la recherche est très peu transversale, contrairement à ce qui se passe dans d’autres pays : en France, on est scientifique, ou historien ou sociologue. Et on s’adresse en tant que scientifiques principalement aux autres scientifiques, etc. Or, la crise environnementale nous montre qu’il faut plus de croisements dans les recherches et dans les publics auxquels on s’adresse, pour comprendre ce qui arrive et ouvrir des voies de transformation. Le journalisme, comme le documentaire, est un des rares endroits très interdisciplinaires. Moi, j’ai l’impression, à chaque enquête, de faire de l’histoire, des sciences et de la socio, et de m’adresser à un public très divers. C’est un des endroits où on peut interpeller les élus, où on peut avoir l’impression de participer à changer le monde.

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Par ailleurs, le tournant écologique incite les journalistes à sortir du confort, à aller plus loin dans leurs enquêtes, à se mouiller. En tout cas, en Bretagne, les citoyens qui écoutaient régulièrement mon travail dans « Les Pieds sur terre », sur France Culture, m’interpellaient et m’engageaient à être plus précise, moins naïve, plus têtue pour obtenir des réponses de la part des institutions et des responsables.

 

De « Disclose » à « Splann ! », de nouveaux médias se créent afin de mener des enquêtes environnementales. D’où viennent ce besoin et cette envie ?

Disclose et Splann ! viennent du constat que des industriels aux pratiques polluantes sont souvent à la tête de grands médias ou bien présents en leur sein, par le biais de la publicité et des publireportages. D’où parfois, peut-être, la difficulté de mettre au jour des responsabilités et de parler des questions écologiques autant qu’elles le méritent.


Par exemple, Disclose est né à la suite de la censure par Canal+ d’un documentaire d’enquête sur le Crédit mutuel, dont Geoffrey Livolsi était le coauteur. Il a découvert que cette censure était liée aux liens qui unissaient Vincent Bolloré et un dirigeant du Crédit mutuel. Geoffrey Livolsi a décidé, avec Mathias Destal, de créer un média consacré à l’enquête, complètement indépendant des financements de fonds d’entreprises et de la publicité. Splann ! est né sur le même modèle, à la suite du constat, avec des consœurs et confrères bretons, que l’investigation était trop peu présente en Bretagne, région où, pourtant, les enjeux agro-industriels sont très présents.

Espérons que Disclose, Splann ! et les quelques autres médias d’investigation indépendants qui fleurissent depuis peu aient suffisamment de soutien des citoyens pour vivre durablement et participer à changer la donne.

Retrouvez tous les épisodes de la série « Les penseurs du vivant » ici
Inès Léraud, aux avant-postes du journalisme écologique

 

C’est à l’hôtel Belvédère du Rayon vert, à Cerbère, que le rendez-vous a été pris. Une troupe répète L’Eden Cinéma, une adaptation théâtrale du roman de Marguerite Duras, Un barrage contre le pacifique (1950). Face à la terrasse de cet établissement Art déco en forme de paquebot, rien ne fait barrage à la Méditerranée ni à la conversation enlevée avec Inès Léraud.

La journaliste et documentariste s’est en effet installée dans les Pyrénées-Orientales afin de « souffler un peu », après l’effervescence qui a suivi la parution de son enquête sur les ravages de l’hydrogène sulfuré en Bretagne (Algues vertes. L’histoire interdite. avec Pierre Van Hove, La Revue dessinée/Delcourt, 2019). Une investigation sur la dangerosité des émanations toxiques dues à la prolifération de ces « laitues de mer » qui envahissent les baies des côtes bretonnes, comme celles d’Hillion ou de Saint-Michel-en-Grève, dans les Côtes-d’Armor. Une réflexion sur la généalogie de l’agriculture intensive, notamment liée au remembrement. Cet ouvrage, vendu à plus de 100 000 exemplaires, lui a valu le succès mais aussi des menaces et des intimidations. Et une plainte sans procès.

 

Rapports de classes

Aujourd’hui, Inès Léraud prépare l’adaptation de cet album en film de fiction pour le cinéma, avec le réalisateur Pierre Jolivet. C’est cependant une déflagration intime et intérieure qui transforma la documentariste, passée par l’école Louis Lumière et la Fémis, en enquêtrice : la découverte, en 2005, de l’intoxication de sa mère au mercure présent dans ses plombages dentaires, et consécutivement d’elle-même, sa fille unique, par voie placentaire. « Une claque », se souvient Inès Léraud. Vingt-quatre ans de fatigue et de problèmes de concentration. Toutes deux sont à présent guéries. Et Inès est devenue une investigatrice aguerrie.

Entre 2008 et 2014, ses enquêtes sur les industries polluantes, notamment pour « Là-bas si j’y suis », sur France Inter, et « Sur les docks », sur France Culture, ont marqué les esprits. Alertée par le cabinet d’avocats TTLA, spécialisé dans les dossiers de salariés exposés aux pesticides, aux métaux lourds ou à la radioactivité, marquée par le chimiste et toxicologue Henri Pézerat (1928-2009), lanceur d’alerte du scandale de l’amiante, auquel elle consacre son mémoire de master de philosophie à la Sorbonne, Inès Léraud forge sa grille d’analyse, qui mêle écologie et rapports de classes.

Une attention aiguë à la vie matérielle comme à la douleur. « Les maladies environnementales politisent souvent les gens », constate-t-elle. Femme de radio, elle a tenu vingt-deux épisodes d’un « Journal breton » très suivi lors d’une immersion de trois ans, de 2015 à 2018, dans le hameau de Coat-Maël (Côtes-d’Armor), pour l’émission « Les Pieds sur terre », sur France Culture. Une région, le centre Bretagne, qu’elle espère bientôt retrouver. « Là-bas, la culture populaire locale est tellement présente que j’ai réalisé avoir vécu auparavant dans des endroits qui avaient perdu leurs racines », lance Inès Léraud, née en 1981 à Saumur, où elle aimait naviguer sur les gabares et accoster sur les îles sauvages de la Loire. Mais c’est dans cette Bretagne intérieure où « une société paysanne (...) vit encore au rythme des saisons, des animaux et de la solidarité » qu’elle souhaite désormais s’enraciner.