ENQUÊTE - Sur tous les aspects économiques ainsi que sur la paix sociale, l’avance prise sur la France est chaque année plus importante. Pourquoi les Suisses, si proches, réussissent-ils là où nous échouons? La clé réside largement dans leur philosophie politique, unique en Europe.
Et si la France n’avait plus de chômage de masse, une dette raisonnable et une société paisible? Une chimère, un mirage nostalgique répondrons-nous évidemment... Le seul problème, c’est qu’un pays voisin et francophone y arrive. Si le KOF, un centre de recherche économique suisse, vient de souligner ce vendredi une conjoncture légèrement moins bonne que par le passé, les résultats de l’économie outre-Jura restent quoi qu’il arrive d’une solidité éclatante lorsqu’on les compare aux nôtres. Et les chiffres sont d’autant plus humiliants, si l’on se compare, que jusqu’aux années 1970 les niveaux de développement économique de la France et de la Suisse étaient comparables. Le décrochage a été continu depuis, notre PIB/habitant en dollars courant étant désormais deux fois plus faible! Le chômage helvétique flirte avec les 2%, soit 7 points en dessous du nôtre (le pays offre en sus une activité à plus de 320.000 travailleurs frontaliers, dont une moitié d’entre eux sont Français). Malgré une fiscalité proverbialement basse, l’excédent budgétaire atteint 9,2 milliards de francs (soit 8,3 milliards d’euros) en 2017 et la dette publique culmine à 30% du PIB, bien loin de celle de la France (près de 100% du PIB). Quelles sont les raisons profondes d’un tel fossé?
L’horloger, le banquier et le fermier
La Suisse réussit d’abord grâce à ses grands acteurs économiques: l’horloger, le banquier et le fermier suisses
L’industrie pèse deux fois plus dans le PIB qu’en France (25% contre 12,5%)
sont tous des archétypes encore vivants! Malgré la caricature plus récente d’un pays surtout perfusé par ses banques et ses clients internationaux, les choses restent finalement assez équilibrées. L’industrie pèse deux fois plus dans le PIB qu’en France (25% contre 12,5%), une proportion qui se rapproche de celle de l’Allemagne (27%). Le secteur se distingue par son hétérogénéité, avec des géants pharmaceutiques (Novartis) et agroalimentaires (Nestlé), et bien sûr ses marques d’horlogerie. Autant de marchandises qui se vendent plutôt bien: la balance commerciale est largement positive, et atteint 10,7% du PIB, soit plus que l’Allemagne, pays souvent considérée comme très exportateur (7,56% du PIB). Les exportations de services (financiers) restent bien sûr importantes.
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L’agriculture, elle, fait l’objet d’une attention soutenue par les pouvoirs publics (qui sont pour le reste particulièrement avares en subventions): les «paiements directs» rétribuent la participation des exploitations à l’équilibre naturel de la surface agricole (aides pour la garde de certains animaux utiles, pour l’exploitation de certains terrains difficiles, etc.), et encouragent l’écologie. Si sa part dans le PIB est devenue anecdotique, et si les paysans suisses traversent des difficultés similaires à ceux des autres terroirs européens, la question agricole fait l’objet d’une réelle attention publique. Les infrastructures, enfin, constituent le second grand domaine d’investissement public: consciente de son manque de ressources et voulant pallier l’absence d’ouverture maritime, la Suisse a toujours développé activement son réseau de transports, et possède des voies de communication modernes et efficaces.
Stabilité sociale et fiscale
La question des rapports sociaux donne également un avantage décisif aux Helvètes. Au sortir de la première guerre mondiale et à l’avènement du communisme, les syndicats suisses ont privilégié le réformisme contrairement à certains homologues français. En 1937, après plusieurs crises économiques dont celle de 1929, les conventions dites de la «paix du travail» sont signées avec le patronat, inscrivant la négociation constructive comme seule voie de progrès. Les frondes salariales sont rarissimes. Au-delà des engagements, la bonne volonté semble être une mentalité partagée: le patronat réagit souvent très vite en cas de mécontentement des travailleurs. Encouragé en cela par la baisse des ressources en personnel qualifié, il fait également la part belle à la formation.
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Il ne s’agit pas uniquement de préserver les «riches» : la TVA est de 7,7%, et seulement 2,5% pour de nombreux biens d’usage quotidien
Une entente plutôt rare, à laquelle essayent de contribuer les pouvoirs publics en se faisant... discrets! Sur le plan réglementaire, on souligne souvent à raison la différence entre le Code du travail français et les conventions suisses, dix à vingt fois moins épaisses. En ce qui concerne la fiscalité, pas de surprise non plus dans la Confédération qui a longtemps dû - c’est un comble - lutter contre l’appellation de «paradis»... Notons simplement qu’il ne s’agit pas uniquement de préserver les «riches»: la TVA est de 7,7%, et seulement 2,5% pour de nombreux biens d’usage quotidien, bien loin des taux français, avec une incidence marquée sur la capacité de consommation des ménages. L’État n’est pas indigent pour autant, mais il s’astreint à une excellente productivité, un phénomène rare en Occident: les entreprises publiques comme la poste ou les services ferroviaires ont rapporté de l’argent, tout comme les caisses sociales. La fiscalité, en plus d’être légère, est particulièrement stable, et les grandes inflexions de politique sont inexistantes.
Indépendance monétaire et indépendance de pensée
Au-delà des entrepreneurs et du travail des Suisses eux-mêmes, la sphère politique contribue donc activement à l’équilibre économique. Et la stabilité fiscale et réglementaire n’est elle-même que la traduction concrète de la durabilité des institutions suisses (les cantons comptent parmi les plus vieilles institutions mondiales) et de son système politique en général. C’est bien ici que le dynamisme suisse semble prendre sa source. La subsidiarité est le maître-mot, les communes, cantons et le gouvernement fédéral n’empiétant jamais sur leurs différents rôles. Très loin des tentatives de décentralisation à la française, créatrices de doublons, la Suisse a trouvé la formule qui protège les particularismes locaux et n’alourdit pas l’administration.
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Les choix politiques s’inscrivent dans une route bien tracée, avec en plus une indépendance de pensée
«Il était indispensable pour les Suisses de ne pas avoir l’euro»
indéniable, qui s’est notamment matérialisée lors du «non» à l’entrée dans l’Espace économique européen le 6 décembre 1992, qui était le prélude à plus d’intégration communautaire. Refuge d’actifs internationaux, «il était indispensable pour les Suisses de ne pas avoir l’euro», décrypte Mathieu Mucherie, spécialiste de politique monétaire interrogé par le Figaro, qui ajoute que les électeurs et décideurs l’ont compris malgré la forte pression idéologique des années 1980 et 1990. Le Franc suisse, loin d’être une incongruité, constitue aujourd’hui une force d’attraction et un gage pour les investisseurs internationaux. «Il n’y a pas de taille critique concernant la monnaie», conclut l’économiste, qui salue en outre les grands choix de la Banque nationale suisse depuis la dernière crise économique.
«La vache et le smartphone»
Il faut donc croire que, de manière générale, le pays préfère parier sur lui-même et ses traditions, plutôt que suivre les grands desseins politiques que chaque époque tente toujours d’imposer. Ueli Maurer, président de la Confédération en 2013 puis depuis le début de 2019, avait lors de son premier mandat surpris ses homologues chinois: contrairement aux autres leaders occidentaux qui vantaient la mondialisation, l’ouverture économique, il leur recommandait simplement de garder leurs traditions et de ne pas se laisser influencer par l’extérieur. Il n’en oubliait pas moins de créer les conditions d’un partenariat bilatéral fructueux... Dans ses récents vœux de nouvelle année, il évoquait deux symboles que le pays devait toujours prendre en compte: «la vache et le smartphone», estimant que le progrès et la modernité doivent constamment être jugés par l’expérience.
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Devant tant d’efficacité et de prospérité, ce calme parfois étouffant, les Français dégainent bien vite un reproche: l’absence de grandeur nationale au sens où nous l’entendons, et une forme d’autarcie morale. Certes, les Suisses s’occupent peu de théoriser, de conceptualiser l’ordre international, et encore moins d’y intervenir politiquement. Ils essayent de comprendre l’Histoire à leur manière. C’est une position particulière. Mais dans le grand jeu de l’Histoire, et alors que la France s’enfonce dans une crise démocratique et économique persistante, son voisin helvétique choisit de faire confiance à son peuple dans tous ses aspects... et en tire quelque avantage.
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