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lavoixdunord.fr avec Christophe Guilluy Magalie Ghu

Gilets jaunes: Christophe Guilluy Il faut une révolution culturelle du monde d’en haut


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Vous n’avez pas été surpris par l’arrivée du mouvement des Gilets jaunes. Pourquoi ?

« Ça va faire vingt ans que je bosse sur les classes populaires. À l’époque, je travaillais en Seine-Saint-Denis notamment. Et donc sur les catégories populaires des banlieues. La classe populaire, c’est la majorité de la population quand on additionne les ouvriers, les employés, les petites gens… Or celle des banlieues, ce n’est que 7 % de la population, alors je m’étais dit «mais où sont les autres ?». Donc j’ai fait une carte de leur répartition dans l’espace. Et là il était évident que les trois quarts ne vivaient plus dans les grandes métropoles mondialisées. Elles étaient réparties dans l’espace de façon presque homogène. Le seul point visible, c’était être ou non dans la grande métropole. Et cette carte correspond exactement à celle des ronds-points réalisée après le 17 novembre. »

« C’est ça le grand choc démocratique, social. C’est qu’on n’a plus besoin du socle de la classe moyenne pour faire tourner la boutique. »

– Comment explique-t-on cette répartition ?

« Avant, les ouvriers vivaient dans les villes, parce qu’elles étaient industrielles. Après trente ans de recomposition économique, de mondialisation, la sociologie des grandes métropoles a complètement changé, devenues très très bourgeoises, et la fraction populaire est concentrée là où il reste de l’offre de logement, c’est-à-dire dans le logement social. L’emploi est très clivé : d’un côté du très qualifié et très bien payé, de l’autre du très peu qualifié et très mal payé. Tout cela porte aujourd’hui l’économie, essentiellement concentrée dans ces métropoles où deux tiers du PIB français est produit. C’est ça le grand choc démocratique, social. C’est qu’on n’a plus besoin du socle de la classe moyenne pour faire tourner la boutique. Hier, l’économie faisait société. Le modèle, celui des Trente Glorieuses, pouvait être inégalitaire, mais on faisait partie d’une économie. »

– Hors des métropoles, c’est ce que vous appelez la France périphérique…

« La France périphérique, c’est autant du rural que de l’urbain. Ma carte s’affranchit des typologies de l’INSEE : urbain, périurbain, rural… Un territoire ça n’existe pas, ce qui existe c’est les gens qui y vivent. Quand on vit à Guéret, on est urbain pour l’INSEE, comme un Parisien, et pourtant la réalité y est très différente. Quand un «bobo» parisien s’installe dans le Lubéron, sa réalité n’est absolument pas la même que celle du paysan du coin. La carte s’affranchit aussi de la typologie traditionnelle, l’Est et le Nord industriels et donc désindustrialisés aujourd’hui, et puis l’Ouest, tertiaire et rural. Certes, le Nord est plus pauvre que le Sud-Ouest, mais si on zoome, la réalité lilloise n’a rien à voir avec celle du Pas-de-Calais. Mon boulot, ça a été de rendre visibles les classes populaires. »

 

– Pourquoi étaient-elles devenues invisibles ?

« Dans les pays occidentaux, on a fait comme si elles n’existaient plus. Pour les invisibiliser, la technique est de les décrire comme marginales. On se focalise sur les pauvres, les banlieues ou les ruraux, des questions difficiles, mais minoritaires. De sorte que si ça ne marche pas ce n’est pas très grave. On met en avant les marges pour invisibiliser le fait majeur : la disparition de la classe moyenne, le fait qu’elle ne soit plus intégrée économiquement au modèle. »

– Vous n’avez pas non plus été surpris par l’ampleur du mouvement ?

« La France périphérique, c’est 60 % de la population, donc c’est la société elle-même. C’est pourquoi les Gilets jaunes ont tant intéressé les médias étrangers. En Europe, aux États-Unis, on comprend que ce dont il est question, c’est d’un socle potentiellement majoritaire, donc ça dit bien le dysfonctionnement d’un modèle ou économie et société sont déconnectées. Si demain on a 4 % de croissance, ça ne changera rien au processus de renforcement des inégalités, ça concentrera encore l’emploi et la richesse là où ça marche. Donc il faut penser un modèle en partant des plus modestes. »

– Pourquoi le mouvement a-t-il moins pris ailleurs qu’en France, où le système redistributif est pourtant très ancré ?

« C’est précisément ce qui a freiné chez nous la vague populiste. Les retraités et les fonctionnaires ont voté Macron. Là où l’État providence a été cassé dès les années 80, ils ont voté le Brexit et Trump. La redistribution permet de tenir, mais ce n’est viable que s’il y a de l’activité économique. Dans le bassin minier, on en est à la deux ou troisième génération de «rmistes»... »

– Que faire alors ?

« Il va falloir changer ses représentations, géographiques notamment. N’importe quel crétin peut diriger Paris, Toulouse, Lyon… Parce que ça marche tout seul. Les politiques et les intellectuels se concentrent sur ces métropoles, par facilité. Ce sont les nouvelles citadelles médiévales du 21e siècle, totalement imprenables. Comment venir habiter à Lille ou à Paris quand on est chômeur ? Le paradoxe, c’est que les gens qui y vivent sont ceux qui portent le plus le discours de la société ouverte, alors même qu’ils organisent la société fermée, en contournant la carte scolaire par exemple. On a décrit les Gilets jaunes comme antisémites, racistes, homophobes… L’ostracisation des classes populaires est une technique pour protéger sa position de classe : je repousse les classes populaires en les décrivant comme déplorables. Pour la première fois en occident, le monde d’en haut n’est plus connecté du tout avec le monde d’en bas. »

– Est-ce vraiment nouveau ?

« Oui, car hier il y avait un affrontement de classe, avec des politiques, des intellectuels, des journalistes qui parlaient au nom de ces catégories. Donc il y avait un lien entre le haut et le bas. Aujourd’hui, c’est une autre étape, celle de la sécession du monde d’en haut. Il y a plus de distance aujourd’hui entre un habitant de Paris et un habitant de la Creuse qu’entre un habitant de Paris et celui de New York ou Los Angeles. On pourrait se dire que ce n’est pas grave, que les classes populaires vont disparaître. Sauf que non, elles n’ont pas disparu. Le mouvement des Gilets jaunes n’est pas idéologique, il est existentiel. C’est un désir de faire société : nous sommes majoritaires, vous ne pouvez pas faire une société sans nous. »

« On a aujourd’hui un monde d’en haut qui découvre, sidéré, la tribu perdue d’Amazonie. Sauf qu’elle est majoritaire. »

– Ce n’est donc pas un mouvement contre, comme on le lui a reproché ?

« Il réagit à un modèle violent, il n’est pas contre. Ce sont des gens qui ne sont plus représentés ni par le monde politique, ni par le monde culturel. C’est inédit. À force de mettre à l’écart, d’invisibiliser ou de parler des classes populaires de manière négative, quand il y a des scores faramineux du FN par exemple, on a aujourd’hui un monde d’en haut qui découvre, sidéré, la tribu perdue d’Amazonie. Sauf qu’elle est majoritaire. Il y a là une fracture culturelle absolue avec ce qui est le ferment des démocraties, les catégories populaires et modestes. »

– La réponse n’est donc pas que politique ?

On est dans un processus de retournement des représentations. L’idée c’est de dire : une société ne peut être viable que si elle intègre le plus grand nombre. Et ça passe par la considération de ces classes populaires, le respect de leur diagnostic, et non simplement un peu de redistribution… Ils n’ont pas compris qu’en milieu populaire, on a envie d’être fier de ramener un peu d’argent, de préserver un cadre culturel… La fracture est aussi culturelle, parce que la classe populaire a toujours porté les valeurs des pays occidentaux. Hier, un ouvrier était intégré économiquement, respecté culturellement. Aujourd’hui, il est présenté comme un déplorable. Détruire la classe moyenne, c’est détruire les valeurs de la société, donc le modèle républicain. J’en veux beaucoup à ces représentations. Les médias, les universitaires, les politiques ont une responsabilité. Le pauvre Macron n’y est pour rien, il est arrivé au mauvais moment. Mais les Gilets jaunes auraient pu arriver sous Hollande ou Sarkozy. De toute façon ça allait arriver. Et ça ne va pas s’éteindre. »

Paris, le 08.02.2019. Portait et interview de Christophe Guilluy, geographe et auteur notamment de "La France Peripherique" et "No Society. La fin de la classe moyenne occidentale". PHOTO FLORENT MOREAU LA VOIX DU NORD - VDNPQR

– Le Grand débat est une réponse pertinente ?

« Pas sur le fond, qui est de se mettre d’accord sur le diagnostic : est-ce que ce modèle va nous permettre l’intégration de tous ? Est-ce qu’on est prêt à changer nos représentations, à donner du pouvoir aux élus locaux, mais aussi aux classes populaires. Les gens n’ont pas oublié le « non » au référendum de 2005 qui n’a pas été respecté. Alors quand on parle de débat, ils sont d’une immense méfiance. C’est pour ça que ça part de tous les côtés, en dehors de tout corps intermédiaire. En ce sens, les Gilets jaunes ringardisent le mouvement social. Se rassembler à République pour aller à Bastille, c’est fini. On a là un mouvement très moderne, du 21e siècle. On a dit « c’est la Révolution française », « c’est Mai 68 ». Non, dans un mouvement social traditionnel, il y a des intellectuels, des syndicats. Là, on a un mouvement explosé, ni de gauche ni de droite, pas représenté, Et c’est ça sa force. »

– N’est-ce pas aussi une faiblesse ?

« Bien sûr. Sans représentation, on est dans une forme de fragilité, mais on est obligé de passer par là parce que ces corps intermédiaires n’ont pas représenté les classes populaires ces 30 dernières années. »

– Quelle sortie de crise peut-on imaginer ?

« Les gens ont un diagnostic hyperfin de leur territoire. Donc les solutions vont être multiples, mais pour arriver à ça, il va falloir penser différemment la mondialisation, arrêter de vouloir toujours booster les indicateurs. Si la France périphérique va mieux ça ne changera presque rien au niveau de création de richesse en France. Mais ça changera tout à l’intégration économique, et donc à la démocratie. Ça passe par une révolution culturelle et intellectuelle du monde d’en haut… Rien ne se fera sans ça. »

« Leur mouvement, quelle que soit sa forme, ne s’arrêtera jamais, parce que vous ne pouvez pas mettre sous le tapis la société elle-même. »

– Le mouvement peut-il se politiser ou influer sur l’offre politique à l’avenir ?

« Qu’ils aient des listes aux européennes ou pas, peu importe. Les Gilets jaunes ont gagné la bataille des représentations : on ne peut plus faire comme si les classes populaires n’existaient pas. Leur mouvement, quelle que soit sa forme, ne s’arrêtera jamais, parce que vous ne pouvez pas mettre sous le tapis la société elle-même. Le grand chantier aujourd’hui, c’est l’adaptation de l’offre politique traditionnelle : aller au peuple et non pas chercher à le rééduquer. Il faut réfléchir à comment les populistes réussissent, en Italie, en France… Ils font du marketing. Le FN n’a pas choisi la classe ouvrière. C’est elle qui lui est tombée dessus dans les années 90. Et Marine Le Pen a réadapté le discours. Ce n’est pas méprisable de s’adapter à la demande. Sinon vous avez des partis hors-sol. »

– La France peut donc, elle aussi, basculer dans le populisme ?

« Les gens se servent du populisme pour dire « nous existons ». Les Brexiters se foutent de l’Europe, ils veulent juste de quoi finir leurs fins de mois. C’est pareil pour les questions d’immigration. C’est tout sauf ethnique. Il n’y a pas les racistes d’un côté et les non-racistes de l’autre. Il y a ceux qui ont les moyens de la frontière invisible et les autres. Si on ne se saisit pas du sujet, c’est un boulevard pour les populistes. Culturellement, tout est mûr pour que ça bascule. »