Comment la politique de la Ville a fait « pschitt »
Appuyé sur la colère des maires de banlieue, le rapport Borloo avait suscité de nombreuses attentes, que les annonces d’Emmanuel Macron du 22 mai ont largement déçues. Retour sur une séquence politique qui constitue sans doute un tournant dans la politique de la ville.
1/ Une exaspération à son comble
« Ma cité va craquer ! », criaient en chœur depuis plusieurs mois les maires des banlieues. Ces derniers ont en effet dû faire face à une suite de mauvaises nouvelles affectant directement leurs communes. L’an passé, en plein cœur de l’été, quelques jours après avoir annoncé la diminution des aides au logement (APL), le gouvernement d’Edouard Philippe amputait de 46 millions d’euros le budget, déjà famélique (411 millions), de la politique de la ville pour l’année 2017. Puis vint l’annonce, fin septembre, de la réduction drastique du nombre d’emplois aidés à partir de 2018, emplois auxquels ont massivement recours les structures intervenant dans les quartiers populaires.
« L’appel de Grigny », lancé le 16 octobre dernier par une centaine de maires, demandait déjà au gouvernement le retrait de ces deux dernières mesures et, notamment, le déblocage d’un fonds d’urgence de 100 millions. Si ces demandes n’ont pas été satisfaites, l’Appel a néanmoins poussé Emmanuel Macron à décréter la « mobilisation nationale » en faveur des quartiers populaires (discours de Tourcoing, 14 novembre 2017). Celle-ci s’est traduite par la création d’un Conseil présidentiel de villes, la mise en place de dix groupes de travail thématiques nationaux et la mission, confiée à Jean-Louis Borloo, d’établir un « plan de bataille », nourri du travail des groupes thématiques et des rencontres avec les élus et les associations – c’était la fameuse démarche de « co-construction ». Le plan avait été remis le 26 avril sous la forme d’un rapport intitulé « Vivre ensemble, vivre en grand la République ».
Dans les anciennes Zus, le taux d’emploi, qui avait plongé à partir de 2009, n’a pas rebondi depuis
Comme l’ont rappelé les tensions consécutives à « l’affaire Théo » (février 2017), la situation des banlieues reste très difficile, et pas seulement en raison du pourrissement des relations entre police et population. Les stigmates de la crise ne se sont pas effacés : dans les anciennes Zus, le taux d’emploi, qui avait plongé à partir de 2009, n’a pas rebondi depuis et se morfond plus de 20 points en deçà de la moyenne nationale. Le taux de chômage, lui, a connu un légère baisse entre 2014 et 2016, aussi bien dans les anciennes Zus que dans les nouveaux quartiers prioritaires de la politique de la ville (QPV) instaurés en 2014, amélioration sans doute imputable aux… emplois aidés. Il restait toutefois plus de deux fois plus élevé dans ces quartiers qu’en France métropolitaine.
Plus que jamais nécessaire, la politique de la ville fait malheureusement les frais, dans certaines fractions de l’opinion et du monde politique, d’une artificielle mise en concurrence entre « territoires perdus » et « territoires oubliés » : les « milliards » (!) déversés « en pure perte » sur les banlieues l’auraient été au détriment de la « France périphérique » (rural, petites villes) qui souffrirait en silence. La refonte de la géographie prioritaire sur le seul critère de revenu en 2014 et le noyage actuel de la politique de la ville au sein d’un vaste ministère de la Cohésion des territoires sont deux signes parmi les plus tangibles de cette délégitimation.
2/ Rapport Borloo : un appel à la mobilisation générale
« L’heure n’est plus aux rapports d’expert. L’heure est à l’action », annonçait d’emblée Jean-Louis Borloo dans son rapport, sans s’embarrasser d’un diagnostic précis des difficultés des quartiers populaires. Le plan d’actions tous azimuts qu’il proposait était décliné en 19 programmes. Ceux-ci concernaient aussi bien la relance de la rénovation urbaine, que la petite enfance (création de 30 000 places en crèche) et l’école, la lutte contre l’illettrisme, la culture et le sport, la médecine (soutien à la création de 200 centres et maisons de santé) ou l’emploi : soutien accru à l’apprentissage et à l’alternance, « coaching généralisé » pour les jeunes des QPV qui n’ont « ni les codes ni les réseaux nécessaires » pour trouver un emploi. Le plan Borloo invitait également à pérenniser le financement des associations, en remplaçant l’épuisante course aux appels à projets par un soutien « pour ce qu’elles sont, et ce qu’elles font », et en créant des emplois francs associatifs aux subventions majorées.
« L’inefficacité, l’éparpillement, l’absence de définition claire de stratégie et de méthode créent de l’incompréhension, faisant croire à des dépenses avec peu de résultats » – Jean-Louis Borloo
Au-delà de ce catalogue touffu de mesures spécifiques, Jean-Louis Borloo plaidait pour une simplification et une lisibilité accrue de l’action publique ainsi qu’une responsabilisation des acteurs. Car, selon lui, « l’inefficacité, l’éparpillement, l’absence de définition claire de stratégie et de méthode créent de l’incompréhension, faisant croire à des dépenses avec peu de résultats ». Aussi envisageait-il une mise en œuvre rapide de son plan avec un « chef d’état-major » chargé de l’impulser et de le coordonner, un responsable pour chacun des 19 programmes, des institutions « réellement et publiquement en responsabilité avec un chef de file », la mise en place et la publication d’indicateurs en rapport avec les objectifs visés…
Sans doute la proposition la plus subversive du rapport est-elle d’ailleurs le passage d’une obligation de résultats à une obligation de moyens, sous le contrôle d’une « Cour d’équité territoriale ». Cette dernière serait chargée de vérifier que les responsables des administrations ont effectivement tous les moyens en œuvre (crédits, personnels) pour réduire les inégalités territoriales d’accès aux services publics. Des sanctions judiciaires pourraient être appliquées dans le cas contraire. Mais surtout, selon le sociologue Renaud Epstein, organiser une telle transparence sur la répartition territoriale des dépenses publiques transformerait les conditions du débat public sur les banlieues et le fonctionnement du système administratif français. Rien que pour cela, une telle mesure « paraît bien plus à même de changer la donne que tous les “plan Marshall” pour les banlieues », assure le chercheur.
3/ Dissolution de la politique de la ville ?
Ambitieux, le plan Borloo rompait heureusement avec une décennie d’hégémonie du discours sécuritaire (du « Kärcher » sarkozien aux « 100 Molenbeek français » de Patrick Kanner) pour recentrer le débat sur la situation socio-économique des banlieues. Mais l’égrenage de mesures thématiques – qui n’échappaient pas toujours à la gadgétisation (« Transformer son association en business avec Jean-Marc Mormeck ») ni à la boursouflure (« La rencontre de l’autre est le ciment d’une société réellement inclusive et solidaire ») – donnait plus l’impression d’un catalogue à la Prévert qu’un projet d’action cohérent et articulé. La volonté d’agir sans prendre le temps de réfléchir faisait là sentir ses limites.
Ce d’autant que le rapport Borloo restait muet sur certains points essentiels du débat : pas un mot sur les relations police-population, les discriminations raciales (« les discriminations sont avant tout sociales », osait-il même !), la pénalisation de l’usage de cannabis, l’application de la loi SRU1… Ce sont plus globalement les dynamiques inégalitaires de la société française qui n’étaient pas interrogées. Et s’il remettait parfois vertement en cause l’action publique, il gardait une vision descendante de programmes d’action définis nationalement et se déclinant (mais selon quelles modalités ?) localement. On notait d’ailleurs, dans ce schéma, un absent de taille : les habitants des quartiers populaires eux-mêmes, comme l’a souligné la coordination Pas sans nous. Un trait persistant de la politique de la ville à la française, malgré les propositions innovantes du rapport Bacqué-Mechmache de 2014 à ce sujet.
Cela n’a pas empêché les maires de banlieue d’encenser le plan Borloo, dont ils exigeaient la mise en œuvre intégrale. Reste que tout le monde avait bien compris qu’en l’absence « d’argent magique », les chances que ce scénario à 10 milliards d’euros annuels soit mis en oeuvre étaient des plus minces. Cependant les propos d’Emmanuel Macron hier ont dépassé la question des moyens en esquissant, d’une certaine façon, la dissolution de la politique de la ville et de ses dispositifs spécifiques au sein d’une plus vaste « politique des territoires » mêlant banlieues, rural et outre-mer. Ainsi a-t-il annoncé la création d’une Agence nationale de la cohésion des territoires, chargée de résoudre les inégalités d’équipement, où qu’elles se trouvent. De même, Emmanuel Macron a-t-il critiqué les « politiques de peuplement » consistant à concentrer les personnes les plus fragiles dans les mêmes quartiers, en évoquant l’idée que cette répartition se fasse au niveau des agglomérations, mais en incluant également la possibilité d’une installation en zone rurale.
Beaucoup d’annonces faites par Emmanuel Macron en appelaient à la « volonté » et à la « mobilisation » des acteurs
Quelques propositions du plan Borloo ont tout de même été reprises, en particulier la Cour d’équité territoriale (sous une forme qui reste à définir précisément) et la simplification du financement des associations. Pour le reste, le président de la République a largement tourné le dos au rapport de l’ancien ministre de la Ville et à la démarche de « co-construction » qui le sous-tendait… et que le Président avait lui-même initiée six mois plus tôt ! L’approche sécuritaire, restée jusqu’ici secondaire chez Emmanuel Macron, a ainsi retrouvé une place prééminente, avec l’annonce d’un plan de lutte contre le trafic de drogues (finalisé fin juillet) et l’ajout de 1 300 policiers dans 60 quartiers particulièrement difficiles. Les autres mesures qu’il a égrenées faisaient surtout appel à la « volonté » et à la « mobilisation » des acteurs, telle la création d’une bourse de 30 000 stages de classe de troisième pour les jeunes des quartiers prioritaires de la ville.
Cette « politique d’émancipation » fondamentalement tournée vers les individus, qui entend « rassembler les énergies pour réussir » et permettre à chacun de « retrouver la dignité dans la République », se fait donc largement sans moyens nouveaux. Le seul engagement financier supplémentaire de l’Etat consistant en une aide à la création de place en crèches en QPV, d’un montant de 1 000 euros par place. Quant à la participation des habitants, tant vantée par Emmanuel Macron, elle se réduit à la création d’un site Internet où ils pourront « alerter » les pouvoirs publics sur les dysfonctionnements qu’ils ont pu observer… Loin, très loin sans doute, de leurs attentes.