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Linky : pourquoi tant de haine ?

Manifestation contre Linky. Le déploiement du nouveau compteur électrique fait bien des mécontents. 

 

La barre des 12 millions devrait être franchie au début de l’été. Au rythme de près de 30 000 poses par jour, ­Enedis, filiale à 100 % d’EDF qui gère pour le compte des collectivités 95 % du réseau français de distribution d’électricité, tient ses objectifs : avoir installé Linky chez 35 millions d’abonnés en 2021. En 2024, le nouveau compteur communicant devrait avoir remplacé les 39 millions d’appareils du territoire.

Loin d’avoir dissipé les inquiétudes, cette phase de déploiement à grande échelledonne lieu sur le terrain à des mécontentements, des plaintes, voire des altercations, que s’empressent de relayer les médias locaux. Pas une semaine sans que Linky ne fasse couler de l’encre, d’autant que l’actualité est depuis le début de l’année plutôt chaude

 

Le 7 février, la Cour des comptes dénonçait au sujet de ce projet à 5,7 milliards d’euros « un dispositif coûteux pour le consommateur » et « avantageux » pour le distributeur1. Dans la foulée, l’UFC-Que Choisir appelait le 8 mars à « refuser de payer pour Enedis ».

Le 27 mars, la Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil) annonçait la mise en demeure du fournisseur Direct Energie pour, selon le communiqué, « absence de consentement à la collecte de données de consommation » issues du compteur Linky.

Le 5 mai, plusieurs manifestations de collectifs anti-Linky étaient organisées sur le territoire. Le 16, les députés de La France insoumise déposaient une proposition de loi visant à permettre le refus de pose du compteur. Par ailleurs, une procédure collective en référé préparée depuis près d’un an a fait tâche d’huile : plus de 5 000 personnes se sont inscrites sur le site MySmartCab (moyennant une participation de 48 euros) et leurs quatre avocats, dont l’ex-ministre de l’Environnement Corinne Lepage, s’apprêtaient à saisir une vingtaine de juridictions. En attendant de constituer un recours contre l’Etat sur le fond, cette action suspensive annoncée pour le 5 juin vise à permettre aux plaignants de refuser la pose du compteur et à obtenir, là où il a été installé, un retour à la situation antérieure. Illégal du point de vue de l’Etat et d’Enedis, en rien interdit par la loi du point de vue des plaignants et de leurs avocats, le refus de pose est surtout motivé par les anti-Linky par le nécessaire consentement des personnes, par le droit à la santé et par le droit au respect de la vie privée.

Aux refus de pose, aux plaintes et aux réclamations pour dysfonctionnements émanant de particuliers s’ajoute un nombre croissant d’arrêtés municipaux visant le compteur jaune : 623 communes étaient concernées au 21 mai, selon le site du militant anti-Linky Stéphane Lhomme.

Manque d’études

Cette opposition collective et individuelle doit être relativisée. Il y a près de 36 000 communes en France. Et parmi celles qui prennent des arrêtés anti-Linky, bon nombre reviennent sur leur décision après concertation avec Enedis : 93 sur 260 en 2016, selon un rapport de 2017 du Conseil de l’environnement. Pour leur part, les refus individuels de pose n’excèdent pas 2 % en moyenne et ce taux reste stable, indique Enedis. Quant aux réclamations après intervention, le distributeur relève un taux de 0,6 %. En général, il s’agit de problèmes de dérèglement de box Internet ou d’autres appareils, souvent résolus par téléphone en appelant les services d’Enedis.

S’il répond au mieux aux inévitables – et de fait rares – incidents techniques, le distributeur reste toutefois confronté à la question de l’acceptabilité de son compteur, traitée sur un mode technocratique. Le problème de ­l’exposition électromagnétique, l’un des deux principaux sujets de défiance, a été particulièrement mal géré. Il a fallu attendre juin 2017 – soit dix-huit mois après le début du déploiement en masse – pour avoir une expertise de l’Agence nationale de sécurité sanitaire (Anses) sur le fonctionnement du compteur en conditions réelles sur la base d’une campagne de mesures effectuées par le Centre scientifique et technique du bâtiment. Cette étude a confirmé des niveaux d’exposition très faibles, très en deçà des normes et d’un niveau comparable aux autres équipements domestiques.

Mais si l’Anses a conclu à une « faible probabilité » d’effets du compteur communicant, elle a également souligné le manque d’études sur les impacts de l’exposition quotidienne et à faible dose à tout un ensemble d’ondes, dont Linky n’est qu’un élément. En attendant, l’absence de dispositions spécifiques pour les personnes avançant des soucis de santé est un problème.

Big Brother vous regarde ?

L’autre grand sujet sensible pour le citoyen, la protection de la vie privée, donne lieu à bien des ­malentendus. Linky offre la possibilité de connaître la courbe de charge (le niveau de la consommation à tout moment de la journée), ce qui peut éventuellement renseigner sur des habitudes de vie (heures de lever et de coucher, par exemple) ou encore la présence de personnes au domicile. Pour maître Arnaud ­Durand, l’un des avocats de l’action collective en référé, Linky est « une espèce debig brother » : « Enedis, avant que la contestation ne soit forte, vantait auprès des marchés financiers les capacités de Linky à détecter si tel ou tel appareil est allumé, ici le lave-vaisselle, là le four… » ­Enedis, qui « veut devenir un opérateur du big data », pourrait donc collecter ces informations et les exploiter ?

En réalité, savoir précisément quels appareils fonctionnent derrière un compteur suppose une analyse désagrégée de la courbe de charge d’un client. Cette analyse nécessite des mesures au niveau de chaque appareil et cela a un coût. C’est du reste un service que des sociétés vendent à des entreprises ou à des institutions qui veulent mieux maîtriser leur consommation. Dans ces conditions, on ne voit pas très bien comment on pourrait épier des millions de foyers à partir de leur seule courbe de charge.

Surtout, l’enregistrement par Enedis de la courbe de charge ne peut, en vertu de la loi et au nom de la protection de la vie privée, être effectué sans l’accord de l’intéressé. Bien entendu, l’accord du client est également requis pour que cet enregistrement – crypté et donc compliqué à pirater – soit transmis par ­Enedis aux fournisseurs d’électricité. Difficile, donc, de crier à « linkysition ». Difficile, de même, d’imaginer que des acteurs tels ­qu’Enedis, EDF, Engie et autres se mettent hors-la-loi. La très médiatisée mise en demeure de Direct Energie par la Cnil a donné lieu à toutes les confusions. Le fournisseur demandait bel et bien l’autorisation à ses clients de pouvoir demander, en leur nom, l’autorisation à Enedis d’enregistrer leur courbe de charge et de la lui transmettre. Ce que la Cnil a reproché à Direct Energie, c’est d’avoir formulé cette demande en des termes jugés pas assez clairs, ce qui a été aussitôt traduit comme une « absence de consentement ».

Précieuse courbe de charge

Dans la vraie vie, très peu d’usagers équipés de Linky demandent à ­Enedis l’enregistrement de leur courbe de charge, ni même leur consommation journalière. Seulement 1,5 % ont fait cette démarche en ouvrant un compte à leur nom sur le site du distributeur, relève la Cour des comptes. Et à ce jour, Direct Energie, qui ne fournit que 2 des 39 millions d’usagers, est le seul fournisseur d’électricité qui demande à ses clients leur courbe de charge.

Or, c’est bien ici que se situe le nœud du problème. Comme le note Fabien Choné, directeur général délégué de Direct Energie, « sans ces informations, c’est tout l’intérêt du projet Linky qui tombe ». Inutile en effet d’investir 5,7 milliards d’euros si c’est pour se contenter d’un relevé à distance afin d’éviter déplacements d’agents, fraudes et erreurs de facturation. Cela a un intérêt en soi, mais des systèmes moins sophistiqués et moins onéreux que Linky – in fine à la charge de l’usager – peuvent rendre ce service.

En l’état, les gains attendus équilibrent tout juste les coûts2. En revanche, ce concentré de technologie a entre autres mérites de pouvoir indiquer la courbe de charge. Si le fournisseur en dispose, il peut alors faire connaître à son client sa consommation en temps réel ­exprimée en euros, sur sa tablette, son smartphone ou un autre écran, via un petit émetteur radio installable dans le compteur. Or, indiquent la plupart des études, une information en temps réel est plus efficace pour aider les clients à maîtriser leur consommation que des données a posteriori, fussent-elles quotidiennes.

Connaître la courbe de charge est également précieux pour construire des offres commerciales dynamiques, Linky permettant, à la différence des anciens compteurs heures pleines/heures creuses, de multiplier les plages tarifaires. Pas la peine de déclencher le chauffage d’un ballon d’eau chaude à 23 heures si on peut le faire à 2 heures du matin avec une électricité que l’on peut facturer moins cher au client vu son faible prix au milieu de la nuit sur le marché de gros.

La courbe de charge sera très utile pour optimiser l’équilibrage entre offre et demande électriques

Enfin, du point de vue de la transition énergétique et de celui des gestionnaires de réseau, cette information sera très utile pour optimiser l’équilibrage entre offre et demande électriques, surtout dans une perspective de forte pénétration de la production issue de sources renouvelables variables et non pilotables. Il sera par exemple beaucoup plus aisé de déclencher l’interruption ou le démarrage de certains appareils – dans certaines plages horaires, sans nuisance pour l’usager et avec son accord – tels que radiateurs à inertie, recharges de batteries automobiles ou cumulus, de manière à pouvoir ajuster la demande à l’offre (quand on fait surtout l’inverse).

« On réduit du coup les pics de demande, donc les besoins de capacités électriques, donc les coûts du système électrique dans son ensemble », souligne Michel Derdevet, secrétaire général d’Enedis. Ce dernier regrette que dans les débats sur Linky, la question de l’intérêt collectif – la construction d’un système électrique intelligent dont ce type de compteur est une brique – passe souvent à ­l’arrière-plan des préoccupations.

L’oubli de l’intérêt collectif ne se rencontre pas seulement dans les rangs des anti-Linky. EDF, détenue à 85 % par l’Etat et qui fournit 82 % du marché électrique français, n’incite toujours pas ses clients à délivrer leur courbe de charge, sans laquelle ils ne peuvent avoir une connaissance fine de leur consommation. Il est vrai que l’électricien n’y a guère intérêt.