Aux Etats-Unis, l’affaire de la professeure Avital Ronell questionne #MeToo
28 AOÛT 2018 PAR MATHIEU MAGNAUDEIX
Avital Ronell, fameuse philosophe de New York University, a été suspendue pour harcèlement sexuel sur un ancien doctorant. Des stars mondiales de l’université, féministes et queer, ont volé à son secours, provoquant l'incompréhension.
New York (États-Unis), de notre correspondant.
Philippe Mangeot n'arrive pas à le dire autrement : cette histoire, déplore-t-il, « c'est un sac de nœuds ».
Fondateur d'Act Up et professeur de littérature, l'ancien rédacteur en chef de la revue de gauche Vacarme a rapidement pris la plume cet été pour écrire à son « amie » Avital Ronell, philosophe américaine accusée de harcèlement sexuel par un de ses anciens élèves, et suspendue pour cette raison par son employeur, la prestigieuse New York University (NYU). C'était mi-août, juste après un article du New York Times qui a déclenché la polémique.
Un texte « en sympathie », rédigé « très vite » : « Sans doute y avait-il là une imprudence, mais dans toute ta vie intellectuelle, tu as joué avec le feu, écrit Philippe Mangeot à Ronell. (...) M. Reitman [l'élève qui l'accuse – ndlr] ne pouvait l’ignorer, sauf à se mentir à lui-même ou à être joué par une passion haineuse. Que la NYU affecte désormais de l’ignorer la déshonore. »
De chaque côté de l'Atlantique, c'est peu dire que l'affaire Ronell a déchiré cet été le monde académique. Professeure de littérature comparée de 66 ans, célébrité de NYU où elle officie depuis plus de vingt ans, Ronell est une ancienne élève de Jacques Derrida et une figure de la French Theory. Universitaire lesbienne et queer, connue pour son excentricité, elle a passé sa carrière à interroger la violence et les rapports de domination, et utilise même la notion freudienne de « transfert » pour décrire le type de relation, intense et non conventionnel, qu'elle peut avoir avec ses élèves.

Comme Mangeot, plusieurs intellectuels (Jean-Luc Nancy, Sophie Wahnich, etc.) ont publié sur Vacarme des textes en défense de Ronell, tandis que des anciens élèves de la philosophe sortaient du silence (ici, ou là) pour témoigner de ses méthodes d'enseignement parfois brutales.
Les mêmes, rejoints par des universitaires ou des journalistes, se sont aussi indignés de l'entre-soi et de l'« hypocrisie » des amis célèbres de Ronell, de la théoricienne des études de genre Judith Butler au philosophe Slavoj Žižek, qui, sans même connaître le dossier, sont intervenus en juin auprès de la direction de NYU pour dénoncer une « campagne malveillante » et exiger l'abandon des sanctions contre l'enseignante.
Pour démêler le « sac de nœuds », commençons par les faits. Mi-août, le New York Times révèle donc qu'au terme de onze mois d'une enquête interne confidentielle, l'université NYU a suspendu au printemps Ronell pendant un an. Le motif : « harcèlement sexuel » sur un de ses anciens doctorants, Nimrod Reitman, qui fut son doctorant de 2012 à 2015.
Reitman, un homme gay de trente ans son cadet, dit avoir vécu « trois ans de harcèlement sexuel continu et intense, d'agression sexuelle et de harcèlement » de la part de sa directrice de thèse. Dans une plainte qu'il dit vouloir déposer devant la Cour suprême de l'État de New York (lire ici, au format pdf), il rapporte plusieurs scènes, à Paris et à New York, où Ronell l'aurait « saisi, touché et embrassé » sans son consentement. Elle aurait créé « une fausse relation romantique » avec lui, « revendiquant une domination complète et le contrôle sur sa vie », réclamant sa présence, l'inondant de textos ou d'emails enamourés.
Ronell lui réclamait « des couches supplémentaires de chaleur » (sic) lorsqu'il se montrait froid, le nommait « mon doux compagnon-prince », le « beau Nimrod », son « cock-er » (« cock » signifie « bite » en anglais), lui donnait rendez-vous à l'« orifice » (jeu de mots avec « office », le bureau), prenait des nouvelles de son « phallus », etc. « Mortifié par le niveau [exigé] d'intimité », Reitman « ne voulait pas énerver ou s'aliéner sa directrice de thèse ». S'il a souvent donné le change, c'est, lit-on dans la plainte, par peur de « menaces » sur son doctorat, Ronell se vantant de « faire ou défaire » les carrières.
La philosophe, elle, dément « catégoriquement toutes les allégations de Reitman », les agressions sexuelles comme le harcèlement. « Nos communications, a-t-elle dit au New York Times, étaient celles de deux adultes, un homme gay et une femme queer qui partagent un héritage israélien et un penchant pour les communications tarabiscotées et affectées. » Une correspondance « gay codée, avec des allusions littéraires, des élans poétiques et des expressions de tendresse manifestement exagérées », ajoute Ronell, « souvent initiées et retournées par Reitman ». Pour illustrer ce qu'elle nomme la « duplicité » de Reitman, Ronell a rendu publics des messages où il la nomme « douce aimée » ou « bébé ».
Dans son rapport confidentiel, dont le résumé final a fuité, NYU juge le « harcèlement sexuel » caractérisé, mais ne retient pas les accusations d'« agression sexuelle » ni de « harcèlement ». Selon l'avocat de Reitman, la suspension d'un an est tout à fait insuffisante « pour une professeure qui a harcelé son étudiant pendant plus de trois ans ». Il a annoncé son intention de porter plainte contre NYU et Avital Ronell. « Une plainte malvenue », estime John Beckman, le porte-parole de l'université, qui refuse à ce stade de payer les « millions de dollars » réclamés par Reitman pour éteindre l'action en justice.
À plusieurs égards, l'histoire Ronell est atypique. Au contraire de la quasi-totalité des révélations qui ont suivi l'affaire Weinstein, l'agresseur supposé n'est pas un homme, mais une femme queer – cette affaire a d'ailleurs coïncidé avec les accusations d'agression sexuelle contre l'actrice Asia Argento, victime de Weinstein et figure du mouvement #MeToo.
En face, sa victime, un homme, a actionné au sein de l'université une disposition « féministe », le « Titre IX », un amendement d'une loi fédérale de 1972 qui interdit les discriminations sexuelles dans l'enseignement supérieur, et enjoint aux universités de sanctionner après enquête interne les cas de harcèlement sexuel sous peine de perdre leurs crédits fédéraux. Reitman lui-même dit d'ailleurs avoir osé parler grâce à « l'extraordinaire » mouvement #MeToo.
Abus de pouvoir
Pour compliquer encore la compréhension de cette histoire, Ronell a reçu le soutien d'intellectuels éminents, figures de la pensée critique et de la théorie queer. En mai, alors que NYU est en train de boucler son rapport confidentiel, cinquante universitaires de renom écrivent à la direction de l'université.
La première signataire du courrier est Judith Butler, professeure de littérature comparée à l'université californienne de Berkeley, référence absolue des études de genre, auteur de l'ouvrage à retentissement mondial Trouble dans le genre (1990). On retrouve aussi Joan W. Scott, historienne à Princeton, le philosophe slovène Slavoj Žižek, une brochette d'universitaires américains et quelques intellectuels français (Jean-Luc Nancy, Vincent Broqua, Isabelle Alfandary, etc.).
Le courrier est sans finesse. Admettant ne pas avoir « accès au dossier confidentiel », les signataires soulignent « le standing et la réputation internationale » de Ronell, dénoncent les « intentions malveillantes » de Reitman. Ils affirment que si Ronell « devait être licenciée ou relevée de ses fonctions, cette injustice serait largement reconnue et combattue ». Un coup de pression en bonne et due forme.
Censé rester discret, le courrier a depuis provoqué beaucoup d'émoi, surtout après que le New York Times a révélé la suspension de Ronell : les signataires ont en effet donné l'impression de nier la parole de Reitman, et d'opposer à la victime supposée le prestige et la renommée de la personne mise en cause. Exactement comme dans de nombreuses affaires impliquant un homme célèbre et une ou plusieurs accusatrices…
La New Republic, un magazine de gauche, s'en est prise aux « pom pom girls de Ronell » (« cheerleaders », un terme de genre neutre en anglais), ces « intellectuels qui se considéraient jadis comme des outsiders culturels – théoriciens queer, universitaires postcoloniaux, penseurs féministes – et agissent en coalition politisée, défendant une personne vulnérable sans se rendre compte qu'ils sont aujourd'hui ceux qui ont des postes, ceux qui sont publiés, ceux qui ont de l'argent et du pouvoir ».
« Le pouvoir institutionnel à l'œuvre », a ironisé un gay féministe kényan sur Twitter. « Quand ce genre de violence s'abat sur un doctorant, nous devons parler et nous montrer solidaires », a témoigné Paisley Currah, professeur de science politique au Brooklyn College et activiste transgenre.
Devant l'indignation, Judith Butler a admis des « erreurs ». « Notre but n'était pas de défendre ses actions mais de s'opposer à son licenciement », a-t-elle écrit juste après les révélations du New York Times. « Nous n'aurions pas dû attribuer de motivations [à Nimrod Reitman]. (...) Les affirmations de harcèlement sexuel ont trop souvent été balayées en discréditant le plaignant. (...) Nous n'aurions pas dû utiliser un langage qui impliquait que le statut de Ronell et sa réputation lui font mériter un traitement différentiel. »
Sollicitée par Mediapart, Joan Scott, autre signataire, juge la lettre « très mal écrite » : « Elle semblait faire écho, dit-elle, aux justifications souvent avancées pour excuser le comportement des hommes. » « J'ai signé cette lettre car je voulais apporter un soutien moral à Avital qui est une amie depuis les années 1980, justifie Manthia Diawara, professeur de littérature comparée et d'études africaines à NYU. Mais il ne s'agit pas de nier l'abus de pouvoir qu'elle a commis. »
Le pouvoir. Pour Corey Robin, figure de la gauche intellectuelle américaine, voilà bien la question centrale. « La question qui hante tous ces échanges est celle du pouvoir, écrit-il. Voilà un doctorant qui essaie de faire son chemin dans une institution où tout dépend d'un bon, ou d'un mauvais mot, de son superviseur. (...) Je ne doute pas que Ronell ait pu croire, parfois, que le langage qu'elle utilisait était partagé. Ceux qui sont en position de pouvoir, et qui abusent de ce pouvoir, le croient souvent. »
« Ce qui me frappe dans cette histoire, c'est moins la dimension sexuelle que cette demande incessante, et fatigante, que Ronell exigeait de son élève, juge Claire Potter, professeur d'histoire à la New School de New York. Lorsque vous êtes professeur, vous devez penser aux barrières. Des amitiés fortes ne sont pas exclues. Mais il doit y avoir des barrières claires dans l'intimité. »
Professeur à l'institut de French Studies de NYU, le sociologue Frédéric Viguier est frappé par la dimension générationnelle de la polémique, qui révèle les profondes disparités de condition dans l'université américaine, système hyperconcurrentiel et privé où des « stars » très bien payées dans les meilleures universités, souvent des centaines de milliers de dollars par an, disposent d'un pouvoir exorbitant sur des doctorants dont elles peuvent accélérer, ou entraver, les carrières.
« Tandis que les universitaires “établis” s’inquiètent que le jugement porté sur Avital Ronell ait été trop hâtif et biaisé en raison du caractère transgressif du style d’interaction de la philosophe, les plus jeunes s’indignent de leur solidarité de classe à l'égard d’Avital Ronell, et de leur incapacité à croire les dénonciations d’un doctorant, désormais jeune chercheur sans poste stable, dit-il. Cette fracture renvoie à une profonde détérioration du marché du travail académique et une forme de ressentiment des plus jeunes contre les plus anciens, qui malgré leur progressisme, voire leur radicalisme, n’ont su empêcher la dégradation du métier d’universitaire et ont parfois bénéficié des évolutions inégalitaires du métier. »
Mais si la polémique a pu révéler de tels mécanismes de solidarité dans les différentes « classes » de l'université américaine, elle révèle aussi, selon Joan Scott, la défaillance des procédures de lutte contre le harcèlement sexuel dans les universités, des procédures opaques, non transparentes, extraordinaires du droit.
« Il faut prendre en compte le contexte qui nous a amenés à écrire cette lettre. Le contexte, c'est celui de nombreux abus du Titre IX », nous dit Scott, auteure d'un rapport sur le sujet pour l'Association américaine des professeurs d'université (AAUP). « Récemment, la réponse typique des universités a été d'accepter les arguments du plaignant et de punir rapidement l'accusé, avec une revue minimale des faits. La procédure en bonne et due forme est contournée. Les accusés font face à des équipes d'avocats dont l'intention est de protéger l'université de poursuites en justice coûteuses [...] et de conserver la réputation de l'université, ou, comme on le dit désormais dans le langage de l'université-business, leur marque. »
« C'est ce qui s'est passé, dit-elle, dans le cas Ronell. L'enquête a été menée par des avocats, avec des procédures secrètes. Avital elle-même n'avait pas le droit d'en parler. »
Pour Scott, dont personne ne peut remettre en doute le féminisme, ce qui vaut pour la procédure du Titre IX vaut aussi pour le mouvement #MeToo en général. « #MeToo, dit-elle, a eu des effets importants et positifs pour révéler la façon dont certains hommes se croient tout permis, au travail, dans les arts, le sport, l'éducation, la religion. (...) Mais dans le climat actuel, les accusateurs ont tout le pouvoir. »
Ces arguments, jusqu'à présent peu audibles aux États-Unis, esquissent une lecture critique de #MeToo, considéré par certains intellectuels comme un mouvement « néolibéral » en ce qu'il sous-traite la lutte contre le harcèlement à des entités privées (universités, entreprises).
« #MeToo a représenté une formidable libération de la parole, reprend Frédéric Viguier, à NYU. Mais les hommes puissants qui sont “tombés” n’ont pas encore été jugés par les tribunaux. Leur “jugement” a été délégué aux grandes entreprises qui s’étaient accommodées de leurs abus préalables et dont la logique demeure le profit, et non la justice sociale. Lorsque les accusations portent contre des militants féministes et progressistes, comme c’est le cas avec Avital Ronell ou encore Asia Argento, on mesure l’effet boomerang potentiel d’un mouvement progressiste qui se focalise sur les questions sexuelles et ne prend pas en charge les autres dimensions des rapports de pouvoir. »