« Plasticulture » : quand le plastique remplace la paille dans les champs
L’intensification de l’usage du plastique pour les serres, le paillage et l’ensilage multiplie les risques de pollution.
Par Agathe Beaudouin (Nîmes, correspondante) et Stéphane Mandard
Culture de melons sur paillage plastique, à Arles (Bouches-du-Rhône), en juin 2017. BORIS HORVAT / AFP
Durant près d’une semaine, au début du mois de février, d’épaisses colonnes de fumées noires ont obscurci le ciel bleu de la Camargue entre Saint-Gilles (Gard) et Arles (Bouches-du-Rhône). A l’origine de ces fumées nauséabondes : des amas de plastiques utilisés pour les cultures de salades et de melons, mélangés à des déchets verts, qui se consument dans des champs ou sur le bord de la route.
Plusieurs riverains alertent alors la gendarmerie et l’Office français de la biodiversité (OFB). Les feux ont été allumés au sein de la plus grande zone humide de France, une réserve biotope classée en site Natura 2000 située au cœur du parc naturel régional de Camargue, avec le Petit-Rhône à proximité. « Il y a une biodiversité remarquable mais fragilisée, on s’inquiète des risques de pollution », relate, sous le couvert de l’anonymat, un témoin de la scène. « On ne peut pas laisser faire n’importe quoi, il y a des lois. Nos enfants respirent ça. Il faut respecter nos poumons et notre environnement ! », dénonce une mère de famille habitant le village de Saliers, près d’Arles.
Les feux ont été déclenchés sur l’une des propriétés de Didier Cornille, un grand propriétaire terrien qui cultive des salades et des melons sur plusieurs milliers d’hectares entre le Gard et les Bouches-du-Rhône. Accusant l’agriculteur de ne pas respecter les obligations définies par le code de l’environnement, selon lequel tout détenteur de déchets est responsable de leur gestion, jusqu’à leur valorisation et leur élimination, plusieurs associations écologistes, dont France Nature Environnement (FNE) et la Ligue de protection des oiseaux, portent l’affaire en justice.
L’audience en correctionnelle, qui aurait dû avoir lieu mardi 11 juin au tribunal de Tarascon (Bouches-du-Rhône), a été reportée au 18 février 2025 en raison d’un « problème d’audiencement ». « C’est dommage que l’audience soit reportée, mais il est important que la procédure se poursuive pour que cet agriculteur aux pratiques plus que douteuses ne réitère pas ses actes », explique Me Isabelle Vergnoux, l’avocate de FNE. Didier Cornille et sa société Les Saladines risquent une amende de plusieurs milliers d’euros. Sollicité à plusieurs reprises, son avocat n’a pas donné suite.
En Petite Camargue comme en Camargue, l’usage du plastique en agriculture s’est intensifié ces dernières années. Les minitunnels transparents, posés sur la terre, et visibles à perte de vue, rappellent les paysages espagnols de la région de Murcie, au sud-est du pays. « Depuis un peu plus de cinq ans, des structures importantes, souvent venues d’Espagne, cherchent de nouvelles superficies pour cultiver le melon. Dans notre région, avec le soleil et l’eau à volonté, ils ont trouvé une terre idéale », souligne Jean-Louis Portal, élu à la chambre d’agriculture du Gard. Les protections en plastique empêchent l’herbe de passer, protègent du vent et laissent le fruit propre au moment de la récolte. Le plastique est aussi souvent utilisé dans la culture des salades.
Dans cette zone du Sud-Est ensoleillée presque toute l’année, où la diversification des cultures a tendance à disparaître au profit de l’agro-industrie, le paillage plastique recouvre les parcelles huit mois sur douze. La chambre d’agriculture du Gard assure sensibiliser la filière à la question du recyclage des déchets lors de réunions, ou par des courriers. Les agriculteurs doivent établir un bordereau de suivi des déchets à transmettre aux organismes collecteurs.
« Il y a des règles strictes, et deux périodes de collecte annuelles. Les agriculteurs doivent rendre les plastiques non souillés et les stocker dans la cour avant la campagne de recyclage », explique Jean-Louis Portal, qui le reconnaît : « Il n’y a peut-être pas assez de centres sur le territoire, il faudrait peut-être mieux organiser encore la collecte. »
« Dégradation de la qualité des sols »
Difficile de connaître avec précision l’étendue de la pratique de la « plasticulture » à l’échelle de la France. Le Comité français des plastiques en agriculture, qui regroupe les professionnels du secteur, évoque le chiffre de 150 000 tonnes de plastique utilisées chaque année par les agriculteurs français pour le maraîchage ou l’élevage. Le ministère de l’agriculture n’a pas été en mesure de confirmer ce chiffre.
Les secteurs agricole et alimentaire représentent près de la moitié des plastiques utilisés en France, selon l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (Inrae). Les ministères de l’agriculture et de la transition écologique ont demandé à l’Inrae et au CNRS de réaliser une expertise scientifique collective pour faire l’état des connaissances scientifiques sur les usages et les impacts (environnementaux et sanitaires) des plastiques en agriculture et pour l’alimentation. Les résultats de cette expertise devraient être rendus publics en décembre.
Des cultures maraîchères sous des tunnels et des serres en plastique, dans la plaine de Crau (Bouches-du-Rhône), en août 2019. LAURENT GRANDGUILLOT/REA
Directrice de recherche à l’Inrae et autrice de Plastique. Le grand emballement (Stock, 2020), Nathalie Gontard a participé à l’expertise : « Au niveau européen, toutes les publications font état d’un chiffre de 4 % des plastiques consommés par les pratiques agricoles. Mais tous les chercheurs s’accordent pour dire que ce pourcentage est sous-estimé et surtout que la pollution engendrée est importante avec une dégradation de la qualité des sols. » La chercheuse explique que les plastiques utilisés en agriculture sont « connus pour se dégrader et émettre tout au long de leur durée d’usage des micro et nanoplastiques qui contaminent de façon importante les sols agricoles, affectent leur qualité et finissent par contaminer les nappes phréatiques ».
Dans un rapport publié en 2019, l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), prévenait déjà : l’usage de plastique pour les serres, le paillage et l’ensilage devrait augmenter de 50 % au niveau mondial pour passer de 6,1 millions de tonnes en 2018 à 9,5 millions de tonnes en 2030.
Ces dernières décennies, rappelle la FAO, le plastique a remplacé de nombreux matériaux traditionnellement utilisés en agriculture : le verre (pour les serres), le bois, le carton, le métal, la paille (pour le paillage) ou encore les canalisations en terre (pour l’irrigation). A l’échelle de la planète, l’agriculture consommait 12,5 millions de tonnes de plastique en 2019, majoritairement pour le maraîchage et l’élevage (80 %), puis pour la pêche et l’aquaculture (17 %) et le secteur forestier (2 %). La même année, l’emballage alimentaire pesait pour 37,3 millions de tonnes.
Les déchets sont incinérés, enfouis
L’Asie est le plus gros consommateur de plastique agricole avec 6 millions de tonnes par an. L’agriculture européenne en utiliserait 1,7 million de tonnes. En surface, les films de paillage couvriraient plus de 500 000 hectares au sein de l’Union européenne, soit quatre fois plus que les serres (à l’instar de la « mer de plastique » d’Almeria en Espagne) et six fois plus que les tunnels bas.
En matière de traitement, les déchets sont incinérés, enfouis et plus rarement recyclés quand les bâches ne sont pas trop sales ou trop dégradées. Selon Adivalor, la filière mise en place par les professionnels pour gérer l’ensemble des déchets agricoles, 97 000 tonnes de plastique ont été collectées en 2023 auprès de 300 000 agriculteurs, pour un taux de recyclage de « plus de 70 % ». Un chiffre encore loin de l’ambition affichée de 100 % de déchets collectés et recyclés d’ici à 2030.
En mai, la première usine de recyclage de big bags agricoles a été inaugurée près de Gisors, dans l’Eure. Son objectif donne la mesure de l’usage de ces sacs XXL dans les fermes : recycler 8 millions de big bags usagés (près de 10 000 tonnes) par an.