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Deux ans en enfer : histoire secrète du Brexit

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Il a fallu des mois de négociations, tractations et rebondissements pour que l’Union européenne et la Grande-Bretagne parviennent à un divorce. Récit.PAR EMMANUEL BERRETTA ET MARC ROCHE (À LONDRES)

Quand, le 24 juin 2016, le résultat du référendum du Brexit tombe et donne au « Leave » la victoire à 51,9 %, ce sont quarante-trois ans de liens nourris entre l’île de la reine Elisabeth et le continent qui semblent rompus d’un seul coup. La nouvelle assomme les chancelleries européennes, prises au dépourvu. A Bruxelles, Jean-Claude Juncker, le président de la Commission, reçoit un appel affolé du président du Parlement européen, à l’époque l’Allemand Martin Schulz. Les téléphones crépitent partout entre les capitales. Mais, très vite, l’Union se ressaisit et, face à ce qu’elle considère comme « une hérésie »et « l’acte le plus bête de l’histoire du Royaume-Uni », les leaders européens s’organisent. Ils se trouvent face à un défi inédit : divorcer avec un pays majeur de l’Union bien qu’il ne soit pas membre de la zone euro. Comment se séparer sans dégâts pour le marché unique ? Comment rompre les liens avec Londres sans inciter d’autres Etats membres à faire de même ? C’est tout l’enjeu de cette gigantesque négociation inédite et historique. Personne ne se doute des rebondissements que va connaître ce roman-fleuve. Certains ne peuvent tout simplement pas y croire. Ont-ils eu tort ? C’est à voir… 

9 juillet 2016 

La revanche de Michel Barnier 

« Que dirais-tu de diriger la négociation du Brexit ? » Quand Jean-Claude Juncker lui propose, le 9 juillet 2016, ce rôle majeur, Michel Barnier ne réalise pas encore qu’il va se retrouver pendant dix-sept mois au centre du jeu européen. Dans l’avion du président de la Commission, ils reviennent d’un sommet de l’Otan à Varsovie. Barnier pense que sa carrière politique a pris fin ; il traîne son ennui au Conseil d’Etat. Juncker l’a battu en 2014 lors de la primaire du PPE (le grand parti démocrate-chrétien) pour le poste de Spitzenkandidat qui allait lui ouvrir la voie vers la présidence de la Commission. Grand seigneur, le Luxembourgeois avait fait de son rival son conseiller spécial. Mais la mission qu’il lui propose ce jour-là est d’une tout autre ampleur : présider aux tractations du Brexit, constituer une équipe de négociateurs de choix et profiter de ce poste pour faire la promotion des bienfaits ignorés de l’Europe. Tel est le défi. 

Barnier accepte ; l’annonce officielle en sera faite le 27 juillet. L’horizon s’éclaire pour ce Savoyard rigoureux, carré, prudent, mal aimé par la droite française. Qualifié de « bonnet de nuit » par ses proches, il mène une vie monacale et ne souffre pas les politiques hâbleurs. Jacques Chirac lui en a longtemps voulu d’avoir fait triompher la candidature d’Albertville pour l’organisation des JO d’hiver au détriment de Paris, qui postulait la même année pour les JO d’été. Entre 1986 et 1988, Chirac élève au rang de ministre tous les grands élus des départements de Rhône-Alpes. Tous, sauf Barnier en Savoie… C’est Edouard Balladur qui lui tendra son premier maroquin en 1993, à l’Environnement. « J’aurai réussi ma mission si, à la fin, le deal est tellement dur pour les Britanniques qu’ils préféreront rester dans l’Union », confie-t-il à ses amis au cours de cet été 2016. Car, pour Juncker, le Brexit doit être une forme de punition pour ces « déserteurs » et dissuader tout autre Etat membre de prendre la tangente… Il en va de la survie de l’UE. 

24d6ee517166f5daaf36401d93cc2294.jpg Juncker et Barnier, le 25 novembre. « Que dirais-tu de diriger la négociation du Brexit ? » lui avait proposé Juncker, le 9 juillet 2016.

Le choix de Barnier est aussi un signal de Juncker au 10 Downing Street. En effet, l’ex-commissaire au Marché intérieur et aux Services financiers (2009-2014) est l’ennemi public numéro un de la City : les 28 textes réglementaires des marchés qu’il a fait adopter lui ont valu des inimitiés. 

Barnier n’en a cure. Il constitue son équipe, la « task force de l’article 50 » (celui qui régit la sortie de l’Union) au 5 e étage du Berlaymont. Il connaît bien les arcanes de la Commission (il a été commissaire à la Politique régionale de 1999 à 2004). Le premier cercle est composé de ses collaborateurs fidèles comme le Norvégien Georg Riekeles, qui travaille avec lui depuis quinze ans, ou la Française Isabelle Misrachi, sa cheffe de cabinet adjointe à l’Agriculture et qui l’a suivi partout. Deux figures féminines vont s’imposer comme les têtes pensantes de l’équipe : l’Allemande Sabine Weyand et la Niçoise Stéphanie Riso. L’équipe commence à fonctionner avec une quinzaine de personnes et grossit « en mode start-up », avec l’arrivée de nouveaux experts pour se stabiliser à 60 personnes. La parité y est parfaite. L’âge moyen de l’équipe est de 37 ans. Au total, 16 nationalités composent l’équipe. 

Barnier obtient un titre de directeur général. Il rapporte à Juncker et va devoir se méfier de son tout-puissant chef de cabinet, l’Allemand Martin Selmayr, dont il ressent la surveillance constante. Quand Barnier oublie de mentionner un rendez-vous et que Selmayr l’apprend, « l’œil de Moscou de Juncker » n’a pas son pareil pour exercer une rétorsion sournoise… Enfin, Juncker lui-même se dote d’un sherpa Brexit, Richard Szostak, qui conduit aussi la négociation parallèle avec la Suisse. Car les deux opérations ne sont pas sans passerelle : le Royaume-Uni quitte l’Union mais ne veut pas trop s’éloigner ; la Suisse veut s’en rapprocher mais sans y adhérer. « Refuser un avantage à l’un exige de vérifier qu’on ne l’accorde pas à l’autre », explique-t-on chez Juncker. Szostak sera cette tour de contrôle. 

14 juillet 2016 

Les partisans du « Leave » en force 

Theresa May a constitué un gouvernement d’union nationale au sein du Parti conservateur. Des europhiles sont placés aux Finances, à l’Intérieur et à la Défense. Trois des dirigeants de la campagne du « Leave » sont nommés à des postes stratégiques de la négociation à venir. L’ancien maire de Londres Boris Johnson est propulsé à la tête du Foreign Office. Liam Fox se voit confier le commerce international et, surtout, David Davis est nommé ministre du Brexit, chargé de la négociation. Une belle concession… de façade. 

Car, à Downing Street, la Première ministre ne s’entoure que d’une toute petite équipe de conseillers sûrs et dévoués avec qui elle a travaillé à l’Intérieur. Méfiante, se laissant difficilement percer à jour, la nouvelle locataire du Number Ten délègue peu et tranche seule. Le Brexit se décide là et nulle part ailleurs. C’est dans cette modeste maison que sont rassemblées toutes les manettes du processus de rupture entre le Royaume-Uni et l’UE. Or un homme de l’ombre va coiffer Davis, lequel va, peu à peu, réaliser que May a placé une double commande. Il s’agit d’Oliver Robbins, le sherpa Europe de May. Lorsqu’il était étudiant, il avait présidé l’Oxford Reform Club, un groupe promouvant une Union européenne de type… fédéral ! Une bénédiction pour Barnier. 

5 octobre 2016 

Les « lignes rouges » de Theresa May 

Discours de May devant le congrès conservateur dans lequel elle fixe ses lignes rouges : retrait total du marché unique et de l’Union douanière, contrôle de l’immigration intra-européenne et fin de la compétence de la Cour de justice. Elle satisfait ainsi aux principales revendications de l’électorat « Leave »

Elle ignore les avertissements de son ambassadeur auprès de l’UE, Ivan Rogers, selon lequel l’intégrité du marché unique et l’indivisibilité des quatre libertés – libre circulation des personnes, marchandises, capitaux et services – ne sont pas négociables pour les Européens. Marginalisé, dégoûté par cet aveuglement, Rogers démissionne le 3 janvier 2017. Il est remplacé par l’ambassadeur à Moscou, Tim Barrow, un expert de la sécurité qui ne connaît rien aux arcanes de Bruxelles. 

8 décembre 2016 

Les bravades de Boris Johnson 

Lors de la traditionnelle réception diplomatique donnée par la reine à Buckingham Palace, Johnson, fidèle à son image de clown, multiplie les pantalonnades. Il lance, en bafouillant comme un ivrogne, à l’ambassadeur d’Italie : « Rassurez-vous, je vous laisserai continuer à vendre votre prosecco. »De telles provocations ne font pas rire May, qui a jugé bon de transférer au 10 Downing Street la supervision des services de renseignement extérieur, le MI6, basés jusque-là au Foreign Office. 

May a écarté Johnson du dossier européen pour ne pas braquer Bruxelles. Résultat, le Foreign Office a été dépossédé de sa compétence et de sa centralité sur la scène européenne. Cet effacement prive Londres de la formidable expérience acquise par ses diplomates dans les rudes batailles marathons avec les partenaires européens. Depuis l’adhésion de 1973, le ministère des Affaires étrangères avait obtenu avec grand succès une série de révisions des traités. 

Les Britanniques s’étaient fait une spécialité du lobbying au sein des institutions. Cette Europe libérale et ouverte sur le monde, ce sont eux qui l’ont profilé à leur main. Et ce n’est pas le dernier des paradoxes qu’ils soient obligés par leur peuple de s’en retirer pour les raisons mêmes qui ont fait leur réputation d’excellence… 

29 mars 2017 

La demande de divorce arrive enfin 

May notifie enfin sa demande de divorce à l’UE dans une lettre de 6 pages. Poussé par les Brexiters et son ministre des Affaires étrangères, Johnson, elle confirme que le Royaume-Uni sortira également de l’Union douanière et reprendra donc le contrôle de sa politique commerciale. Barnier et son équipe n’ignorent pas que ce choix souverain, désormais officiel, est incompatible avec l’accord de paix du Vendredi saint, signé en 1998 et dont l’UE est l’un des garants, qui a aboli toute frontière entre les deux territoires. Si le Royaume-Uni quitte l’Union douanière, cela signifie qu’« il faudrait rétablir des contrôles douaniers sur les 200 routes qui relient les deux Irlandes. Impossible ! » s’exclame Barnier. C’est le début d’un casse-tête insoluble qui va pourrir la négociation jusqu’à son terme… 

« Nous quittons l’UE mais pas l’Europe », assure May. Cependant, les diplomates relèvent avec effarement qu’elle glisse, dans son courrier de notification, une menace à peine voilée : « La sécurité de l’Europe est plus vulnérable que jamais depuis la fin de la guerre froide (…) Si nous ne parvenons pas à un accord [sur le marché], notre volonté de travailler ensemble dans la lutte contre la criminalité et le terrorisme ne sortira certainement pas renforcée. » A Berlin, Angela Merkel est confortée dans l’idée qu’elle distille depuis les attentats de Paris : en matière de défense, « l’Europe doit prendre son destin en main », répète-t-elle à Emmanuel Macron. Cela vaut pour l’Otan, avec les menaces de Donald Trump, comme de l’allié britannique… Le président français réagit autrement. A ses yeux, l’armée de Sa Majesté est la seule véritable partenaire en Europe pour les opérations d’envergure. S’il construit avec Merkel l’Europe de la défense, pas question de laisser tomber Londres. Du reste, il prend l’initiative de mettre sur les rails un sommet franco-britannique qui se tiendra à l’académie militaire de Sandhurst dix mois plus tard… On ne lâche pas la proie pour l’ombre. 

Enfin, dans son courrier, May entend négocier à la fois le retrait de l’UE et un nouvel accord sur les relations futures. Les 27 ne l’entendent pas de cette oreille. Leur analyse juridique de l’article 50 du traité est inverse : d’abord un retrait ordonné, puis une négociation sur les relations futures qui aboutirait au plus grand accord de libre-échange jamais contracté par l’Union, avec cette particularité de partir d’une situation de fusion totale (85 000 pages de réglementations et plus de 700 traités commerciaux) vers une séparation partielle des liens… 

Les négociateurs britanniques ne vont cesser de revenir à la charge pour mêler les deux processus, et invariablement l’équipe de Barnier, en s’appuyant sur les orientations du Conseil européen, renverra Londres au plan de négociation défini par Bruxelles : d’abord le divorce, puis les retrouvailles éventuelles. Un calendrier a été fixé : il faut qu’avant le Conseil européen de décembre 2017 des « progrès suffisants » aient été accomplis sur trois sujets essentiels : les droits des citoyens, le règlement financier et la question irlandaise. Les négociations vont piétiner faute d’une ligne précise défendue par Londres. « The clock is ticking »(« l’horloge tourne »), répétera souvent Barnier pour presser les Anglais. 

26 avril 2017 

Le dîner qui braque Juncker et Merkel 

A la Chambre des communes, le gouvernement britannique n’a qu’une faible majorité de 17 députés. Les Tories sont indisciplinés. May doit absolument asseoir la légitimité électorale qui lui manque en vue des négociations sur le Brexit. Le moment est d’autant plus propice que, contre toute attente, la victoire des Brexiters n’a pas entraîné l’apocalypse économique annoncée par David Cameron, loin de là. Le royaume affiche une bonne croissance alliée à un chômage faible. 

La convocation d’élections anticipées annoncée le 18 avril est destinée à offrir à May un raz de marée. Nourrie de cette certitude, elle pense que les cinq années de stabilité que lui offriront les institutions lui permettront de mener d’une main de fer un parti conservateur godillot dans lequel la frange anti-européenne serait totalement neutralisée. Avant de se lancer dans la campagne, May invite, le 26 avril, Juncker avec son directeur de cabinet et Barnier avec son bras droit à dîner au Number Ten. Devant ses interlocuteurs stupéfaits, elle déclare que les ressortissants européens désireux de séjourner au Royaume-Uni seront traités de la même manière que les ressortissants hors EU, soumis à un « permis à points ». Que les négociations commerciales doivent commencer indépendamment d’un accord sur la facture du divorce et que Londres ne doit pas un centime à l’UE. Elle exige le secret total des pourparlers, ce que refuse Juncker au nom de la transparence vis-à-vis des gouvernements des 27 et du Parlement européen. 

Dès la sortie du Dix, depuis sa voiture, un Juncker abasourdi par l’aplomb de son hôtesse téléphone à Merkel : « May est une fantaisiste vivant dans un univers parallèle. » Le lendemain, dans un discours au Bundestag, Merkel met les points sur les i : « Le passé doit être soldé avant de parler de l’avenir. J’ai le sentiment que certains au Royaume-Uni se font des illusions, mais c’est une perte de temps. » En braquant Berlin, l’arrogance de May a eu l’effet contraire à l’effet souhaité. Londres doit passer sous les fourches Caudines de l’Allemagne. 

19 juin 2017 

Petits cadeaux entre amis 

Davis et Barnier se sont rencontrés en novembre 2016 à Bruxelles. Il ne s’agissait que d’une prise de contact de trente minutes. A cette époque, Barnier n’avait pas de mandat pour négocier, puisque le Conseil européen avait fixé un principe fort dans les jours suivant le référendum : « No negociation without notification » (pas de négociation sans notification). Le royaume devait notifier le Brexit en activant l’article 50 du traité. Les 27 craignaient que la diplomatie britannique profite de cet entre-deux pour diviser les chancelleries européennes avant qu’elles ne s’accordent sur la conduite à tenir. A tel point que Juncker aurait voulu recevoir la notification britannique « sur-le-champ ». Nous sommes cinq mois plus tard et May n’a toujours pas notifié la demande de divorce… Les Européens fulminent. Elle ne le fera qu’en mars 2017, et le premier round de négociation débute le 19 juin 2017. 

02f811cfd8bcfe25a69cc2b3f38e62e2.jpg Macron, Barnier, Merkel et Mark Rutte (Premier ministre néerlandais), le 20 octobre 2017 : au stade des discussions préparatoires…

La photo de cette rencontre est entrée dans la légende. Flanqués chacun de deux collaborateurs, les deux hommes sont tout sourire. Mais si le Français a posé sur la table un gros dossier, l’Anglais n’a rien apporté. Le contraste entre la diligence du premier et la désinvolture du second est saisissant. Derrière la bonhomie et les fanfaronnades, le ministre du Brexit est un tire-au-flanc vaniteux. « Il est nul. C’est un type léger et limité pour qui le Brexit est une fin en soi. Il n’a aucune vision de l’avenir de son pays hors de l’Union », confie un négociateur européen dans son bureau du bâtiment Berlaymont à Bruxelles. 

Barnier et Davis se flairent. Il est de coutume, dans le monde diplomatique, de s’offrir des cadeaux. Barnier, qui aime à escalader les sommets alpins, offre à son homologue un bâton de randonneur, spécialement acheté à Saint-Martin-de-Belleville, station de ski au cœur de son fief, dans le massif de la Vanoise. Davis lui offre en retour une édition originale dédicacée de « Regards vers l’Annapurna »,écrit par les alpinistes français Maurice Herzog et Marcel Ichac. « Nous allons gravir cette montagne ensemble ! » s’exclame Davis, qui ne se doute pas encore qu’il devra lâcher la cordée avant le sommet. 

La tradition des cadeaux diplomatiques a d’ailleurs donné lieu à quelques péripéties au cours de ce Brexit. Quand Davis s’en va, la nomination de son successeur, Dominic Raab, oblige l’équipe Barnier à faire preuve d’imagination. Qu’offrir à ce nouveau venu qui aime le karaté ? On pourrait lui donner le même bâton de promenade : Barnier en possède la copie conforme. Il était destiné à May, mais l’occasion de lui offrir ce présent ne s’est jamais présentée. Weyand réfute cette idée : « Il faut trouver autre chose. » Le temps presse ; Raab est attendu d’ici deux heures au Berlaymont. Le conseiller politique de Barnier, Barthélemy Piche, est chargé de la corvée : vite trouver un cadeau original… Il fonce dans la plus grande librairie de Bruxelles. Il cherche quelque chose « qui fasse sens » et opte pour « Going to the Mountain », ouvrage rédigé par le petit-fils de Mandela. Il y a bien une référence aux montagnes, et on célèbre le centenaire de la naissance du Sud-Africain, symbole de paix. Allez, ça passera… Il est en train de payer quand une voiture s’arrête devant la librairie. Un homme en descend. C’est Raab ! Lui aussi, en toute hâte, a eu l’idée d’offrir un livre à Barnier. Trente minutes plus tard, Barnier écoute le speech « mûrement réfléchi » de Raab qui accompagne donc… un essai célèbre en Angleterre, « The Hedgehog and the Fox » (« Le hérisson et le renard »), d’Isaiah Berlin (1953). Le hérisson est censé incarner les hommes qui martèlent une seule idée et le renard, les hommes qui embrassent de multiples idées et ne pourraient être réduits à une seule. Le message adressé à Barnier est assez limpide… Mais Raab n’aura pas, comme Davis, le loisir de déployer sa propre stratégie. Et démissionnera à quelques jours de l’accord final. De fait, chaque fois que se présentera une difficulté, Davis pensera tenir une ligne dure, « mais chaque fois Robbins repassera derrière et lâchera sur instruction de May », confie l’un des négociateurs. Davis va s’épuiser à ce petit jeu. Et le scénario se reproduira avec son successeur, Raab, très motivé avant de réaliser qu’il n’a pas la main… 

Chez Barnier, on soigne particulièrement le rendez-vous avec Jeremy Corbyn. Barnier se renseigne : le leader des travaillistes est divorcé trois fois, ne boit jamais d’alcool, il est passionné par les trains. Le Savoyard a besoin de ménager Corbyn, qui, entre-temps, s’est rallié à l’idée de maintenir Londres dans l’Union douanière. Voilà qui réglerait d’un coup d’un seul l’épineux problème de la frontière irlandaise. Et Barnier a fait ses comptes : depuis les calamiteuses législatives convoquées par May, celle-ci a été obligée de constituer sa majorité avec les 10 députés unionistes nord-irlandais. Le DUP, opposé à toute mesure qui les éloignerait du Royaume-Uni, exerce une pression continue sur May, tandis que Jonhson et ses amis eurosceptiques conspirent contre elle. Bref, May aura besoin des voix des députés du Labour pour faire passer l’accord de retrait au Parlement britannique. Donc, il faut faire plaisir à Corbyn. Et c’est toujours à Piche qu’incombe la tâche de trouver une idée de cadeau… deux heures avant la venue du chef du Labour. Le jeune homme réfléchit : un modèle réduit de Thalys ? un livre sur les JO d’Albertville en référence à ceux de Londres ? Et soudain, en fouinant, eurêka ! Il tombe sur une affiche de train des années 1950 vantant les mérites de Val-d’Isère ! Une perle rare à Bruxelles. Tout y est : les trains et la montagne. Problème : le prix – 1 000 euros – dépasse le budget alloué. Piche explique à la commerçante que l’affiche est destinée à Corbyn : « Corbyn ? ! Mais je l’adore ! Si c’est pour lui, je vous l’emballe pour un prix d’ami. »Et pour 150 euros, Corbyn peut désormais admirer le rail français avec une vue imprenable sur Val-d’Isère. En remerciement, la marchande recevra une photo prise lors de la remise de l’affiche au patron de la gauche anglaise par Barnier, lequel a reçu, en échange, un maillot de l’équipe de foot d’Arsenal – club fétiche de sa circonscription du nord de Londres très populaire auprès des expatriés français – floqué à son nom. Connaissant Barnier, on est à peu près certain qu’il ne le portera jamais… 

7 juillet 2017  

David Davis se voit calife 

Lors d’un séminaire organisé par Davis et où sont conviés une trentaine d’investisseurs européens, le ministre du Brexit ne prononce pas une seule fois le nom de la Première ministre. Depuis le fiasco électoral des législatives, ce sexagénaire très populaire au sein du Parti conservateur ne cache plus ses ambitions de succéder à la Première ministre si celle-ci, comme tout l’indique, devait trébucher au premier obstacle. Les participants sont stupéfiés par l’ignorance crasse de Davis, qui répond inlassablement aux hommes d’affaires inquiets : « Je sais. Les dossiers du Brexit sont emboîtés l’un dans l’autre, à la manière de poupées russes. » 

Au Royaume Shakespeare, les dagues sont tirées derrière les épais rideaux rouges. Or, Theresa May n’est pas loin de trébucher… 

18 septembre 2017 

La retraite de Florence 

Cette fois, il n’y a plus de doute : May a confié à Robbins la conduite effective des négociations du Brexit. Désormais, Davis ne fait plus que de la figuration. Il multiplie les gaffes. Lors d’un déjeuner à Bruxelles, il fait servir à Barnier – qui ne mange que du poisson grillé – un bourratif bœuf Wellington. Le ministre propose comme toujours un pousse-café au Français, peu porté sur l’alcool. A l’issue de la rencontre, il balance une rosserie bien troussée : « Michel est Michel. Il est un tantinet rigide… Je pense qu’il se considère plus européen que français. » 

Pendant ce temps, May prépare un discours clé, celui du 22 septembre 2017, qu’elle choisit de prononcer à Florence, pour affirmer l’ancrage européen de Londres. Elle abandonne la posture guerrière et opte pour le Brexit soft. Les partisans du Leave sont chaque fois doublés par sa garde rapprochée, qui conservera le final cut. Sur tous les sujets, Londres cède… 

Ils voulaient mêler les deux négociations ; ils devront accepter l’agenda dicté par l’UE. Ils ne voulaient pas étendre la protection sociale réciproque à certains membres de la famille ; ils cèdent. Ils voulaient instaurer un permis à points pour le séjour des Européens ; ils renoncent et assurent que les démarches administratives seront souples et le moins coûteuses possible. Ils refusaient de payer les engagements souscrits à 28 ; ils consentent à une facture totale de 40 à 50 milliards d’euros. Ils s’opposaient à l’autorité de la Cour de justice européenne sur la justice britannique s’agissant des textes européens ; ils acceptent que la jurisprudence européenne puisse servir de référence huit ans après le Brexit. Davis avale les couleuvres ; Robbins le contourne en s’adressant directement à Weyand ; Barnier coche les cases. Le 7 décembre, le « Joint Report » – un rapport d’étape de 15 pages – est ficelé. Juncker et Barnier le jugent assez solide pour passer la première étape de la négociation lors du prochain Conseil. Mais le lendemain, rien ne va se passer comme prévu… 

5 octobre 2017 

Benny Hill à Downing Street 

Quand un Premier ministre est en difficulté, un bon discours devant le congrès de son parti doit lui permettre de rebondir. C’est un moment clé de la vie politique, médiatisé à l’extrême comme le montre la retransmission en direct à la télévision. 

Les Tories se réunissent à Manchester dans une atmosphère de veillée funèbre. Dans sa suite du Radisson Edwardien, un palace symbole de la splendeur passée du pays cotonnier, Theresa May planche jusqu’à l’aube sur son discours sur le « rêve britannique » destiné à reconquérir son parti et le public. 

Désastre. Le discours-programme est sans cesse interrompu par une quinte de toux. Un manifestant parvient à déjouer l’impressionnant dispositif de sécurité pour lui remettre une missive. Deux lettres se détachent du slogan « Building a country for everyone » (Bâtir un pays pour tous), placé derrière le pupitre alors qu’elle s’exprime. On hésite entre deux genres : Benny Hill et Mister Bean. Après la prestation catastrophique, la presse spécule ouvertement sur sa chute prochaine. Et les pourparlers entre Londres et Bruxelles sont dans l’impasse.

8 décembre 2017  

Theresa May se décompose 

Ce lundi 8 décembre, May est reçue à déjeuner par Juncker, Barnier et Selmayr. Au cours du déjeuner, May reçoit plusieurs messages d’un de ses collaborateurs. Son visage se décompose peu à peu. Puis elle quitte la table pour un coup de fil. Juncker s’inquiète. Elle revient, mais elle est encore dérangée au téléphone et s’isole. Barnier et Juncker se regardent, circonspects. May revient s’asseoir, plus pâle encore. Elle ne touche plus à son assiette. Un malaise s’installe. Elle reçoit un troisième appel… A son retour, elle est défaite : « Je dois rentrer à Londres, le DUP me lâche. » 

Le « Joint Report » est rejeté par les 10 députés protestants nord-irlandais indispensables à sa majorité parlementaire. Une fois de plus, la frontière entre Ulster et République divise. Pourtant, le « Joint Report » ne tranche pas vraiment la question irlandaise. Le flou de la formulation signifie surtout qu’on n’a trouvé aucune solution… Mais le DUP, très sourcilleux quant à l’attachement des six comtés du Nord à la Couronne britannique, fait un scandale. Juncker est furieux. Il a l’impression que May sera incapable de négocier et que tout cela est une perte de temps. 

fe15320cae4b7c0d22882507fea5d331.jpg Theresa May, ici face à Jean-Claude Juncker, à Bruxelles, le 8 décembre 2017.

« On attend qu’elle revienne avec un accord cette fois validé par les siens », se souvient un négociateur bruxellois. Le jeudi suivant, 11 décembre, Barnier et Juncker attendent May à Bruxelles toute la soirée… Elle ne vient pas : elle mange du Christmas pudding à la fête de Noël des enfants du personnel du 10 Downing Street. Or, sans validation par la Commission, le « Joint Report » ne peut pas passer la rampe du Conseil européen des 14 et 15 décembre. Juncker, cette fois, se fâche. Le lendemain, vendredi, il n’a que très peu de temps à consacrer à May, car il doit se rendre à une importante réunion de famille au Luxembourg, et Donald Tusk, le président du Conseil européen – qui doit la recevoir – doit lui aussi prendre l’avion pour la Hongrie vers 9 heures. La Première ministre britannique est « convoquée » au Berlaymont pour un petit déjeuner avec Juncker et Barnier, puis elle doit passer voir Tusk. Elle prendra l’avion à l’aube et sera à l’heure au rendez-vous. « On ne sait pas ce qu’elle a promis au DUP, mais le “Joint Report” n’a plus été contesté, » se souvient-on à Bruxelles. La semaine suivante, le Conseil européen constatera que les progrès ont été suffisants pour passer à la phase II de la négociation. Ouf… 

La tâche consiste désormais à traduire ce rapport de 15 pages en un traité détaillé qui devra être approuvé par le Parlement britannique, au plus tard, croit-on, en octobre 2018. Au final, les négociateurs, en découvrant chaque mois de nouveaux sujets, rédigeront… 585 pages, annexes et protocole compris. 

28 décembre 2017  

David Davis sur la touche 

Davis et Robbins se regardent en chiens de faïence. Le premier a demandé à May la tête du second. Elle a refusé. Lors d’un dîner au 10 Downing Street, un invité européen demande à May : « Mais qui est le négociateur britannique, Davis ou Robbins ? » 

Davis a eu moins de quatre heures de pourparlers avec Barnier au cours du premier semestre 2018, alors que le temps presse. Robbins doit reconnaître publiquement qu’il négocie directement à Bruxelles avec Weyand sans la présence de Davis. Le courant passe. Weyand, experte du commerce international, a étudié Shakespeare à Cambridge. Elle est consciente que le « To be or not to be » de Hamlet reflète un aspect du caractère anglais, fait d’hésitations et de refus que contrebalancent le goût de l’action et la volonté de s’affirmer. Elle comprend instinctivement « Olly » alors que lui ignore tout de la manière de penser des « eurocrates »bruxellois. 

18 janvier 2018  

Les 50 millions de Calais 

En plein Brexit, Macron a voulu rassurer à la fois les Britanniques, les Calaisiens et l’armée. C’est tout le sens du sommet franco-britannique organisé ce 18 janvier à l’académie royale militaire de Sandhurst. « Un sommet organisé comme un anti-Brexit », précise l’entourage du président. 

Il aurait pu profiter du désordre créé par la sortie de l’Union douanière de Londres pour affaiblir les Anglais et réclamer, par exemple, le déplacement de la frontière de Calais sur le territoire britannique. Il choisit l’option inverse : la frontière franco-britannique restera à Calais et May accepte, en contrepartie, de consacrer 50 millions d’euros supplémentaires après les 140 millions d’euros déjà investis depuis trois ans pour sécuriser la frontière et le reste de la côte nord de la France. Ce jour-là, on signe carrément un nouveau traité remplaçant celui du Touquet ! Mieux : Macron promet de prêter la tapisserie de Bayeux. Au début, les conservateurs sont contre l’idée qu’une broderie si fragile puisse traverser la Manche. La tapisserie quittera donc la France, mais après sa restauration. Pendant un ou deux ans, la tapisserie de la reine Mathilde et ses 632 personnages séjourneront en Angleterre. En échange, Macron lorgnerait la pierre de Rosette, exposée au British Museum. Mais ce n’est pas fait… 

b32bca593de07266b160461180d1469d.jpg Lors du sommet extraordinaire des dirigeants européens pour finaliser l’accord, à Bruxelles, le 25 novembre.

« Il est important de distinguer le Brexit de la relation franco-britannique, fondée sur une coopération militaire poussée, »explique l’entourage de Macron. D’une manière générale, il ne veut pas perdre d’énergie à négocier un Brexit qu’en européen convaincu il réprouve. Mais ce qui est fait n’est plus à faire, et il préfère consacrer son énergie à construire l’avenir de l’Europe. D’ailleurs, chaque fois que May tentera de mettre un sujet Brexit sur la table, il renverra la question à la task forcede Barnier. Cette attitude, il n’est pas le seul à la tenir. Et il est assez remarquable que 27 chefs d’Etat et de gouvernement ont, durant plus de deux ans, refusé de se substituer à l’équipe de négociateurs bruxellois qu’ils ont mise en place. Londres aura tout tenté pour diviser les 27. Aux Allemands ils faisaient miroiter les bénéfices d’un accord plus favorable sur les exportations d’automobiles ; aux Néerlandais ils énuméraient les pertes considérables que serait un Brexit dur pour le commerce du port de Rotterdam. Dans toutes les capitales que Barnier visite pour rendre compte des discussions, il apprend que les Britanniques sont passés avant lui, exerçant sans relâche un lobbying de bonne guerre… 

Jamais le front uni des 27 ne s’est fissuré, sauf en juin 2018, lors d’une réunion entre ambassadeurs à Bruxelles. Alors que Barnier expliquait en quoi il ne fallait rien céder sur la frontière irlandaise, l’ambassadeur de Pologne se démarque. « Pourquoi tout remettre en cause pour l’Irlande du Nord ? » s’interroge-t-il, prêt à brader l’accord de paix de Belfast. Son voisin hongrois n’est pas loin de penser la même chose, mais, in fine, il n’ose pas s’écarter du groupe. Lors du Conseil européen informel de Salzbourg, le 20 septembre 2018, le Premier ministre polonais, Mateusz Morawiecki, tentera à nouveau de faire entendre un son de cloche dissonant. « En vain. La dynamique du groupe était trop forte et ses réserves n’ont pas été prises en compte », indique un témoin. Il faut dire que la Pologne est dans une situation un peu à part au sein de l’Union : le régime ultraconservateur de Jaroslav Kaczynski fait l’objet d’une procédure de sanction pour manquement à l’Etat de droit et ses ressortissants sont plus de 900 000 à gagner leur vie outre-Manche. Du reste, l’immigration sans entrave des ressortissants de l’Est depuis 2004 a provoqué un rejet dans les quartiers populaires et les zones rurales anglais qui ont voté pour le « Leave » afin de pouvoir reprendre le contrôle des frontières, les Polonais étant considérés comme des migrants.On comprend que Varsovie soit davantage pressée de signer un accord conciliant avec Londres… Mais ce pas de côté sera sans lendemain, et la Pologne se rangera dans le peloton des 27 pour faire l’unanimité au moment de l’accord final. Tout s’arrange. 

12 juillet 2018 

Le plan de Chequers rejeté 

May a voulu faire d’une faiblesse une force. Puisque la question de la frontière irlandaise n’est toujours pas tranchée, elle va imaginer un moyen de renverser le problème et d’en tirer avantage. Avec son cabinet, elle conçoit dans sa résidence de Chequers, havre de paix à une soixantaine de kilomètres de Londres, un plan qu’elle exposera aux Européens début juillet. « Une usine à gaz », commente Barnier, en privé. Il ne faut pas deux secondes à Weyand pour réaliser qu’une fois de plus May tente de briser l’intégrité du marché unique en se servant de l’Irlande du Nord… En somme, le Royaume-Uni resterait en partie dans l’Union douanière, mais seulement pour les biens, à l’exclusion des services. Elle conserverait un alignement réglementaire avec l’UE, tout en réfutant la liberté de circulation des travailleurs. Il n’y aurait donc pas besoin de rétablir une frontière physique entre les deux Irlandes. 

Au conseil informel de Salzbourg, le 19 septembre, les 27 rejettent le plan de Chequers. Les seuls débats portent sur le ton à adopter en conférence de presse. S’agissant des lines to take, l’équivalent des « éléments de langage », Macron est pour une communication sans ambages quand Merkel préférerait un ton plus rond. « Peut-être entre-t-il dans tout cela une part de solidarité féminine, mais la chancelière estime qu’il ne faut pas rejeter trop brutalement le plan de Chequers afin de ménager une May déjà fragile, explique un diplomate français. Si une crise politique devait survenir au Royaume-Uni, Dieu sait qui nous aurions de l’autre côté de la table. »Mark Rutte, le chef du gouvernement néerlandais, est aussi de cet avis, mais pour des raisons tactiques : « Si l’accord sur le Brexit doit échouer, il ne faut pas que nous ayons l’air d’être les bad boys de l’histoire. » Finalement, à la conférence de presse qui suit, chacun parlera dans son style : carré chez Macron, rond chez Merkel. 

May est piquée au vif. Trop confiante en sa bonne étoile, elle n’a rien vu venir. « C’est la faute de Tusk et de Kurz [le chancelier autrichien chargé de la présidence tournante de l’UE] qui ne l’ont pas assez avertie en amont du sommet que ça ne passerait pas », affirme-t-on du côté de la Commission. May ne s’estime pas payée de retour. Après tout, son plan de Chequers avait provoqué la démission de Davis et Johnson à la mi-juillet, qui l’estimaient trop complaisant avec l’Europe… Humiliée, elle met l’UE en garde, affirmant que le Royaume-Uni est prêt à quitter l’UE le 29 mars 2019 sans accord de divorce, dénouement préjudiciable aux deux parties. Toutefois, May attend que le danger passe. Elle charge Robbins de reprendre son bâton de pèlerin. Si le plan de Chequers est officiellement mort, le plan va servir de base à l’accord conclu et signé le 13 novembre par Robbins et Weyand après une semaine de négociations secrètes au 5 e étage du Berlaymont. Un « accord technique » qui provoque les larmes de joie de la numéro deux de Barnier… 

En fait, les Européens ont retourné le problème à leur avantage : faute d’accord sur leurs relations futures (ce que nul n’envisage), ils ont conçu une « solution de repli » – un « backstop » – qui maintiendrait le Royaume-Uni dans l’Union douanière avec un alignement réglementaire encore plus marqué s’agissant de l’Irlande du Nord. Barnier marque un grand coup, car ce « filet de sécurité »empêche le Royaume-Uni de se transformer en « paradis fiscal et social » aux portes de l’Europe. Ce « backstop » est un levier fondamental dans la négociation qui va désormais s’ouvrir sur les relations futures entre l’UE et le Royaume-Uni. Les Britanniques ne pourront pas profiter de leur sortie de l’UE pour pratiquer un « dumping sauvage ». Ils demeureront dans les standards européens. C’est finalement l’Europe qui a transformé le problème irlandais en force… Et cette concession finale signe aussi l’ultime reddition de May. « Que ce soit lors de l’accession ou du départ de l’Union, la Commission a toutes les cartes en main et décide de facto unilatéralement des conditions », affirme Charles Grant, directeur du think tank londonien Centre for European Reform à propos de cette capitulation sans conditions.« En fait, quand on touche aux fondamentaux de l’UE, conclut un proche de Macron, il n’y avait pas de marge de négociations pour Londres. » 

Au cours de cette longue négociation, Jean-Claude Juncker aura eu onze fois Theresa May au téléphone (à comparer avec les quatre appels téléphoniques à Emmanuel Macron), sans compter des dizaines et des dizaines de textos... 

049e54829a43073225d8347999be28f7.jpg Bruxelles, le 26 novembre. Pour mener cette épineuse négociation, Michel Barnier s’est entouré d’une équipe de choc composée de fidèles.

Mais, à l’heure actuelle, une vaste incertitude demeure : les concessions de May lui permettront-elles de faire valider l’accord de retrait au Parlement britannique lors du vote du 12 décembre ? Sans cela, ce château de cartes élevé par les négociateurs s’effondrera d’un souffle. A Bruxelles, on espère que les 26 pages de la « déclaration politique sur les relations futures », forcément plus ambitieuse en termes de coopération vertueuse et qui sera jointe au traité de retrait, fera passer la pilule… Un pari qui pèse des dizaines de milliards d’euros ! Les milieux d’affaires britanniques assurent un lobbying d’enfer auprès des députés britanniques. La City n’a pas cru au Brexit en juin 2016 et s’est réveillée le lendemain avec un terrible mal de crâne. Pas question de se laisser plumer par les Tories Brexiters une seconde fois.