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Trump, Syrie, Europe, Macron : l'état du monde selon Hubert Védrine

db570738c219fa9710cf1dfa2fa831dd.jpgDans un monde de plus en plus chaotique, l'ancien ministre des Affaires étrangères appelle à un sursaut mental des Européens, qui doivent absolument apporter des réponses pratiques aux questions de souveraineté et d'identité. La maîtrise des migrations est pour cela indispensable.

Urgence écologique, explosion démographique, choc numérique: dans son livre Comptes à rebours (Fayard), qui recueille ses interventions publiques entre 2013 et 2018, l'ancien ministre des Affaires étrangères alerte sur les grands défis qui menacent l'équilibre mondial. Ce tenant d'une ligne géopolitique réaliste estime l'approche diplomatique d'Emmanuel Macron ambitieuse et pragmatique. Il juge que les frappes de la France contre le régime syrien ne relèvent pas de l'ingérence naïve mais d'une réponse ciblée à une transgression majeure du droit international sur les armes chimiques.

LE FIGARO.- Vous plaidez pourune attitude réaliste en relations internationales. Un an après son élection, comment jugez-vous globalement l'approche diplomatique d'Emmanuel Macron?

Hubert VÉDRINE.- L'approche du président Macron est ambitieuse, et réaliste. Il se dit prêt à rencontrer tout dirigeant si c'est utile pour régler un problème, sans refus a priori. Il a raison, l'«irreal politik» déclaratoire ne marche pas. J'observe avec beaucoup d'intérêt la séquence américaine, avant son voyage en Russie le mois prochain. Emmanuel Macron est le seul dirigeant à avoir réussi à se positionner en interlocuteur face à Donald Trump: dans le reste du monde, à part l'Arabie saoudite et Israël qui sont sur sa ligne, les autres pays ne sont pas en mesure jusqu'ici de dialoguer avec lui.

Cette visite américaine a-t-elle été un succès?

Puisque les autres politiques ne donnent aucun résultat, le président de la République a raison d'essayer «l'amitié». S'il convainc Donald Trump sur le nucléaire iranien, ce serait un exploit. S'il n'y parvient pas, il aura eu le mérite de tenter. Après, l'enjeu, ce sera de faire vivre l'accord Iran sans les États-Unis, voire contre eux. Ou encore de rechercher un «meilleur» accord. Mais ce serait très difficile.

Beaucoup s'inquiètentde la «twitto-diplomatie», agressive et sans règles, de Donald Trump. Son action diplomatique a-t-elle selon vous une cohérence?

Trump n'est pas isolationniste. Il est égoïste, brutal et indifférent aux conséquences extérieures de ses décisions. Mais il n'a jamais dit qu'il ne frapperait personne. Ce qui est sûr, c'est que plus encore qu'Obama, il tourne le dos à une tradition américaine missionnaire qui remontait à Wilson: l'interventionnisme au nom de la démocratie. En Syrie, si les États-Unis, la Grande-Bretagne et la France ont estimé impossible de ne rien faire, c'est que dans le monde chaotique dans lequel nous sommes, la prohibition de l'usage des armes chimiques est un des seuls interdits encore à peu près respectés.

«L'intervention en Syrie était justifiée. Il ne s'agissait pas de résoudre la crise syrienne en s'engageant dans cette guerre civile, mais de sanctionner l'usage de l'arme chimique»

L'intervention en Syrie était donc légitime?

Elle était justifiée. Il ne s'agissait pas de résoudre la crise syrienne en s'engageant dans cette guerre civile, mais de sanctionner l'usage de l'arme chimique.

Les précédents irakien et libyen ont-ils condamné l'Occident à la prudence, voire à l'inaction?

Qu'une partie des opinions occidentales se méfie des interventions et d'ingérence est une preuve de sagesse. Depuis vingt-cinq ans, les deux tiers des interventions occidentales, même labélisées ONU, ont été contre-productives. Mais cela ne doit pas conduire à refuser systématiquement toute intervention. Il faut les réserver à quelques cas où la justification est incontestable. Dans le cas syrien, n'oublions pas que les Russes eux-mêmes s'étaient portés garants du retrait des armes chimiques en Syrie par l'accord Kerry-Lavrov. C'est à se demander si Assad n'a pas voulu montrer par là son indépendance vis-à-vis de la Russie qui, d'ailleurs, n'a pas réagi très violemment aux frappes occidentales. La plupart des dénonciations automatiques des récentes frappes, sorties du congélateur politique, ne s'appliquent pas à ce cas.

«Si on abandonne l'ONU, c'est encore plus la loi du plus fort qui régnera»

Comment distinguer entre une intervention légitime et une ingérence aux conséquences catastrophiques?

Il y a d'abord le mode de décision. Les puristes du droit international disent qu'il faut l'accord du Conseil de sécurité de l'ONU, donc sans veto. Oui, c'est mieux. Mais cela suffit-il à rendre une intervention légitime? Rappelons que l'intervention en Libye comme l'opération «Turquoise», aujourd'hui contestées, avaient été approuvées par l'ONU. Une dizaine de veto russes, des dizaines de cas d'utilisation d'armes chimiques, la ligne rouge qui avait été annoncée, des frappes qui n'ont ciblé que des sites chimiques, aucun appel au renversement du régime: cette opération n'est peut-être pas formellement légale mais elle est légitime. On ne peut pas se soumettre entièrement par amour du droit international au veto russe (ou américain ou chinois!). Il y a des cas où il faut assumer!

L'interminable guerre en Syrie n'est-elle pas une nouvelle preuve de l'obsolescence de l'ONU?

Par quoi voulez-vous la remplacer? Il faut bien qu'il y ait un endroit où les nations du monde se parlent. On ne peut pas reprocher à l'ONU de faire des miracles dont elle n'a jamais été chargée. Même si les Nations ne sont pas «Unies», l'ONU est un cadre, irremplaçable. Si on abandonne cette enceinte, c'est encore plus la loi du plus fort qui régnera. Bien sûr, il faudrait élargir le Conseil de sécurité, la France a toujours été favorable. Mais la Chine ne veut pas du Japon ni de l'Inde, les Africains ne sont pas d'accord sur qui choisir, tout comme l'Amérique du Sud, etc.

«Le rôle de la France avec Moscou pourrait d'être le seul pays occidental qui, tout en étant ferme et net par rapport à Poutine, serait capable de proposer une vision sur la relation à long terme Europe-Russie»

L'affaire Skripal a catalysé les tensions entre l'Europe et la Russie. Quelle doit être selon vous l'attitude de la France vis-à-vis de Moscou?

Il faut être ferme et dissuasif, et dialoguer en même temps. Même pendant la guerre froide, où il y avait de vraies menaces croisées et des assassinats d'espions par dizaines, des durs comme Kissinger ou Nixon ont su mettre en place la Détente et dialoguer avec la Russie sans faiblesse. On ne va pas transformer la Russie en une gentille démocratie scandinave. Et on ne peut pas avoir pour seule politique russe pour les cinquante prochaines années une surenchère de sanctions. Le rôle de la France pourrait d'être le seul pays occidental qui, tout en étant ferme et net par rapport à Poutine, serait capable de proposer une vision sur la relation à long terme Europe-Russie. Emmanuel Macron pourrait combiner fermeté et dialogue. Sinon qui?

Dans l'ouverture de votre livre, vous évoquez plusieurs «comptes à rebours» qui menacent l'équilibre mondial. Quels sont-ils?

Il y a plusieurs crises simultanées dans ce monde, qui n'a rien à voir avec celui dont les Occidentaux rêvaient après la chute de l'URSS. Compte à rebours écologique (climat, mais aussi biodiversité, déchets, déforestation, etc.), explosion démographique (stabilité en Europe, montée partout ailleurs), choc numérique (quel impact sur la décision publique et notre capacité à réagir?): aucun de ces engrenages n'est mécaniquement favorable à l'Occident qui, pour le meilleur et pour le pire, a contrôlé l'histoire du monde pendant quatre siècles.

Loin de la «fin de l'histoire», nous sommes dans un monde conflictuel qui ressemble plus à Jurassic Parkqu'aux Bisounours. Il faut dissiper nos chimères. Je conclus d'ailleurs par un appel, non pas à plus d'intégration européenne, qui ne créera pas plus de volonté européenne géopolitique, mais à un sursaut mental des Européens sur ces enjeux globaux et leurs conséquences pour nous. Si les Européens ne parviennent pas dans les prochaines années à être plus lucides, plus déterminés, plus unis (pas fusionnés, mais unis), ce sera trop tard, le monde finira par se réorganiser mais sans eux (sauf pour le tourisme).

Vous évoquez «l'explosion démographique», notamment de l'Afrique. Quelle est la solution selon vous à cette «ruée vers l'Europe» que prédit l'universitaire Stephen Smith?

«Il faut que ces migrations soient maîtrisées. C'est crucial. Les Européens rejettent de plus en plus l'Europe car ils pensent qu'elle est devenue une passoire»

Ces migrations sont un phénomène mondial, qui ne concerne pas que l'Afrique et l'Europe et qui ne sera pas stoppé, en effet, par le développement. La fameuse transition démographique vitale ne se concrétisera en Afrique, et notamment dans les pays du Sahel que par l'éducation des femmes. C'est la priorité. Ensuite, il faut que ces migrations soient maîtrisées. C'est crucial. Les Européens rejettent de plus en plus l'Europe car ils pensent qu'elle est devenue une passoire. Que faire? D'un côté, sanctuariser et harmoniser l'asile pour les gens véritablement en danger et, en même temps, cogérer les flux avec les pays de départ et de transit en fixant des quotas par métiers.

Si on ne distingue pas les deux, le droit d'asile finira par être balayé. Il faut travailler avec les dirigeants africains qui n'ont pas intérêt à ce que leurs meilleurs éléments partent pour l'Europe. Il faut donc un Schengen renforcé qui fonctionne vraiment, avec une vraie gestion des frontières, où on soit capable de détecter très vite qui relève du droit d'asile et qui relève de l'immigration économique, et une coopération politique permanente avec les pays de départ. La fermeture totale est impraticable, économiquement inepte et humainement cruelle. L'inverse, ouverture totale, sans frontière, est insensé et ferait exploser l'Europe. Donc il faut gérer, cogérer.

Vous abordez également «l'urgence écologique»…

Le maintien de la vie sur la planète n'est pas garanti si le modèle prédateur actuel occidental/américain perdure avec dix milliards d'habitants. Comme il y a eu un processus d'industrialisation aux XIXe siècle, il faut aujourd'hui un processus d'écologisation, qui transforme tous les domaines: énergie, transport, agriculture, industrie, construction, etc. et qui aille plus vite que le compte à rebours écologique. D'ici vingt ou trente ans il faudra avoir tout changé.

Quelle est la bonne échelle pour traiter ces problèmes?

Il n'y a pas à choisir. Il faut agir à tous les niveaux, du plus local ou plus global en passant par l'État-nation qui ne va pas disparaître. C'est la «subsidiarité», que Delors recommandait pour l'Europe (sans être suivi!).

«On peut reconvaincre les eurosceptiques de réadhérer au projet européen, à condition que celui-ci réponde aux attentes des gens ordinaires et des classes populaires : garder une certaine identité, une certaine souveraineté et de la sécurité»

L'Occident est-il fragile dans ce monde où les régimes autoritaires montent en puissance?

Il est flagrant que les Occidentaux n'ont plus le monopole de la conduite des affaires du monde. Et ils le vivent mal. Occident fragilisé? Oui, s'il accumule les bévues. L'Occident reste fort riche. Mais il n'est pas homogène. La mondialisation était censée assurer la domination occidentale, mais les classes occidentales populaires ont décroché. Les Américains voudraient garder leur puissance, ils ne savent pas comment. Travaillés par une rhétorique sermonneuse et moralisatrice, fondée sur le remords instrumentalisé des guerres et de la colonisation, les Européens eux ont peur de la «puissance». L'Union européenne, conçue pour profiter de la paix garantie par l'alliance, et non pas pour devenir une «puissance», doit redémontrer son efficacité, notamment démocratique, face au défi grandissant des régimes autoritaires.

Vous appelez à la renaissance du projet européen mais vous fustigez l'européisme et l'idéologie intégrationniste. Pourquoi? Quelles sont les conditions pour que l'Europe reprenne vie?

C'est parce que je ne crois pas que plus d'intégration créerait plus d'ambition et de puissance européenne. Et je constate que le sentiment pro-européen n'est majoritaire dans quasiment plus aucun pays d'Europe. Les vrais fédéralistes n'existent pas électoralement, à part dans les journaux économiques et les think-tanks. Donc subsidiarité! Il existe un «marais»: ceux qui sont devenus sceptiques - les médias ont tort de qualifier d'eurosceptiques les euro-hostiles - les allergiques, les découragés qu'on peut reconvaincre de réadhérer au projet européen, à condition que celui-ci réponde aux attentes des gens ordinaires et des classes populaires: garder une certaine identité, une certaine souveraineté et de la sécurité. Depuis une trentaine d'années, les élites méprisent et rejettent ces demandes. Il est encore temps de leur donner des réponses raisonnables.

Je souligne donc que l'Europe telle qu'elle est, et tels que sont les schémas mentaux et européens, ne garantit pas que nous relevions à temps ces défis. Cela m'inquiète. Il faut alarmer, sans paniquer et mobiliser, pour une confédération européenne qui s'assurera comme puissance sans prétendre tout normaliser en son sein.

Plus: l'opinion de Jacques Sapir