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Dissolution des Soulèvements de la Terre : «Une instrumentalisation de l’antiterrorisme pour museler la contestation écologiste»

 

Désigné dans plus d’une cinquantaine de dossiers de nature terroriste depuis 2015, et spécialisé dans la défense des libertés publiques et les régimes d’exception, l’avocat Vincent Brengarth, 32 ans, s’alarme de l’utilisation grandissante des méthodes d’antiterrorisme pour museler la contestation écolo. Selon lui, la faillite du juge judiciaire, investi d’une mission de contrôle et de résistance à l’administration, contribue pour bonne part à «un tournant démocratique».
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Vincent Brengarth, à Paris le 27 mai. (Christophe Maout/Libération)

par Willy Le Devin

publié le 22 juin 2023 à 16h40

 

Dix ans d’inflation de textes sécuritaires renforçant nettement l’arsenal antiterroriste français ont, selon Vincent Brengarth, mené la France à une inquiétante bascule : celle de voir des services, des moyens et une législation d’exception utilisés aujourd’hui pour contrôler, démanteler, et bientôt juger des groupes militants. La dissolution du mouvement écologiste des Soulèvements de la Terre (SLT), prononcée en Conseil des ministres mercredi, ainsi que l’arrestation mardi d’activistes évoluant dans leur giron constituent un exemple éloquent de la criminalisation de cette mouvance par le pouvoir politique.

Depuis dix ans désormais, et le passage en correctionnelle des premières filières jihadistes, la justice française a eu à juger des centaines de personnes dans des dossiers à caractère terroriste. On dit de cette justice qu’elle est «d’exception», comment décrire son fonctionnement ?

L’affranchissement de la justice antiterroriste du droit commun s’est considérablement accentué, notamment après les attentats de 2015. Il s’est à la fois consolidé et aggravé, en repoussant à chaque fois un peu plus les limites, notamment sous l’œil indulgent du Conseil constitutionnel. L’Etat d’urgence, décrété après les attentats du 13 Novembre, a par exemple entraîné une mutation profonde du droit, notamment par l’introduction de ses outils dans le droit commun, par la loi Silt de 2017 (mesures de surveillance contre les individus, fermetures administratives des lieux de culte) mais aussi par sa finalité liée à la sécurité publique. Ce régime d’exception a déplacé durablement le curseur de la protection des droits fondamentaux, en accréditant l’illusion d’une exigence sécuritaire, qui justifierait tous les moyens : usage de drones, fichage, interdictions de manifester…

 

Il a aussi bridé le pouvoir et l’indépendance du juge judiciaire, prisonnier de l’aspiration sécuritaire et de son acceptation quasi collective. Le rapport à des principes essentiels, la présomption d’innocence ou la personnalisation des peines, s’en trouve ébréché. L’antiterrorisme a entériné une logique préventive, pulvérisant les repères habituels et marginalisant les droits de la défense. La finalité antiterroriste a également inhibé les mécanismes de contrôle, notamment lorsque le Conseil d’Etat a validé l’élargissement des fichiers de police prévu dans des décrets de décembre 2020. De fait, cette finalité se trouve de plus en plus souvent utilisée, tant pour ses moyens dérogatoires que pour la quasi-immunité juridictionnelle qu’elle permet en pratique.

Avez-vous toujours l’impression qu’on juge des personnes ou qu’on les éloigne le plus habilement possible de la société ?

La priorité donnée à la préservation de l’ordre public, et donc à l’appréciation subjective de la dangerosité, a supplanté le débat sur les faits et les preuves. Le suspect est perçu par l’unique prisme de la menace qu’il est susceptible de représenter. L’emprisonnement est, de fait, le plus souvent appréhendé comme une mise à l’écart avant tout protectrice des intérêts de la société. La place donnée au suspect s’efface devant des enjeux qui le dépassent. Par ailleurs, l’hypermédiatisation des arrestations des suspects de terrorisme vient également peser comme une contrainte sur la justice qui doit encore davantage répondre de ses actes devant l’opinion qui devient presque, en pratique, partie au procès.

Il y a dix ans, de nombreux acteurs de la société civile, des autorités administratives indépendantes, des avocats, alertaient sur un possible glissement. Peut-on dire aujourd’hui que la logique antiterroriste innerve toutes les sphères du droit ?

Le débat sur l’amoncellement des lois en matière antiterroriste et leur application intervient à un moment où la société civile n’a jamais été aussi fragilisée, à l’instar des autorités administratives indépendantes censées protéger les droits fondamentaux. Nombre d’acteurs de la société civile sont aussi inhibés par la crainte de voir leurs subventions retirées, voire d’être dissoutes, en intervenant sur ces dossiers (début avril, Gérald Darmanin avait déclaré que la subvention de la LDH par l’Etat méritait «d’être regardée»,après la mise en cause, par l’association, de l’action des forces de l’ordre à Sainte-Soline) . Le sujet est clivant, en plus d’être piégeux. Cette impuissance mêlée d’autocensure ouvre un boulevard aux législations antiterroristes et aux principes péremptoires qui les inspirent.

Cela concerne aussi les sphères militantes, des antinucléaires de Bure aux arrêtés anti-casseroles pendant la mobilisation contre la réforme des retraites.

L’utilisation abusive de législations antiterroristes est, en effet, une ressource idéale permettant aux autorités d’assouvir leurs ambitions : collecte de renseignement, mesures préventives, cadre dérogatoire servant à étouffer et à criminaliser la contestation… En 2015, les militants de la COP21 avaient été victimes de l’état d’urgence. Huit ans plus tard, l’«écoterrorisme» est brandi par Gérald Darmanin pour justifier arrestations et investigations toujours plus intrusives. La banalisation du droit antiterroriste décomplexe son usage, en lui ôtant toute forme de sacralité ou de caractère exceptionnel. C’est un même dévoiement qui est à l’œuvre, dans une logique verticale du pouvoir, qui définit arbitrairement ce qui est terroriste et ce qui ne l’est pas.

Pour moi, nous sommes tout simplement devant un tournant démocratique. Mardi 20 juin, n’est-ce pas la Sous-direction antiterroriste de la PJ (Sdat) qui a été envoyée en Loire-Atlantique pour interpeller des militants écologistes, proches du mouvement Soulèvements de la Terre (SLT), que les autorités viennent de dissoudre ? L’urgence environnementale durcit l’action militante et entraîne dans son sillage une instrumentalisation de l’antiterrorisme pour museler la contestation. Or, ces services, spécialisés, et qui disposent de moyens d’enquête considérables, ont moins de dossiers à traiter. On assiste, dès lors, à un dévoiement grave de leurs méthodes d’investigation.

Maintenant que ces textes existent, il suffirait en fait au politique de criminaliser une action militante pour en justifier l’application. Dès lors, est-ce étonnant de voir Gérald Darmanin employer soudain le terme «écoterrorisme» après les événements de Sainte-Soline ?

Il y a un double bénéfice pour les autorités, à savoir celui des moyens dérogatoires auxquels elles ont recours et, d’autre part, celui de la terminologie. Les termes employés par un ministre incarnant une parole d’Etat, même si elle est de plus en plus dégradée, participent à un conditionnement de la population. Les militants écologistes doivent être perçus avant tout comme des menaces, qui plus est alors qu’ils s’opposent à un ordre libéral et politique, avec lequel la conciliation est impossible. Cela rejoint également l’idée que la définition de l’ordre public devient de plus en plus politique, au risque de dénaturer les concepts, dont celui du terrorisme.

Il est essentiel de ne pas négliger l’effet que peut produire une telle terminologie au sein de la partie de la population peu sensibilisée à ces questions, et refusant par principe de remettre en cause la parole gouvernementale. Pour moi, cela traduit aussi une incapacité de l’Etat à revoir son logiciel de pensée dans la lutte contre le réchauffement climatique, ce qui ne peut qu’amener une réponse violente de sa part, tant le fossé est grand. Nous n’en sommes malheureusement qu’aux prémices.

Durant longtemps, le juge judiciaire apparaissait comme un garde-fou face au renforcement des pouvoirs de la justice administrative. L’est-il encore ?

Le juge judiciaire a été aspiré par une vision préventive de son office, qui a dégradé son contrôle. Il est aussi poreux à l’opinion et à la pression politico-médiatique. Nous étions un certain nombre à croire que son action, notamment pour contrôler les «visites domiciliaires» prévue par la loi Silt – en fait des perquisitions administratives –, serait un rempart. Il n’en a rien été. De trop nombreux juges considèrent que le ministère de l’Intérieur est par nature de bonne foi, et que les informations qu’il détient sont nécessairement fiables et documentées. Or, des informations peuvent être le fait d’une simple délation, d’autres le fruit de manipulations ou… d’emballements.

Tout cela se déroule, en outre, sous le sceau d’une grande opacité. Les services de renseignement peuvent également avoir une vision déformée du fait religieux, notamment par l’effet de certaines tendances politiques. Il faut être capable d’affronter ces biais, ces réalités. L’approche préventive des autorités conduit aussi à ce que le juge administratif se voit confier une part grandissante du contentieux antiterroriste. On assiste, dès lors, à une forme d’homogénéisation dans la conception des juges des deux ordres, de leur propre rôle. Le droit pénal devient un droit préventif qui se rapproche du droit administratif et, immanquablement, leurs contrôles finissent par s’estomper conjointement.

Pouvez-vous nous raconter des anecdotes ou des instants d’audience que vous n’auriez jamais vécus dans un autre cadre que la justice antiterroriste ?

J’ai eu par exemple à déposer plainte contre un juge d’instruction pour détention arbitraire parce que la durée légale et possible de la détention provisoire de mon client avait été dépassée. Le juge, qui ne pouvait faire autrement, avait dû le remettre en liberté sous contrôle judiciaire, mais l’administration a, le même jour, décidé de fouiller sa cellule et a découvert opportunément un téléphone conduisant à sa comparution immédiate. Une trouvaille à tout le moins surprenante puisque mon client occupait cette cellule uniquement depuis le matin…

Notre plainte visait précisément à sanctionner ce comportement et ses suites. J’ai aussi en souvenir cette audience où le juge aux assises avait refusé à une avocate de prévenir son client, qui refusait de comparaître depuis plusieurs jours, que son fils, qu’il n’avait pas vu depuis plusieurs années, était présent dans la salle, en prétextant que l’enfant ne devait pas être instrumentalisé. Or, tout le monde savait l’aggravation de la peine inévitable, et la Cour aurait pu permettre a minima à un père de revoir son fils un bref instant. Enfin, il y a ce mineur que j’assiste, poursuivi pour apologie du terrorisme, que l’enquêteur intimide en garde à vue : «Nous allons voir ce qu’on fait de monsieur, si on l’envoie à Guantánamo ou pas» ou encore «On est dans une affaire de terrorisme, même le ministre est au courant…»

Peut-on affirmer que les juges prononcent des peines plus proches du maximum légal en matière terroriste que lorsqu’il s’agit de délits de droit commun ?

Les peines sont non seulement plus sévères mais aussi semblent être forfaitisées. La marge de manœuvre, induite par la pression politico-médiatique, est d’autant plus réduite que la sévérité devient la seule attente du procès. J’ai participé à de nombreux procès où le public, et surtout les journalistes, se désintéressaient des explications des prévenus, mais revenaient juste pour le réquisitoire, puis le délibéré. Cela révèle les priorités et l’état d’esprit ambiants.

Même si comparer des peines relevant de dossiers différents n’est pas toujours très probant, comment expliquez-vous qu’un jihadiste comme Jonathan Geoffroy, qui est allé en Syrie et a fréquenté des gradés de l’Etat islamique, ait été condamné à dix-huit ans de réclusion, soit la même peine que votre client Mohamed Ghraieb, impliqué dans l’attentat de Nice, mais sans être l’auteur du massacre[perpétré par un unique protagoniste, Mohamed Lahouaiej-Bouhlel, au volant d’un camion bêlier, ndlr], sans jamais être allé en Syrie, sans être membre de l’EI, et alors même que sa radicalité fait débat. N’est-ce pas là un exemple d’altération de l’individualisation des peines ?

La cour d’assises a pris en compte dans une moindre mesure les éléments de personnalité pour préférer retenir la gravité de l’attentat en lui-même. Or, non seulement il n’est pas complice au sens de la loi mais, de plus, il est pratiquement impensable d’indexer la peine sur l’attentat en lui-même et pas sur les faits. La peine infligée est, dès lors, celle du coupable par substitution. Alors qu’il était en liberté depuis 2019, il a été incarcéré pour une peine très lourde. Celle-ci ne s’explique nécessairement que par les attentes des parties civiles. Les juges ont très probablement eu le sentiment que s’ils le condamnaient pour terrorisme dans cette affaire, la peine ne pouvait qu’être sévère. Cela renvoie aussi l’idée, pour le grand public, d’une justice efficace. Mais qui pour se soucier véritablement des faits reprochés avec précision ?

Dans les motivations de l’arrêt de la cour sur l’attentat de Nice, figure cette phrase : «La nécessaire prise en compte du bilan humain désastreux et du traumatisme national causé obligent la cour à retenir comme base de sa réflexion dans le choix de la peine le maximum légal encouru, à savoir 20 ans de réclusion criminelle.» Comment la recevez-vous ?

Comme une sorte de franchise d’une juridiction qui reconnaît qu’elle juge en indexant sa réflexion sur l’émotion, ce qui appartient d’ordinaire au registre du non-dit. Cela renvoie à une forme de désinhibition de la parole des juges, et d’officialisation d’un autre aspect dérogatoire de cette justice, cette fois dans l’appréciation de la peine.

La justice antiterroriste a-t-elle modifié votre façon d’exercer votre métier ?

En tant qu’avocat, il faut d’abord résister à la résignation pour ne pas décourager les prévenus, mais aussi faire preuve d’honnêteté. Il faut les préparer à des audiences qui peuvent être longues et à la pression de s’expliquer devant des juges professionnels, en présence de la presse, mais aussi parfois des parties civiles. Les magistrats ont également besoin d’être bousculés et confrontés au contradictoire, pour que l’accusation ne gagne pas la totalité du terrain et que l’audience ne soit qu’une étape obligée pour ratifier le raisonnement des juges d’instruction. Nous sommes aussi les acteurs d’une normalisation de l’exception quelque part et, en cela, nous avons un devoir de lanceurs d’alerte.

Une fois la peine prononcée, beaucoup de condamnés semblent écartés des dispositifs de réinsertion. Avez-vous pu l’observer ?

Le manque d’activités en détention, le traitement carcéral très lourd, la difficulté d’accéder à des mesures d’aménagement sont des réalités propres, oui… Très souvent, les détenus, qui vivent avec l’étiquette «TIS» terroriste islamiste, sont privés de faire du sport, de travailler, de bénéficier des activités d’enseignement… La mort d’Yvan Colonna, tué par un détenu purgeant une peine pour terrorisme, n’a pas arrangé les choses. Pourtant, ces détenus rejoindront à nouveau, un jour ou l’autre, la société.

Derrière, il y a en plus un empilement des mesures à la fois judiciaires (inscription au fichier des auteurs d’infractions terroristes, suivi socio-judiciaire) mais parfois aussi administratives : les mesures individuelles de contrôle administratif et de surveillance (Micas), la fiche «S»… Si on peut comprendre la prudence à l’égard de certains profils, la lourdeur de ces dispositifs peut engendrer un sentiment d’acharnement.

Certaines personnes, des années après, sont également déchues de leur nationalité alors qu’elles ont purgé leurs peines et ont pu faire l’objet de suivis, notamment par le dispositif programme d’accueil individualisé et de réaffiliation sociale (Pairs). La déchéance de nationalité dévalue de tels programmes et la cohérence judiciaire. Les personnes condamnées pour terrorisme sont, en pratique, privées d’un droit à l’oubli qui est pourtant fondamental.

Cela ne fabrique-t-il pas justement du ressentiment, voire de la récidive ?

L’effet pernicieux de telles mesures est effectivement qu’elles sont susceptibles de provoquer une exaspération de la part des détenus concernés, surtout que, compte tenu des affectations liées à la nature des dossiers, ils sont repartis dans des prisons pouvant les éloigner de leurs familles et le téléphone est très cher en détention. Leurs parloirs peuvent être sonorisés, leurs courriers relus par le magistrat instructeur… La vie privée des suspects de terrorisme est réduite à peau de chagrin. D’aucuns pourraient considérer que l’évoquer est indécent mais c’est se méprendre sur ce qu’est un Etat de droit.