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Le Monde diplomatique
jeudi 1 août 2024 2146 mots, p. 13

Anatomie d'une décomposition politique

Hitler, les dessous d'une prise de pouvoir

Par Johann Chapoutot

 

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page 13

L'arrivée des nazis au pouvoir, le 30 janvier 1933, est le traumatisme princeps de toute conscience démocratique. L'Allemagne était, en Occident, considérée comme un grand pays de culture, de science, de recherche et de technique, bardée de gloires musicales, littéraires et philosophiques, ainsi que de prix Nobel. Elle s'enorgueillissait également de la gauche la plus ancienne, la plus structurée et la plus puissante du monde, avec des syndicats sociaux-démocrates et communistes, ainsi que des partis qui avaient su imposer, par leur action - dans le cas du Parti social-démocrate (SPD) - ou par leur existence même - dans celui du Parti communiste (KPD) -, une démocratie sociale avancée en 1918-1919. Certes, la coalition de Weimar (SPD, Parti démocrate ou DDP, et centre catholique) qui avait voté la Constitution du 31 juillet 1919 avait accusé un recul aux élections de 1920, cédant la place à des majorités modérées, voire de droite, qui avaient oeuvré à revenir sur les acquis démocratiques et sociaux; certes, le président social-démocrate Friedrich Ebert, décédé en cours de mandat, avait été remplacé en 1925 par un fossile vivant de l'ancien régime, le Generalfeldmarschall Paul von Hindenburg, mais celui-ci avait, c'était la loi, juré fidélité à la Constitution, et s'y était tenu.

 

Le traité de Versailles, la mise au ban des nations et le niveau des réparations qu'il entraînait : malgré ces auspices internationaux défavorables, la république démocratique, libérale et parlementaire allemande avait su créer une culture démocratique viable - régularité des scrutins au niveau du Reich et des Länder, dialogue entre les partis. C'est, de fait, une coalition (droite-gauche) qui, avec le chancelier Gustav Stresemann (Parti populaire, ou DVP, droite), avait affronté, à l'automne 1923, l'occupation de la Ruhr, l'hyperinflation et la disparition de la monnaie allemande, ainsi que plusieurs insurrections (indépendantistes rhénans, tentatives de révolution bolchevique dans l'Est, putsch nazi en Bavière); c'est à nouveau une grande coalition qui, sous la direction du chancelier Hermann Müller (SPD), gouvernait l'Allemagne depuis le 28 juin 1928.

 

La crise économique, partie des États-Unis, frappe l'Allemagne à l'automne 1929 : sa violence fait exploser un gouvernement dont la droite prônait l'austérité budgétaire, la gauche, le renforcement de l'assurance-chômage. Aucune majorité ne paraissant se dégager au Parlement, un petit groupe de conseillers du président du Reich - militaires, grands propriétaires agrariens, industriels et financiers - opte pour une mutation de la pratique constitutionnelle, une sorte de coup d'État permanent enté sur l'autorité, le prestige et la simple figure de Hindenburg. La droite gouverne par des cabinets présidentiels. Elle ignore le plus souvent le Reichstag. L'article 48-2 de la Constitution de 1919 permet en effet au chef de l'État de prendre des mesures législatives par décret. Mais la méthode vide la démocratie de son contenu. Elle dévoie une disposition prévue pour des situations de péril politique, sans conscience, par convenance, afin d'imposer une austérité budgétaire, violemment antisociale, de la baisse des prestations sociales à celle des salaires minimaux de branche - Ebert en avait fait un usage fréquent, contre les sécessionnistes, contre les bolcheviks et contre les nazis, entre 1919 et 1923. Le chancelier Heinrich Brüning mène cette politique de déflation pendant deux ans, de mars 1930 à mai 1932. Elle aggrave sans surprise la crise et suscite, dès l'automne 1931, de fortes réserves du patronat et de la banque, qui commencent à prôner une approche économique moins orthodoxe, une relance par l'offre - baisses d'impôts et subventions à l'industrie, mais pas à la population.

 

Reconstituer l'armée

Aux yeux de l'entourage du président, Brüning a le tort de maintenir son cap austéritaire et, surtout, d'envisager une politique sociale adossée à une réforme agraire, avec un partage des terres non cultivées appartenant, dans l'est de l'Allemagne, aux grands latifundiaires. Or Hindenburg est l'un d'entre eux : le milieu des junkers - des nobles de Prusse orientale et des propriétaires terriens - constitue, avec l'armée, l'essentiel de sa sociabilité. S'ajoutent à cela des divergences tactiques à l'égard du Parti national-socialiste ouvrier allemand (NSDAP) : après avoir tenté de discuter avec les nazis, Brüning décide de les priver de leurs milices, en interdisant les sections d'assaut (SA) et les SS par un décret, en avril 1932. Ce n'est pas la ligne du général Kurt von Schleicher, un haut militaire influent dans l'entourage de Hindenburg, qui estime que la force de frappe militante et milicienne des nazis est indispensable pour lutter, dans la rue, contre les communistes. Il voit aussi dans les rangs des cogneurs bruns des « ressources humaines » de grande qualité pour peupler les rangs d'une armée allemande que l'état-major rêve de reconstituer - l'année 1932 signe la fin des réparations et laisse entrevoir un assouplissement du traité de Versailles, qui limite à cent mille le nombre d'hommes dans la Reichswehr. Des manoeuvres d'arrière-cuisine (contacts secrets, discussions dans le dos du chancelier Brüning, campagne pour affaiblir le général Wilhelm Groener, ministre de la défense et de l'intérieur qui avait insisté pour interdire les milices nazies, établissement d'une liste de ministres prête à l'emploi) aboutissent au renvoi du cabinet Brüning et à la nomination d'un nouveau chancelier, Franz von Papen, ainsi que, dans un temps record, d'un nouveau gouvernement au début de juin 1932.

 

Papen est un quasi-inconnu en politique : il est membre du Zentrum (le « Centre »), a été député au Landtag de Prusse (le parlement du Land le plus important du Reich), mais a toujours été discret. Aristocrate, ancien militaire, homme d'affaires, c'est aussi une personne de réseaux qui fait partie du Herrenklub, un cercle d'influence de droite très sélectif qui rassemble patrons, hauts fonctionnaires et militaires. Il apparaît à Schleicher comme un homme de paille idéal (« Je ne veux pas une tête, mais un chapeau », disait le général à son propos) pour travailler au rapprochement avec les nazis. Papen s'exécute et autorise une nouvelle fois les SA et les SS, qui font un carnage à l'été 1932, où plus d'une centaine de militants, sympathisants de gauche, voire simples passants meurent sous leurs balles ou leurs coups, à telle enseigne que le chancelier est contraint de prendre un décret d'exception contre la violence politique le 9 août 1932 (peine de mort, sans appel, pour de tels faits). En matière économique et sociale, il a ses propres idées : il faut poursuivre la destruction de l'État social et mener désormais une politique de l'offre, par des crédits d'impôts et des subventions massives aux entreprises, ce qui est acté par l'ordonnance d'exception du 5 septembre 1932. Papen, avec son entourage - composé notamment de l'un des théoriciens de la « révolution conservatrice », Edgar Jung, et du professeur Carl Schmitt -, estime également qu'il faut en finir avec la démocratie parlementaire. À la suite de la dissolution du Reichstag en juin 1932, les élections du 31 juillet ont abouti à un recul supplémentaire de la droite et à une croissance spectaculaire du nombre de députés nazis, d'une centaine à 230. Le 12 septembre, le gouvernement de Papen est renversé par une motion de censure votée à une majorité écrasante, et le Parlement, à nouveau dissous.

 

Le scrutin suivant, le 6 novembre, conduit à un nouveau tassement de la droite libérale, mais aussi à un recul très significatif du NSDAP, qui perd trente-six députés, au profit du Parti populaire national allemand (DNVP). Cette autre formation d'extrême droite est dirigée par une figure davantage louis-philipparde, moins charismatique et extatique qu'Adolf Hitler : Alfred Hugenberg est plus âgé et tout, dans son physique et son allure, signale le grand bourgeois philistin, alors que ses idées sont, depuis toujours, extrêmes - c'est un raciste, antisémite, ultranationaliste et pangermaniste virulent. Ancien président du directoire de Krupp, il a été avant 1914 un partisan de l'expansion territoriale de l'Allemagne à l'est et de la colonisation de la Pologne. Après la Grande Guerre, il est devenu un magnat des médias, en rachetant des dizaines de journaux, hebdomadaires et mensuels, mais aussi des entreprises de cinéma (Deulig, puis UFA), livrant des « actualités cinématographiques » toutes prêtes aux salles pour les premières parties de séances. Hugenberg est parvenu, en standardisant les contenus pour des raisons de coûts et de cohérence idéologique, à droitiser et à hystériser la population allemande, à grands coups de paniques morales inventées : le « bolchevisme culturel » fourrier de l'homosexualité, de l'art contemporain, du féminisme et des égarements de la jeunesse, ou le « judéo-bolchevisme » assoiffé de pillage fiscal, de fin de la propriété et de destruction du christianisme... Il a « ultradroitisé » l'Allemagne et légitimé le parti nazi : prônant l'union des droites, il a, en 1929, associé le NSDAP à la campagne du plébiscite contre le plan Young de rééchelonnement des réparations, puis au front de Harzburg, une éphémère alliance politique qui a, en octobre 1931, montré que les nazis étaient assez fréquentables pour figurer, en tribune, aux côtés de dignes et sévères représentants de la banque, de l'industrie, de l'armée et de la droite traditionnelle.

 

En novembre 1932, la droite hésite concernant la meilleure stratégie pour préserver l'ordre social existant, refaire de l'Allemagne une puissance militaire et affronter ce qui constitue, à ses yeux, le pire des dangers : la progression de l'électorat communiste qui, contrairement à celui des nazis, en recul cet automne-là, se renforce de scrutin en scrutin.

 

Deux options ont déjà été identifiées en août, au lendemain d'élections législatives désastreuses pour le gouvernement Papen. La première consiste à associer les nazis à l'exercice du pouvoir exécutif, ce que Brüning avait déjà proposé au début de 1932 et ce que Papen avait de nouveau offert à Hitler. Problème : le NSDAP étant arrivé en tête des élections du 31 juillet au Reichstag comme de celles du 6 novembre, son chef exige d'être chancelier, ce que Hindenburg refuse, pour des raisons de principe (le NSDAP semble vouloir un cabinet composé de ministres nazis uniquement, alors que Hindenburg veut une coalition des droites), mais aussi parce qu'il éprouve une antipathie personnelle envers Hitler, trop autrichien pour ce Prussien, trop médiocre caporal pour un maréchal, trop baroque-catholique pour ce protestant austère. La seconde est une nouvelle dissolution du Reichstag (ce serait la troisième en moins de six mois !) et une convocation sine die de nouvelles élections - ce qui violerait l'article 25 de la Constitution, qui fixe un délai maximal de soixante jours pour le nouveau scrutin. Le gouvernement resterait en place et imposerait sa politique par décrets-lois. En cas de contestation trop vive (grèves, manifestations, insurrections), l'état d'exception serait proclamé et l'armée, chargée de rétablir l'ordre public. Mais celle-ci se dit, au début de décembre 1932, incapable de faire face à une opposition concomitante des communistes et des nazis s'il devait y avoir, de surcroît, une invasion étrangère.

 

Tenir les nazis en laisse

Troisième possibilité : le général Kurt von Schleicher, nommé chancelier le 3 décembre, suggère de fracturer le parti nazi en proposant une politique sociale et nationaliste qui permettrait d'intégrer Gregor Strasser - le numéro deux du NSDAP, las de ne pas être ministre et inquiet de voir le parti reculer dans les urnes -, ainsi que des syndicalistes. Mais Schleicher reprend l'idée évoquée par Brüning de faire une réforme agraire contre le chômage, ce qui exaspère Hindenburg et son entourage. Papen décide alors d'intriguer contre Schleicher, avec le soutien des agrariens, ainsi que des industriels et des banquiers qui, dès le 19 novembre 1932, ont appelé publiquement le président à nommer Hitler chancelier. Une rencontre secrète est organisée chez le banquier Kurt von Schröder le 4 janvier 1933, qui fixe le principe d'un gouvernement de coalition des droites : Hitler doit être chancelier, Papen, vice-chancelier. Il mènera une politique « nationale » (contre les éléments « antinationaux ») et favorable aux intérêts privés : cela fait un an et demi que Hitler multiplie les rencontres avec les associations patronales pour les assurer que le parti nazi n'est en rien un parti social, encore moins un parti socialiste, qu'il prône un réarmement massif, gage de croissance, et envisage la conquête, par la force, de nouveaux marchés à l'est.

 

C'est la solution qui est retenue : le 30 janvier 1933 à midi, le nouveau gouvernement prête serment devant Hindenburg, rassuré par les promesses de Papen, qui jure de tenir Hitler en laisse et qui lui a rappelé que des coalitions NSDAP-droite gouvernent déjà depuis 1930 dans trois Länder. Le 31 janvier, l'ordonnance de dissolution est signée : Hindenburg espère une majorité de « concentration nationale » et approuve l'idée que ces élections, fixées au 5 mars, soient les dernières. La démocratie de l'article 48-2 doit enfin laisser la voie libre à un régime autoritaire que la droite (libéraux autoritaires et nationalistes-conservateurs) et les nazis appellent de leurs voeux unanimes.