Il n’aura sans doute pas échappé aux quelques lecteurs attentifs de ce blog que j’ai tendance à lire l’aventure d’Emmanuel Macron à la lumière de celle de Silvio Berlusconi. Ils représentent à mes yeux des phénomènes similaires de « révolution » (prétendue) par le centre à tous les sens du terme, acquis aux idées néo-libérales, afin que tout continue comme avant dans les sociétés qu’ils prétendent gouverner, ou plutôt pour que les tendances déjà présentes depuis longtemps se perpétuent – alors même que leurs conséquences délétères se font déjà sentir.
Ces deux « hommes neufs » qui, venant du secteur privé pour l’un ou de la haute fonction publique pour l’autre, prétendent « révolutionner » la politique. Or ils semblent bien se heurter au bout de quelques mois de pouvoir à des phénomènes assez similaires. En particulier, quoiqu’on l’ait quelque peu oublié aujourd’hui la chute du premier gouvernement Berlusconi en décembre 1994, après quelques mois seulement de pouvoir, tient pour une large part à son inexpérience gouvernementale et à celle de ses deux alliés. Après tout, même s’il a été en « stage » à l’Élysée sous F. Hollande, et brièvement Ministre de celui-là même qu’il allait trahir, E. Macron n’a aucune expérience de gestion sur la durée d’une institution publique soumis au jugement du grand public. S. Berlusconi gérait depuis presque trois décennies des entreprises, mais, lui aussi, il n’avait pas d’expérience de gestion publique. Ni l’un ni l’autre n’ont fait leurs classes dans la gestion d’une collectivité locale, et cela commence à bien se voir pour E. Macron.
Par ailleurs, comme pour la LREM aujourd’hui, les observateurs constataient l’absence d’une classe politique correcte au sein du groupe parlementaire de Forza Italia. A part, le respect de leur dress code (veste bleue sombre et cravate aux couleurs du parti), il n’est en effet pas resté grand chose de cette première vague de « berluscones ». Ce n’est que péniblement, une fois confiné dans l’opposition, que S. Berlusconi, faisant appel à des politiciens de second rang des défunts partis de gouvernement, prêts à apporter leur expertise en matière de mobilisation, va construire son appareil partisan dans toutes les régions italiennes – ce qui l’amènera pourtant à ne revenir au pouvoir national qu’en 2001. Le sort actuel de LREM, d’évidence un « parti de plastique » comme on disait de FI en 1994 pour dénoncer son caractère factice derrière la façade, semble devoir être similaire. De ce point de vue, la défection de Gérard Collomb n’annonce rien de bon, puisque ce grand féodal – de retour de sa croisade parisienne (contre les Sarrasins?) – ne semble désormais que préoccupé de récupérer son fief lyonnais et de le préserver d’un assaut (des gauchistes du PS?) en 2020. Il n’aura sans doute aucun rôle dans la structuration de LREM à l’avenir. Pour l’instant, il ne semble pas y avoir grand monde pour donner quelque pérennité à LREM, et, comme le montre l’exemple de FI, une telle structuration d’un parti se fait plus facilement dans une position d’opposant.
De plus, contrairement au premier Berlusconi, E. Macron réussit cet exploit de manquer déjà de personnalités politiques à faire entrer dans la sphère ministérielle au bout de quelques mois. Il peut certes faire appel à des « techniciens », trop heureux de devenir Ministre de la République, mais il n’a guère le choix en matière d’hommes ou de femmes politiques, disposant d’un minimum d’envergure, à promouvoir. L’hésitation sur le remplacement de G. Collomb au Ministère de l’Intérieur n’est que trop significative. C’est assez compréhensible d’ailleurs, puisqu’au vu des sondages de popularité, il n’est pas difficile d’anticiper que les élections européennes seront sans doute un beau désastre pour LREM et qu’il faudra bien, là encore, changer de gouvernement. Il est à supposer par exemple que les cadors du MODEM attendent ce moment pour faire leur grand retour.
Enfin, une chose aussi me frappe. S. Berlusconi est certes en 1994 largement un amateur en politique, mais il prend bien garde de maîtriser son expression. Il va certes dénoncer les juges, les communistes, les complots, les pouvoirs forts, etc. , mais je n’ai pas souvenir de propos qui lui aliènent alors une partie de la population. Ce n’est que quelques années plus tard qu’il se fera connaître de toute l’Europe pour ses blagues de mauvais goût, sans parler des scandales à fond sexuel qui agrémenteront son déclin. Il se radicalisera en quelque sorte – même si aujourd’hui, il semble plutôt bien terne. Notre Emmanuel Macron montre au contraire une capacité, étonnante au demeurant, à livrer aux médias des petites séquences où il apparait, face à la plèbe des « Gaulois récalcitrants », comme la caricature d’un mélange de la pensée petite-bourgeoise la plus rancie et d’une vision du monde typique d’une économie néo-classique pour stagiaire de l’ENA.
Cette attitude, correspondant parfaitement aux déclarations plus générales d’un E. Macron se prenant pour le médecin qui sait rationnellement les réformes qu’il faut à la France comme remède de ses maux décennaux, correspond aux seuls griefs en matière de politique publique que G. Collomb ait exprimé dans la presse avant sa démission: avoir pris des mesures qui ne sont pas en somme démagogiques (la limitation à 80 km/h sur les routes départementales et la hausse de la CSG pour les retraités en particulier). Là encore, la différence avec S. Berlusconi s’accentue: ce dernier venait du marketing grand public, via les régies publicitaires de ses chaînes de télévision. La promesse démagogique était plutôt son point fort, une de ses meilleures biographies s’appelle « il Venditore » (le vendeur) – et, d’ailleurs, l’une des promesses d’E. Macron (la suppression de la taxe d’habitation) ressemble étrangement à ce qui a animé les campagnes de S. Berlusconi en 2008 et en 2013. Jamais à l’époque S. Berlusconi n’aurait offensé à tort et à travers l’Italien de base. En ce sens, il était vraiment populiste. On n’insulte pas ses clients, on leur fait si nécessaire les poches, mais sans qu’ils s’en rendent compte.
En somme, par comparaison avec S. Berlusconi, force est de constater qu’E. Macron se dirige tout droit vers un ratage d’ampleur, pour lequel la Vème République, en particulier sous le système du quinquennat, n’offre aucun rattrapage.
Plus: qui est Chrisophe Bouillaud Sciences Po Grenoble.