Donald Trump instrumentalise la violence d’extrême gauche pour justifier l’intervention de l’armée dans les grandes villes américaines
Par Piotr Smolar (Washington, correspondant)

La ministre de la justice, Pam Bondi (à gauche), Donald Trump et la secrétaire à la sécurité intérieure, Kristi Noem, lors d’une table ronde sur le mouvement antifa à la Maison Blanche, à Washington, le 8 octobre 2025. EVELYN HOCKSTEIN/REUTERS
A écouter Donald Trump, les villes américaines, surtout démocrates, seraient ravagées par la violence. Une apocalypse urbaine mettrait leurs habitants au supplice, nécessitant l’intervention de l’armée. La garde nationale a été déployée à Los Angeles en juin, à Washington en août. Il est à présent question de Chicago (Illinois), Memphis (Tennessee) et Portland (Oregon). La surenchère verbale ne correspond pas à une détérioration sur le terrain, même si les problèmes de sécurité publique sont identifiés de longue date. Mais elle permet de justifier les moyens employés – contestés de toutes parts en justice – et d’y apposer une grille de lecture idéologique, confondant criminalité, immigration et extrême gauche.
Mercredi 8 octobre, Donald Trump a réuni une table ronde au sujet de la mouvance antifa, devenue l’ennemi public numéro un. Autour de lui, des « journalistes patriotes », documentant son existence. Dans un décret présidentiel du 22 septembre, le magnat a désigné comme « organisation terroriste » ce qui est pourtant un mouvement antifasciste non structuré et éclaté. Le décret dénonce une volonté de « renversement du gouvernement des Etats-Unis, des autorités chargées d’appliquer la loi et de notre système judiciaire ».
Les militants s’engageraient de façon systématique dans des « confrontations armées » avec les forces de l’ordre et les agents de l’ICE, la police de l’immigration chargée de traquer les sans-papiers, ainsi que dans des « émeutes organisées ».
Mercredi, la table ronde devant les caméras dessinait un pays à feu et à sang. La ministre de la justice, Pam Bondi, a promis de « détruire l’organisation entière du sommet à la base ». Secrétaire à la sécurité intérieure, Kristi Noem a osé le parallèle avec l’organisation Etat islamique, le Hamas et le Hezbollah. « Ils ont infiltré notre pays entier », a-t-elle assuré au sujet des antifas.
En 2020, Donald Trump avait déjà attribué à la mouvance antifa les violences survenues en marge des manifestations Black Lives Matter qui avaient suivi la mort de George Floyd, à Minneapolis (Minnesota), étouffé par un policier. Mais l’administration n’était pas passée à l’action. Christopher Wray, le directeur de la police fédérale (FBI) à l’époque, avait lui-même douché les ardeurs de l’exécutif. « Ce n’est pas un groupe ou une organisation, avait-il expliqué. C’est un mouvement ou une idéologie. »
La Maison Blanche a besoin d’ennemis de l’intérieur
La détermination et la radicalité de « Trump 2 » n’ont plus rien à voir. La Maison Blanche a besoin d’ennemis de l’intérieur, et de l’extérieur, comme les cartels de la drogue, pour redéfinir les paramètres du pouvoir exécutif et les termes de la sécurité nationale. Dans le même temps, ni la violence d’extrême droite ni la libre circulation des armes à feu ne la préoccupent.
Dans une note publiée en mars par le cercle de réflexion libéral Cato Institute, l’analyste Alex Nowrasteh soulignait que 3 597 personnes ont été tuées dans le pays depuis 1975 dans des attaques terroristes, dont 83 % le 11 septembre 2001. La violence d’extrême droite a fait 391 victimes ; celle d’extrême gauche, 65. Il n’existe pas de base de données incontestable en matière de violences politiques aux Etats-Unis. C’est à la fois dû à un problème de typologie et aux motivations de certains auteurs isolés, souvent confuses, à l’instar de Thomas Crooks, qui a tenté d’assassiner Donald Trump à Butler (Pennsylvanie), en juillet 2024.
La violence d’extrême gauche a longtemps été en veilleuse, après les années 1970, mais elle s’est réveillée depuis l’entrée de Donald Trump en politique, en 2016. Des groupes ont cherché la confrontation avec les suprémacistes blancs à diverses occasions. Cette violence s’affirme depuis un an. Elle demeure très limitée en nombre de faits, mais on la note, car, parallèlement, la violence d’extrême droite est en baisse.
« L’une des explications possibles est que de nombreuses doléances traditionnelles que les extrémistes violents de droite ont épousées dans le passé – opposition à l’avortement, hostilité à l’immigration, soupçons contre les agences gouvernementales, entre autres – sont à présent adoptées par le président Trump et son administration », expliquent Daniel Byman et Riley McCabe, dans une étude pour le cercle de réflexion Center for Strategic and International Studies publiée en septembre.
L’assassinat de Charlie Kirk a changé la donne politique
Les auteurs relèvent une autre particularité à cette violence d’extrême gauche : elle est « de façon écrasante non létale et bien moins létale que [celle des] autres orientations idéologiques ». L’assassinat par Luigi Mangione du patron de la société UnitedHealthcare, à New York, en décembre 2024, fut un contre-exemple, qui a suscité de très vifs débats. Mais c’est celui de Charlie Kirk, le 10 septembre, sur un campus dans l’Utah, qui a changé la donne politique.
La mort du fondateur de l’organisation Turning Point USA est devenue le prétexte pour un traitement radical de la société américaine, censé éliminer les métastases de violence. Le 15 septembre, Donald Trump dénonçait un supposé laxisme passé, au détriment de l’action des forces de l’ordre. « Une administration précédente leur avait dit – c’était presque devenu une culture : “Si quelqu’un lance une pierre, ne faites rien. Si quelqu’un vous crache au visage, ne faites rien.” Moi je dis, si quelqu’un crache, vous frappez. Vous faites ce que vous voulez. »
La droite cesse de faire la moindre distinction entre démocrates et frange violente. Le 7 octobre, Donald Trump a qualifié les démocrates d’« insurrectionnistes ». Aux yeux du monde MAGA (Make America Great Again), il n’y a plus qu’« eux » et « nous », ceux qui commettent ou promeuvent les crimes et ceux qui s’y opposent. Mercredi, le milliardaire a appelé à l’incarcération de Brandon Johnson, maire de Chicago, et du gouverneur de l’Illinois, J. B. Pritzker, tous deux démocrates.
Le président américain dessine une chaîne de complicités. A plusieurs reprises, il a estimé que la législation contre les organisations criminelles devait servir de cadre pour poursuivre ceux qui financent ces activités violentes à l’extrême gauche. Mercredi, il a notamment mentionné « les imprimantes très chères » et le « beau papier » utilisés par les antifas,ces « anarchistes payés ». Jusqu’à présent, Donald Trump a jeté en pâture deux noms : celui de George Soros, le milliardaire philanthrope, et celui de Reid Hoffman, cofondateur du réseau LinkedIn. Tous deux sont des donateurs importants du Parti démocrate. Le vice-président, J. D. Vance, a aussi évoqué la Fondation Ford.
Exploitation d’une supposée menace antifa
L’historien Mark Bray, de l’université Rutgers, a participé au mouvement Occupy Wall Street à New York, en 2011. Il se souvient qu’à l’époque, déjà, les républicains prétendaient que les militants de gauche étaient financés par George Soros et organisés de façon pyramidale. Il observe avec attention l’exploitation par l’administration Trump de la supposée menace antifa. « Ils présentent cela comme l’aile paramilitaire du Parti démocrate, pour reprendre une expression de certains blogueurs d’extrême droite, et parlent du financement par George Soros, parce que cela dessine une structure conspirationniste. »
Mark Bray a rédigé un manuel, Antifa. The Anti-Fascist Handbook (Melville House, 2017). A ce jour, estime-t-il, ces groupes ont essentiellement été impliqués dans « des bastons à mains nues ». Selon l’historien, ce mouvement « est mal compris dans l’imagination populaire. Il évoque des images de personnes masquées, impliquées dans la destruction de biens ou de la violence de faible niveau. Mais ce n’est certainement pas à ça qu’on pense, en parlant de terrorisme ».D’un ton badin, mercredi, en conclusion de la table ronde, Donald Trump s’est dit prêt à requalifier les antifas en organisation terroriste étrangère : « Si vous êtes d’accord, je suis d’accord. Faisons-le. »
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