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Le quotidien précaire des bergers d’alpage

La France compte environ 3 000 bergers d’alpage salariés. Un métier qui peut faire rêver : la beauté des paysages et la montagne pour soi, quand on passe des semaines, voire des mois en altitude avec les troupeaux. Mais le soir venu, c’est souvent une cabane précaire qui les attend, sans eau ni électricité, parfois même sans fenêtres ni chauffage. Mediapart est allé à leur rencontre.

 

Par Moran Kerinec (Photos) et Oriane Mollaret (Textes)

6 septembre 2023 à 17h33

 

 

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  • © Moran Kerinec

    Cabane des Cornaches, Cevins, massif du Beaufortain, Savoie, juin 2023. Depuis la loi « Pastoralisme » de 1972, les éleveurs et éleveuses sont organisé·es en groupements pastoraux qui embauchent bergers et bergères. Les cabanes et les alpages sont en général la propriété des communes, qui les louent aux éleveurs. Celle des Cornaches, dans le massif du Beaufortain, appartient à la mairie de Cevins. Mathieu Erny, berger depuis 1998, y a habité pendant plusieurs estives (pâturages d’été en montagne), de 2017 à 2020. Il n’hésite pas à qualifier la cabane d’« insalubre ». « La pire » de sa carrière, juste après sa toute première cabane, au Vernet, dans les Alpes-de-Haute-Provence. « C’était mon baptême, rigole-t-il. Une cabane de 6 m² en pierre sèche où l’on ne tenait debout qu’au milieu. Le toit n’était pas très étanche, il y avait de la neige partout. »

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  • © Moran Kerinec

    Cabane des Cornaches, juin 2023. À 57 ans, Mathieu Erny, membre du Syndicat des gardiens de troupeaux de l’Isère (SGT 38) et ancien président de l’Association des bergères et bergers des Alpes du Sud et de Provence (ABBASP), a été marqué par son séjour dans la cabane des Cornaches. « Il n’y a pas d’eau potable, pas d’électricité, pas de fenêtres. Elle est humide et, de ce fait, il y a des aérations partout qui permettent aux rats de s’y promener et de pisser sur les matelas. La cabane n’est pas chauffable. Il n’y a pas de poêle mais un grand âtre ouvert. » Sans compter le manque d’intimité : l’abri n’est pas fermé à clef et est accessible à n’importe qui, à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit.

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  • © Moran Kerinec

    Cabane des Cornaches, juin 2023. En 2021, Lucas Lambs a succédé à Mathieu Erny sur l’alpage de Cevins. Aujourd’hui, il est consterné. La couverture qu’il avait soigneusement laissée dans le dortoir semble avoir été utilisée par un visiteur et jetée sur un des lits du bas, à la merci des rongeurs. Le groupement pastoral qui l’emploie lui a fortement déconseillé d’utiliser la cabane. Il doit malgré tout mener son troupeau pâturer dans la zone, et y passer quelques nuits : dans le Beaufortain, les pentes sont raides et boisées, les brebis progressent lentement et la cabane est judicieusement placée.

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  • © Moran Kerinec

    Cabane des Raches, Cevins, massif du Beaufortain, Savoie, juin 2023. La majeure partie du temps, Lucas Lambs et son aide-berger vivent dans la cabane des Raches. Située plus bas que celle des Cornaches et accessible avec un véhicule tout-terrain, elle a été entièrement rénovée par la mairie de Cevins. Elle est propre, dispose de l’électricité assurée par des panneaux solaires, d’eau courante, et même d’une salle de bain. « Il faut assurer des cabanes correctes vis-à-vis de la loi et des conventions collectives », pointe le berger.

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  • © Moran Kerinec

    Cabane des Raches, juin 2023. D’après un arrêté du 1er juillet 1996, le logement des travailleurs et travailleuses agricoles, dont les bergers et bergères, doit respecter certaines normes : une chambre d’un volume d’au moins 11 m3 par personne, séparée en cas de mixité, une hauteur sous plafond d’au moins 2 mètres, une literie équipée. Mais aussi de quoi cuisiner, se chauffer (avec le combustible nécessaire), un extincteur, des tables et des chaises, une armoire fermée à clef, un lavabo, une douche et un WC. En l’absence d’eau courante, 100 litres d’eau potable par jour et par personne doivent être fournis. Les matériaux utilisés doivent aussi assurer des températures correctes et une bonne aération, et le logement doit être éloigné des parasites et des rongeurs.

     

    À la suite d’une augmentation des signalements, l’inspection du travail a contrôlé plusieurs cabanes des Alpes-de-Haute-Provence et des Hautes-Alpes durant l’été 2022. Mediapart a pu consulter son rapport, il est accablant : eau non potable, installations électriques dangereuses, absence de sanitaires, logements trop petits, vétustes et sales… La grande majorité des cabanes inspectées sont bien loin des normes de 1996.

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  • © Moran Kerinec

    Cabane des Raches, juin 2023. Bernard Pivier, responsable de la mission « forêt-montagne » de la commune de Cevins depuis trois ans, monte régulièrement voir les bergers. « La cabane des Cornaches doit servir pour y dormir une nuit en dépannage, en cas d’orage, mais pas plus parce qu’elle n’a aucun confort », reconnaît-il. L’idée d’installer un module Algeco au bord du lac a été évoquée, mais vite balayée par Bernard Pivier : « C’est une solution polluante, et peu sûre en raison des coulées de neige. Nous voulons une solution durable. La mairie a la volonté de rénover la cabane des Cornaches, mais elle n’en a pas les moyens pour l’instant. » Quant aux éleveurs, rares sont ceux qui mettent la main à la poche : locataires de l’alpage et de la cabane, ils n’ont pas la garantie que la mairie accepte de leur relouer l’année suivante.

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  • © Moran Kerinec

    Hameau de Valsenestre, Valjouffrey, parc national des Écrins, Isère, août 2023. À 200 kilomètres de là, dans la vallée la plus occidentale du massif des Écrins, un ballet incessant de voitures agite le parking de Valsenestre. Des randonneurs s’arrêtent devant la bâtisse plantée à l’entrée, passent une tête par la porte ouverte et découvrent avec surprise un abri de berger. Chloé (prénom d’emprunt) les regarde et soupire : « Les gens nous confondent avec l’office du tourisme. » C’est dans ce cabanon planté au milieu du parking que la jeune femme et sa collègue Zoé (prénom d’emprunt) passent deux de leurs quatre mois d’estive.

    La commune de Valjouffrey, propriétaire du chalet, et le président du groupement pastoral qui emploie les bergères, l’assurent : il s’agit d’un local technique prêté gracieusement aux gardiens de troupeau. La bâtisse est désignée comme « abri » et non « cabane pastorale » sur le bail que Mediapart a pu consulter. « Ça fait des décennies que cette cabane est mise à disposition des alpagistes. On prête quelque chose, les gens commencent à aménager et à la fin on nous envoie les journalistes pour dire que c’est un habitat indigne », s’insurge Bernard Héritier, qui fut maire de Valjouffrey pendant près de 40 ans et est désormais premier adjoint.

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  • © Moran Kerinec

    Hameau de Valsenestre, août 2023. À l’intérieur, le poêle, le lit superposé, la gazinière et les réserves de nourriture témoignent pourtant d’un logement habité. Construit en 1904, le local accueille également le transformateur électrique du village. Pour autant, les bergères n’ont pas l’électricité et utilisent une batterie alimentée par un panneau solaire. Le conduit de cheminée contenant de l’amiante s’enfonce dans le toit pourri par l’humidité. Chloé n’ose plus l’utiliser « de peur de mettre le feu à la cabane ». Le bâtiment ne dispose pas non plus d’eau courante ou de sanitaires. Les deux femmes doivent partager les toilettes du parking avec les touristes.

     

    C’est la quatrième estive de Chloé à Valsenestre. La première année, le groupement pastoral lui a proposé, « comme aux bergers précédents », de dormir dans le local. Désormais, la jeune femme préfère coucher dans son van aménagé et aller se doucher dans une maison de famille à proximité. Quant à Zoé, nouvelle sur l’alpage, le groupement lui paie une chambre chez l’habitant. Le président du groupement assure aujourd’hui interdire à ses salarié·es de dormir sur le parking. Les deux bergères se servent quand même du local comme lieu de stockage, pour cuisiner, s’abriter en cas d’intempéries…

     

    En 2021, la mairie de Valjouffrey a fait installer quatre grandes poubelles destinées aux touristes et aux villageois·es le long de la cabane, sans prévenir les bergères. C’est en descendant de la montagne que Chloé a constaté leur existence. « J’en ai pleuré de colère sur le coup. » L’été, la chaleur accentue leur puanteur.

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    Hameau de Valsenestre, août 2023. Pour Bernard Héritier, pas question de retaper le bâtiment ou de construire une autre cabane, car le parking se trouve sur une zone inondable et classée réserve naturelle. Il souligne par ailleurs que la mairie a rénové l’année dernière l’un des deux autres logements de l’alpage et investi 300 000 euros sur les alpages communaux, sur les 30 dernières années. Aucune raison, selon lui, d’aller plus loin sur celui de Valsenestre : « Il n’y a pas d’alpage autour du hameau. C’est par confort et commodité que les bergères laissent leurs bêtes tourner autour. »

     

    Carte des alpages à l’appui, Chloé dément cette version : « Une grande partie des ressources en herbe se trouve juste au-dessus du hameau. Or celui-ci est situé à 1 300 mètres d’altitude et notre cabane à 2 000 mètres. » À marche rapide, les bergères estiment pouvoir monter en une heure et demie chaque soir après avoir rentré les moutons, et redescendre en une heure le lendemain matin. Trop loin pour protéger le troupeau en cas de prédation. « Si le loup fait sortir les bêtes du parc, on ne s’en rendra compte que le lendemain », souligne Chloé. Nos questions n’ont pas été sans conséquences. « La commune va agir, assure Bernard Héritier. On va les virer de cette cabane qui n’a pas à être un lieu d’hébergement. »

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    Vallée du Valgaudemar, parc national des Écrins, Hautes-Alpes, juillet 2023. La présence du loup nécessite aujourd’hui que les bergers et bergères veillent sur les troupeaux jour et nuit. Or, de nombreuses cabanes d’alpage sont insalubres ou manquent. Au printemps 2022, le collectif de bergers et bergères « PastorX and the Black PatouX » a réalisé un clip de rap pour mettre un coup de projecteur sur leurs conditions de vie en altitude. « Pratiquement aucune cabane n’est dans les clous et beaucoup piétinent des droits élémentaires. Les problèmes majeurs sont l’absence d’eau potable, les installations électriques défectueuses et les intoxications au monoxyde de carbone à cause de chauffages défaillants », dénoncent ses membres.

     

    Nouveauté, de plus en plus de petites cabanes en bois de 5 m² sont héliportées sur les alpages. Conçues initialement pour servir d’abri temporaire aux bergers en cas d’attaque de loups, elles se pérennisent. Marius, berger depuis cinq ans dans les Écrins, en sait quelque chose. À 31 ans, c’est la troisième année qu’il passe près de deux mois dans les cabanes héliportées du parc des Écrins.

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    Vallée du Valgaudemar, juillet 2023. « Il fait très chaud l’après-midi là-dedans, c’est monté jusqu’à 38 °C !, se remémore Marius. J’ai des amplitudes horaires de 6 heures à 22 heures, mais impossible de me reposer dedans en journée avec cette chaleur. » Quand le temps se gâte, l’abri montre vite ses limites. Après une journée sous la pluie, l’air est saturé d’humidité. Pendus au plafond, vêtements et chaussures peinent à sécher, et gênent le berger quand il se tient debout. La cabane dispose d’un petit chauffage, mais la notice indique de l’utiliser « seulement dans des zones bien ventilées ». Marius serait donc obligé de chauffer la porte ouverte.

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    Vallée du Valgaudemar, juillet 2023. Les cabanes héliportées sont sommaires. Un lit de 190 par 80, un bec à gaz, une ampoule, une étagère premier prix, rien de plus. « Quand je suis arrivé, la cabane était posée en pente, décrit Marius. La première année, le sommier était pété. La deuxième année, j’ai tressé des branches pour avoir un lit qui tienne. Cette année, il n’y avait pas de tuyau de gaz et quand je demande une bassine j’ai l’impression de demander une faveur ! » La première année, l’eau lui était livrée par hélicoptère : 2,5 litres d’eau par jour, pour lui et ses deux chiens. « Dans de telles conditions, faire sa vaisselle, sa lessive ou sa toilette devient quasiment impossible. Ça touche à la dignité. » Cette année, ses employeurs ont payé le berger et ses amis pour qu’ils tirent un tuyau d’eau depuis la deuxième cabane, à un kilomètre en amont. « Ce n’est pas au berger de pousser les éleveurs à investir dans leur outil de travail, s’indigne-t-il. J’ai l’impression de m’investir plus qu’eux sur l’alpage... »

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    Vallée du Valgaudemar, juillet 2023. Au fil des ans, Marius est devenu expert dans l’art d’aménager ses cabanes avec les moyens du bord : étagères en cagettes, crochets, ustensiles de cuisine… « C’est un ensemble de petites choses qui rajoutent du travail, de la charge mentale et de la fatigue, surtout au début quand on ne connaît pas l’alpage, mais au moins on s’y sent un peu mieux », constate-t-il. Il doit vider l’abri, qui sera héliporté ailleurs, et porter ses affaires jusqu’à la deuxième cabane, vide, déposée plus haut en début de saison. Le berger soupire d’avance. « Ce n’est pas pensé pour être agréable ou pratique. Je ne peux laisser aucune affaire parce que les cabanes bougent pour servir à d’autres bergers. Chaque année, il faut tout recommencer. »

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  • © Moran Kerinec

    Vallée du Valgaudemar, juillet 2023. Le parc national des Écrins possède douze abris similaires, les premiers datant de 2005. « Ce sont des cabanes d’urgence, précise son directeur, Ludovic Schultz. Ce n’est évidemment pas parfait et on ne souhaite pas que ça se pérennise. Mais c’est mieux que de dormir sous une tente. » D’après les estimations d’Isabelle Vidal, cheffe du service aménagement du parc, il manque sept cabanes principales et 37 cabanes secondaires dans les Écrins, pour des coûts compris entre 80 000 et 200 000 euros. « Il y a un énorme retard à rattraper », reconnaît-elle. Les fonds perçus au titre du plan France Relance ont permis au parc des Écrins de financer six cabanes pérennes, en dur. Ludovic Schultz tient à souligner une démarche « volontaire » du parc, qui n’ira pas plus loin : « C’était un appui d’urgence ponctuel. Nous avons une mission d’appui au pastoralisme, mais le logement est de la responsabilité de l’éleveur et des communes. Nous n’avons pas le budget dans la durée pour un plan d’équipement. »

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  1. © Moran Kerinec

    Cevins, juin 2023. L’intérêt porté au sujet par l’inspection du travail l’été dernier est un signe encourageant pour de nombreux bergers et bergères. Pour autant, peu osent se plaindre ouvertement de leurs conditions de logement en alpage ; par peur d’être blacklisté·es, de ne pas se montrer à la hauteur d’un « idéal » montagnard archaïque, ou par envie de vivre l’expérience pour les néoruraux qui font un passage éclair dans le métier. Lucas Lambs a rencontré de nombreux bergers au gré des années. Il pointe un aspect du problème, sur lequel l’inspection du travail comme les syndicats ont peu de prise : « C’est un métier de prolétaires. On te confie ce que tu n’auras jamais par ailleurs : un terrain vierge, un bout de montagne, une propriété… Ça ne m’étonne pas que, pour ça, certains soient prêts à tout accepter. »