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Abus sexuels dans l’Eglise : les coulisses de la commission Sauvé

 

Au terme de deux ans et demi d’enquête et d’auditions de victimes, la commission indépendante présidée par Jean-Marc Sauvé doit rendre ses conclusions et ses préconisations, mardi 5 octobre.

 

C’est un document attendu avec angoisse par l’Eglise catholique. La commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Eglise (Ciase) doit remettre, mardi 5 octobre en matinée, son rapport à la Conférence des évêques de France (CEF) et à la Conférence des religieux et religieuses de France (Corref), à l’origine de sa création en 2018, et le publier.


Le bilan qu’elle dressera comme les recommandations qu’elle formulera pourraient constituer un choc pour les catholiques. Ils pourraient aussi accélérer la prise de conscience, dans l’ensemble de la société, de l’ampleur et des conséquences des violences sexuelles commises sur des mineurs, au moment où une commission gouvernementale travaille sur ce sujet.


Le fruit de deux ans et demi de travail (plus de deux mille pages au total) se compose d’un rapport proprement dit de trois cents pages et de plusieurs volumineuses annexes, dont deux présentent les travaux de recherche conduits l’un sur les archives, l’autre sur les victimes. Leur contenu a été présenté, mi-septembre, par oral aux représentants de l’Eglise catholique.

 

Une « culture commune » à construire

Le document fait une large place à la voix des personnes victimes, dans le rapport proprement dit comme dans une annexe qui présente une sélection de témoignages. Les vingt-deux membres de la commission présidée par l’ancien vice-président du Conseil d’Etat Jean-Marc Sauvé y répondent aux trois missions formulées par ses commanditaires : faire la lumière sur les violences sexuelles commises par des prêtres et des religieux sur des mineurs ou des adultes vulnérables depuis 1950 ; étudier la manière dont ont été traitées ces affaires ; évaluer les mesures « anti-abus » prises par la CEF et la Corref depuis vingt ans pour préconiser les changements souhaitables.

Ses membres l’affirment : bien que créée et financée par l’Eglise catholique, la Ciase a pu travailler sans entrave ni pression. Et l’Eglise a joué le jeu en ouvrant ses archives. Tous, y compris la secrétaire générale, Sylvette Toche, et les rapporteurs, étaient bénévoles pour une action jugée d’intérêt public. « Un signe d’indépendance, mais aussi d’engagement pour un enjeu essentiel pour la société française », fait ainsi valoir l’anthropologue Laëtitia Atlani-Duault.

 

Lorsqu’ils se réunissent pour la première fois, en février 2019, à la Barouillère, dans les locaux des sœurs auxiliatrices, à Paris, les vingt-deux membres de la Ciase sont face à une page blanche, même s’ils disposent de l’expérience des commissions qui ont travaillé précédemment à l’étranger (en Australie, aux Etats-Unis, en Irlande, aux Pays-Bas, en Allemagne, etc.).

Jean-Marc Sauvé a recruté des « pointures » dans leurs domaines (le droit, les sciences sociales, la psychologie-psychiatrie, la théologie du droit canon, le travail social), mais aucun n’a travaillé précisément sur les violences sexuelles sur mineurs dans l’Eglise catholique. « Il n’a pas voulu embarquer des personnes qui auraient eu des thèses à défendre, analyse Mme Atlani-Duault. Il voulait créer un exercice d’intelligence collective. » Il leur revient donc de construire leur propre démarche.


Les premières séances plénières (une journée par mois ; il y en aura quarante-huit au total) servent à faire connaissance. « Il fallait savoir si le groupe, qui n’existait en définitive que par le choix de Jean-Marc Sauvé, pouvait fonctionner », résume l’avocat Jean-Marie Burguburu. Elles dessinent aussi un programme de travail qui sera, par construction, interdisciplinaire. « Nous avions chacun une connaissance pointue mais très parcellaire de ces questions, explique le psychiatre Thierry Baubet. Il s’agissait d’acquérir des bases communes – nous nous sommes formés les uns les autres – et de construire une culture commune. » Rapidement, « une vraie dynamique de groupe s’instaure, chacun avec sa personnalité, ses apports, ses questions », raconte l’ancien directeur de l’AP-HP Alain Cordier. Beaucoup y investiront énormément de leur temps.

 

Trois enquêtes scientifiques

 

En deux ans et demi, il y aura des discussions intenses, des désaccords, mais ni conflits ni clans. « Ni consensus mou », ajoute Mme Toche. Jean-Marc Sauvé laisse exister tous les points de vue, y compris ceux qui incriminent tel ou tel aspect doctrinal ou ecclésial du catholicisme, sujet très sensible pour certains. « Je n’ai pas constitué une commission de béni-oui-oui », fait-il valoir. « Dans le travail, tout était sujet à débat, atteste la théologienne Marion Muller-Colard. C’est lui qui à un moment tranchait. Mais en prenant garde que, à défaut de consensus, il y ait au moins un consentement de nous tous. »En général, personne ne s’écoute parler ni ne parle pour ne rien dire. « Ça a été redoutable d’efficacité, témoigne la psychologue Carole Damiani. Quand le groupe n’était pas d’accord avec lui, ce qui a pu arriver, le groupe a pu faire entendre son point de vue à partir du moment où il se situait dans la feuille de route » initiale. « Jean-Marc Sauvé, ce n’était pas un lider maximo, c’était un primus inter pares », explique le médecin réanimateur Sadek Beloucif.

La Ciase commence par auditionner des associations de victimes, des responsables religieux, des experts. Pour défricher le terrain, un groupe de travail juridique, sous la houlette du magistrat Didier Guérin et de la canoniste Astrid Kaptijn, précise le périmètre de la Ciase : quels agresseurs prendre en compte ? Qu’est-ce qu’un adulte vulnérable ? Un second groupe, méthodologique, piloté par la sociologue Nathalie Bajos avec Alain Cordier, commence à bâtir le programme de travail.

Il faut d’abord mesurer et analyser le phénomène des violences sexuelles et leur traitement par l’Eglise. Pour cela, il est décidé de lancer trois enquêtes scientifiques en partenariat avec des institutions de recherche et avec des contrats de recherche ad hoc. L’une, pilotée par l’historien et sociologue Philippe Portier et l’Ecole pratique des hautes études (EPHE), explorera les archives, en particulier celles de l’Eglise. La seconde, dirigée par Nathalie Bajos, de l’Inserm, cherchera à caractériser l’ampleur du phénomène des violences sexuelles dans l’institution catholique, à évaluer sa prévalence et à analyser ses caractéristiques. Une troisième, ethnologique, confiée à Laëtitia Atlani-Duault et la Maison des sciences de l’homme, sera réorientée vers une étude du traitement par la presse. « Il y a eu un vrai choix de s’appuyer sur la dimension scientifique », souligne Nathalie Bajos. Début mai 2019, le travail opérationnel peut commencer.

Des associations méfiantes

Un appel à témoignages est lancé le 3 juin 2019. Car, dans la « culture commune » qui s’édifie, figure une option centrale : la place faite aux personnes victimes comme source d’information. « Très vite, nous nous sommes dit que le moteur, ce serait l’écoute des victimes », résume le théologien Joël Molinario. Pour que cela soit possible, encore fallait-il obtenir leur confiance. « La grande inconnue, c’est combien allaient répondre », note Carole Damiani. D’autant que, déçues de n’être pas incluses dans la commission, certaines associations sont plus que méfiantes. Elles soupçonnent la Ciase de « rouler » pour l’Eglise. Les premières auditions de leurs représentants sont très tendues. « Au début, certains nous ont envoyés sur les roses, se rappelle l’avocat Stéphane de Navacelle. François Devaux, de La Parole libérée, nous a dit en gros : “Vous êtes tous complices”. » Les faire changer d’avis prendra du temps.


L’appel à témoignages est un premier pas en ce sens. Carole Damiani, directrice de l’association Paris aide aux victimes, insiste pour que la ligne téléphonique soit confiée non à des néophytes, mais à France Victimes. Les professionnels de cette fédération sont rodés à l’écoute sociale et à l’accompagnement (psychologique, juridique…). « Notamment pour les personnes qui témoignent pour la première fois, on savait à quel point cela pouvait être déstabilisant et entraîner la réémergence ou l’apparition de troubles, même quarante ans après », explique Thierry Baubet.

 

Leur témoignage recueilli (au total, France Victimes recevra 3 652 appels téléphoniques, 2 459 mails et 360 courriers de 2 738 personnes différentes), les appelants se voient proposer de répondre à un questionnaire de recherche établi par l’équipe de l’Inserm (1 627 seront renseignés). Ceux qui le souhaitent peuvent aussi demander à être entendus directement par des membres de la Ciase. Et beaucoup le souhaitent. Thierry Baubet et le magistrat Antoine Garapon se chargent de définir un protocole pour ces auditions par des membres de la Ciase, pas tous préparés. « Les victimes font peur. Elles ne sont pas faciles à écouter parce qu’elles racontent des histoires impensables, terribles, qui parlent de sexe, de sacré, de mort. Tout ce qu’on n’aime pas. C’est une écoute bouleversante », explique Antoine Garapon.

 

« Ni psy ni juge »

 

Comment faut-il les écouter ? « Il ne faut jouer ni au psy ni au juge », résume Thierry Baubet. Les rencontres ont lieu dans des lieux neutres, comme la Maison du barreau, à Paris. Cent soixante-quatorze victimes seront entendues par deux membres de la Ciase, un homme et une femme dont un psy, si possible. Presque tous les membres de la Ciase feront des auditions. Certains des dizaines, d’autres moins. Trois bénévoles seront appelés en renfort pour pouvoir répondre aux demandes. Le premier confinement suspend les auditions, mais elles reprendront ensuite.

 

Pour les victimes, c’est bien souvent une épreuve. « L’un d’eux m’a dit : Vous m’avez donné rendez-vous en juin pour septembre, eh bien je n’ai pratiquement pas dormi de l’été” », rapporte Antoine Garapon. L’audition est rarement sans conséquences. « J’ai été très frappé de voir comment cette audition par des personnes qui connaissent le sujet, ne minimisent pas et qui surtout vont en faire quelque chose, pouvait, chez certaines personnes, remettre en mouvement quelque chose qui était suspendu dans leur vie et source de douleur, même soixante ans après », témoigne Thierry Baubet. Les auditions auront lieu jusqu’à l’été 2021, alors que le rapport est sur le point d’être bouclé. « Ce qui est formidable, insiste la juriste Christine Lazerges, c’est que nous n’avons pas eu une “séquence victimesavant de passer à autre chose. Nous les avons écoutées jusqu’au bout. »

Pour ceux qui n’en sont pas familiers, l’écoute de ces personnes est un apprentissage. Ils découvrent les effets sur toute une vie d’une violence sexuelle subie dans l’enfance. Ils comprennent que l’importance du traumatisme n’est pas nécessairement proportionnelle à la gravité pénale de l’agression – « Un baiser appuyé peut enlever une vie », résume Stéphane de Navacelle. « Ce qui est saisissant, c’est l’actualité du traumatisme chez ces personnes », souligne Joël Molinario. « Elles avaient toutes 50, 60, 80 ans, se souvient Marion Muller-Colard, mais, à un moment donné, vous aviez l’enfant en face de vous. »

 

Des auditions bouleversantes

C’est aussi un exercice bouleversant. « A certains moments je me suis dit : Je n’aurai jamais aussi étroitement accès à pire, de l’être humain et de l’institution” », témoigne Alice Casagrande, spécialiste de la lutte contre la maltraitance. Chacun d’eux évoque spontanément des témoignages qui l’ont particulièrement frappé. « Ces victimes qui venaient nous confier quelque chose d’elle-même nous obligeaient, insiste Antoine Garapon. Elles nous définissaient. » Des auditions sont aussi conduites en province, où des réunions publiques sont organisées.

 

La Ciase va aller plus loin dans leur prise en compte. A l’initiative d’Alice Casagrande et d’Antoine Garapon, qui dirigent au sein de la Commission le groupe de travail « victimes et réparation », est créé un « groupe miroir » composé des représentants d’associations de victimes volontaires. « L’idée, explique le magistrat, est que les historiens, les sociologues, les psychiatres n’obtiendront jamais une partie du savoir sur les abus : c’est le savoir expérientiel », celui que les victimes ont acquis par leur malheur. « Par la victime, abonde Alice Casagrande, on a accès à quelque chose qui n’est pas que son intimité, mais qui est aussi un enseignement. » A partir de leur savoir particulier, insiste-t-elle, certains sont « sortis du registre du “j’ai vécuen s’inscrivant dans une action réflexive, contestataire, communicationnelle, artistique ou autre ».

Leur expertise n’est pas seulement celle de l’expérience vécue, mais aussi celle des conséquences à en tirer. Le groupe « victimes et réparation » travaillera avec ce groupe miroir. Ensemble, ils creuseront des sujets tels que la réparation, la réponse de l’Eglise, la réponse pénale… Au bout du compte, la Ciase a su gagner la confiance des victimes. François Devaux, de La Parole libérée, parle aujourd’hui d’un « travail d’écoute et de réflexion exemplaire »et Olivier Savignac estime que « cette commission est en train de créer une révolution : nous ne sommes plus seuls ».

 

Tous ces sujets et bien d’autres, qui feront l’objet de diagnostics et de préconisations dans le rapport de la commission, sont travaillés par les quatre groupes de travail mis en place. Outre le groupe « victimes et réparation », il y a le groupe « ecclésiologie, théologie, gouvernance de l’Eglise », coordonné par Joël Molinario et Alain Cordier ; le groupe « droit canon, droit civil », de Didier Guérin et Astrid Kaptijn et le groupe « évaluation des mesures prises par l’Eglise », piloté par Anne Devreese et Sadek Beloucif. Certaines des questions traitées sont hautement sensibles pour l’Eglise, comme celles qui touchent à sa gouvernance, à son droit interne, à son enseignement, à la place du prêtre, aux sacrements.

 

Ce qu’il faut savoir sur la commission

 

  • Origine

La Conférence des évêques de France et la Conférence des religieuses et religieux de France ont confié, en novembre 2018, la création d’une Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Eglise (Ciase) catholique à Jean-Marc Sauvé. Celui-ci a choisi 21 autres membres. La Ciase s’est réunie pour la première fois le 8 février 2019.

 

  • Composition

Président : Jean-Marc Sauvé, ancien vice-président du Conseil d’Etat.

Les membres : Laëtitia Atlani-Duault, anthropologue, directrice scientifique à la Fondation Maison des sciences de l’homme ; Nathalie Bajos, sociologue et démographe, directrice de recherche à l’Inserm ; Thierry Baubet, professeur de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent (université Paris-XIII et Inserm), chef de service à l’hôpital Avicenne ; Sadek Beloucif, chef de service d’anesthésie-réanimation à l’hôpital Avicenne ; Jean-Marie Burguburu, avocat ; Alice Casagrande, vice-présidente de la commission pour la lutte contre la maltraitance au Haut Conseil de l’enfance, de la famille et de l’âge et au Comité national des personnes handicapées ; Alain Cordier, ancien directeur de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris ; Carole Damiani, psychologue, directrice de l’association Paris aide aux victimes ; Anne Devreese, ancienne directrice générale de l’Ecole nationale de protection judiciaire de la jeunesse ; Antoine Garapon, magistrat, secrétaire général de l’Institut des hautes études sur la justice ; Didier Guérin, magistrat, ancien président de la chambre criminelle de la Cour de cassation ; Astrid Kaptijn, professeure de droit canonique à l’université de Fribourg ; Christine Lazerges, ancienne présidente de la Commission nationale consultative des droits de l’homme ; Laurence Marion, conseillère d’Etat ; Joël Molinario, théologien, directeur de l’Institut supérieur de pastorale catéchétique ; Marion Muller-Colard, théologienne, docteure de la faculté protestante de l’université de Strasbourg ; Stéphane de Navacelle, avocat ; Philippe Portier, historien et sociologue, premier vice-président de l’Ecole pratique des hautes études (EPHE) ; Jean-Pierre Rosenczveig, ancien magistrat ; Florence Thibaut, médecin adjoint du chef de service de psychiatrie-addictologie au CHU Cochin ; Jean-Pierre Winter, psychanalyste.

 

  • Fonctionnement

La Ciase aura coûté à l’Eglise catholique un peu moins de trois millions d’euros. « Jamais un seul des financements que nous avons demandés n’a été contesté par nos mandants », atteste Sylvette Toche, la secrétaire générale de la commission. Comme les membres de la Ciase, elle est bénévole, ainsi que les rapporteurs, des hauts fonctionnaires qui ont donné de leur temps en plus de leur activité professionnelle, coordonnés par Olivier Gariazzo, maître des requêtes au Conseil d’Etat. La Ciase n’a salarié que trois personnes, une chargée de mission et deux secrétaires. La majeure partie de budget a été affectée à l’appel à témoignage et aux contrats de recherche passés avec l’Inserm, l’EPHE et la Maison des sciences de l’homme.

  • Et après ?

Aujourd’hui sans personnalité juridique, la Ciase va créer une association pour pouvoir gérer ses droits moraux et intellectuels. Elle entend passer une convention avec les Archives nationales pour y déposer ses archives, qui ne seront accessibles que dans cent ans.