Pour le journaliste américain Thomas L. Friedman, qui rappelle sa foi en la mondialisation, une course est engagée entre l'innovation et la pandémie.
Thomas L. Friedman est journaliste, lauréat à trois reprises du prestigieux prix Pulitzer, spécialiste du Moyen-Orient et de la politique étrangère américaine et éditorialiste au New York Times. Également écrivain, il s'est penché sur le phénomène de la mondialisation dans The Lexus and the Olive Tree dès 1999, puis dans La Terre est plate en 2004. À l'occasion de la sortie en français de son livre Merci d'être en retard (Saint-Simon), nous avons voulu savoir ce qu'il pense de la crise actuelle et de la façon dont elle va influencer les grandes tendances qui ont marqué notre époque jusqu'à présent. Entretien.
Le Point : Vous disiez, dans une interview donnée au « Point » en 2017 : « Quand on appuie sur le bouton pause d'un ordinateur, il s'éteint. Quand on appuie sur le bouton pause d'un humain, il s'allume et recommence à réfléchir, à penser, à imaginer. Et Dieu sait qu'on en a besoin en ce moment. » Le coronavirus est-il, de ce point de vue, l'occasion pour la société dans son ensemble de faire une pause et de réfléchir ?
Thomas L. Friedman : Ça dépend de la manière dont nous utilisons la pause en question. C'est le grand écrivain Emerson qui disait que « c'est dans la pause que nous entendons l'appel de l'action ». Mais quel appel entendons-nous ? Si nous utilisons cette pause pour comprendre exactement ce qu'il sera nécessaire de faire une fois que nous aurons « aplati la courbe » et supprimé la transmission de ce virus, ce qui sera requis pour reprendre nos affaires, notre commerce et notre vie quotidienne, ça vaudra le coup.
Il n'y a qu'une façon de permettre ce retour progressif à la normale, c'est de tester et de surveiller massivement la population, afin de savoir qui a le virus et où ces personnes se trouvent. Ça permettrait de savoir qui peut retourner à son travail et qui doit rester plus longtemps en quarantaine. Il ne faut pas croire que nous pouvons simplement rester deux mois chez nous et ensuite ressortir, et que tout ira bien : c'est une illusion. Le problème de ce virus, c'est que de nombreuses personnes qui l'ont sont asymptomatiques. À moins de savoir qui sont les personnes qui l'ont contracté, de les suivre et de les mettre en quarantaine, ainsi que celles qui ont été en contact avec elles, on ne peut pas sortir du confinement. Sauf à attendre un vaccin ! Mais, d'ici là, les économies américaines et françaises, entre autres, seront totalement en ruine.
« Il faut mettre entre parenthèses ces questions de respect de la vie privée, pour le bien commun. »
Est-ce qu'une telle politique ne poserait pas un problème de respect de la vie privée ? Ça semble difficile à mettre en place, particulièrement dans des démocraties.
Je crois qu'il faut mettre entre parenthèses ces questions de respect de la vie privée pour le moment, pour le bien commun. Il serait encore plus difficile de survivre à des faillites en série, qui mettraient l'économie à genoux.
Le choix est cornélien, pourtant : l'immunité de groupe n'est pas certaine dans le cas de ce virus. Certaines personnes pourraient l'attraper plusieurs fois ou rester des vecteurs de contamination…
Si c'est le cas, on doit attendre un vaccin, et, d'ici là, on sera de retour à l'âge de la pierre d'un point de vue économique ! Si vous bloquez l'économie française pendant un an, aucune entreprise ne sera solvable. Le seul moyen de faire cela sur une telle durée serait de dévaloriser tellement la monnaie que la zone euro se retrouverait dans la situation de la république de Weimar en 1923-1924. C'est pour ça qu'il faut tester les gens et mettre en quarantaine les personnes contaminées. C'est ce qu'on fait la Corée du Sud, Singapour et, dans une moindre mesure, la Chine et l'Allemagne. Bien sûr, d'autres facteurs sont à prendre en compte, comme la culture du pays qui fait face à la pandémie.
« La culture joue clairement un rôle. La qualité de la gouvernance aussi. »
À propos de culture, vous parliez, dans un récent éditorial, de son importance dans la crise actuelle. Vous citez Michele Gelfand, autrice de Rule Makers, Rule Breakers, qui défend l'idée que l'épidémie est mieux gérée dans les pays ayant des cultures « rigides » plutôt que « permissives ». Mais n'est-ce pas plutôt l'habitude des pays de faire face à des épidémies qui détermine la qualité de la gestion de cette crise ?
C'est clair que le Sras a permis aux citoyens de ces pays de mieux connaître les attitudes à adopter en cas de pandémie et amélioré leur résilience face à ce type de situation. En même temps, c'est justement parce qu'il s'agit de cultures rigides que ces pays se sont préparés après le Sras. Pour moi, il ne fait aucun doute que la culture joue un rôle dans la manière dont les pays répondent à la crise. Si une culture permissive avait vécu une pandémie du type Sras, on pourrait imaginer qu'elle n'aurait pas mis en place de protocoles pour se protéger de la crise sanitaire suivante.
Par ailleurs, l'Allemagne s'en sort mieux que d'autres pays européens, sans avoir vécu de pandémie sur son territoire ! Je crois que la culture joue clairement un rôle. La qualité de la gouvernance aussi, d'ailleurs, et plus que le type d'institutions. Par exemple, les Émirats arabes unis font plutôt un bon travail, bien qu'il s'agisse de monarchies, tandis qu'une démocratie comme les États-Unis patauge. L'Allemagne, une démocratie, fait mieux que l'Italie, une démocratie aussi. En 2008, lors de la crise financière, Warren Buffet a dit : « Quand la mer se retire, on voit ceux qui portent un maillot de bain. » C'est un peu ce qui se passe avec cette crise !
Comme toujours dans ce type de crise, les explications sont multiples : la gouvernance, la culture, comme nous le disions plus tôt, mais aussi la géographie, la température, l'humidité, l'âge médian de la population et peut-être la génétique ! Je ne pense pas qu'on pourra le savoir avec précision avant que la crise soit finie. Le fait de prendre des médicaments contre le paludisme, comme c'est souvent le cas en Afrique, joue peut-être aussi un rôle. Pour le moment, on ne peut être sûr de rien.
« Je suis convaincu que les deux plus grandes forces sur cette planète sont la nature et le marché. »
Vous dites que les États-Unis pataugent dans cette crise. Pouvez-vous nous parler des politiques mises en place initialement par l'administration Trump ?
La réaction initiale a été mauvaise : ils ont minimisé l'importance de l'épidémie. Ils ont interdit les vols en provenance de Chine mais n'ont rien fait pour préparer la mise en place de tests. Je suis convaincu que les deux plus grandes forces sur cette planète sont la nature et le marché. Trump est obsédé par le marché et n'a mesuré l'ampleur de la crise que par le biais de son impact sur le Dow Jones. Tant que le marché continuait de grimper, le président pensait que tout irait bien. Mais la nature ne fonctionne pas comme le marché : pendant que la valeur des actions grimpait, l'épidémie se diffusait, silencieusement, continuellement et exponentiellement, à travers les États-Unis.
Une fois que le gouvernement américain a pris la mesure de ce qui se passait, quelle a été sa réaction ?
Donald Trump est passé d'une sidération à l'égard du pouvoir du marché à une sidération à l'égard de celui de la nature. Maintenant, je pense que l'administration Trump prend de meilleures décisions, comme celle de faire appliquer des règles de distanciation sociale à l'échelle nationale, même si certains États avaient déjà décidé cela de leur côté. Nous avons gagné du temps, mais qu'allons-nous en faire ? Pour le moment, ce n'est pas clair ! Je vis dans le Maryland, où le confinement est de même ampleur qu'en France. La question est de savoir si, après le confinement, le nombre de personnes infectées rebondira ou si nous mettrons en place les tests dont on a besoin pour continuer de faire reculer l'épidémie tout en laissant les gens retourner travailler.
« La mondialisation est peut-être la seule chose qui pourra nous sauver. »
Vous avez souvent dit que nous sommes au milieu de trois grandes accélérations : la mondialisation, le changement climatique et la technologie. Mais la crise actuelle ne montre-t-elle pas au contraire que la progression technologique et la mondialisation semblent ralentir ?
Je ne suis absolument pas d'accord ! Ce qu'on voit aux États-Unis et partout dans le monde, c'est une explosion de l'innovation. Cela va des personnes qui font leurs propres masques avec des imprimantes 3D aux plus grandes entreprises qui s'avèrent capables de réorienter rapidement leurs lignes de production. Nous assistons à une course entre l'innovation technologique, qui nous fait espérer la création d'un vaccin plus rapidement que jamais, et l'évolution de l'épidémie, qui est exponentielle. Pouvons-nous innover plus rapidement que ne se répand le virus ? Personnellement, je ne parierais pas contre le génie et l'adaptabilité des humains.
Concernant la mondialisation, ça dépend de la manière dont on la mesure : si on la mesure par le volume des échanges commerciaux ou par le nombre de personnes qui prennent l'avion, alors elle stagne, au mieux. Mais, pour moi, la mondialisation, c'est la capacité d'agir à l'échelle mondiale. Nous vivons dans un monde où des individus du monde entier collaborent, partagent des idées et des statistiques pour combattre ce virus. Je n'ai jamais vu autant de mondialisation, de ce point de vue, qu'aujourd'hui.
C'est un débat que j'ai avec les économistes depuis des années : ils pensent que le mot mondialisation leur appartient et que celle-ci se mesure par le biais de leurs statistiques macroéconomiques. Mais je suis convaincu que la mondialisation doit se mesurer par la capacité à agir globalement, de l'individu à l'État en passant par les entreprises. Si on mesure la mondialisation comme cela, elle est en train d'exploser, et c'est peut-être la seule chose qui pourra nous sauver.
Les difficultés rencontrées par les États pour réagir à la crise sont-elles le signe qu'il s'agit d'une forme de gouvernement dépassée, ou au contraire qu'il faut renforcer leurs capacités et leurs compétences ?
On peut revenir à l'analogie de Warren Buffett : les États qui n'ont pas de maillot de bain sont ceux qui ont agi en fonction d'une idéologie, au détriment d'une bonne gouvernance. La Russie de Poutine ou l'Iran de Khamenei sont aujourd'hui totalement décrédibilisés. Pendant des années, ils ont cherché à s'acheter une dignité et une légitimité de la mauvaise façon, non pas en renforçant leurs infrastructures nationales et en libérant les forces vives de leur pays, mais en faisant l'étalage de leur puissance sur la scène internationale. J'ai dit, lors de l'assassinat du général Soleimani, que les États-Unis avaient tué le plus gros imbécile de tout l'Iran. Il a dilapidé les ressources de son pays en cherchant à restaurer l'honneur national dans les pires endroits, au Yémen, en Syrie, au Liban, en Irak, et cela d'une manière qui affaiblissait aussi la gouvernance de ces États. Tuer Soleimani fut un grand service rendu à l'Iran, en donnant la possibilité au gouvernement iranien de se concentrer sur son propre pays, pour changer.