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RSA : en Seine-Saint-Denis, la privatisation du suivi des bénéficiaires accumule les ratés

Le conseil départemental de Seine-Saint-Denis a décidé de confier l’accompagnement des bénéficiaires du RSA au secteur privé. Mais le nouveau dispositif, entré en vigueur le 1er janvier, n’est pas opérationnel. Et le département a dû investir pour former des précaires embauchés pour remplacer les agents publics.

Amine Abdelli et Jules Rondeau

3 mars 2023 à 11h27

 

« Les« Les bénéficiaires du RSA seront mieux orientés et mieux accompagnés vers le retour à l’emploi. Notre territoire et ses habitants le méritent. » C’était la promesse du président du département de Seine-Saint-Denis, le socialiste Stéphane Troussel, en décembre 2021, lorsqu’il a annoncé la restructuration de la politique départementale d’insertion professionnelle, qui concerne notamment les allocataires du RSA.

Qui pour prendre la relève des 35 structures publiques qui assuraient cette mission depuis 30 ans ? 22 agences locales d’insertion (ALI), dont la gestion a été très majoritairement attribuée à des organismes privés, sélectionnés par le biais de marchés publics.

 

Deux ans plus tard, seules quatre agences avaient ouvert leurs portes début février, sur les treize censées être opérationnelles au 1er trimestre 2023. Et les fonctionnaires territoriaux du département le plus pauvre de l’Hexagone accusent ouvertement Stéphane Troussel de vouloir « casser du service public ».

 

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Le 15 novembre 2022, des agent·es territoriaux en charge de l'insertion professionnelle et des bénéficiaires du RSA manifestent à Bobigny pour dénoncer la fin brutale du dispositif « Projet insertion Emploi ». © Photo : Jules Rondeau

 

Du côté des organismes privés, pour justifier l’incapacité à accueillir le public à la date prévue, on invoque « un nombre insuffisant » de conseillers d’insertion disponibles sur le marché du travail. Les 200 agent·es d’insertion employé·es jusqu’alors par le département ou les établissements publics territoriaux (EPT) pour accompagner les bénéficiaires du RSA ont été réaffecté·es à d’autres missions.

 

Pour rappel, depuis la « loi de décentralisation » de 2003, les départements assument le versement du RSA aux allocataires (via les caisses d’allocations familiales). En 2020, en Seine-Saint-Denis, cette mission représentait 630 millions d’euros, soit plus d’un quart du budget annuel du département. Et entre 2009 et 2019, la part de ce financement n’a cessé d’augmenter : la Cour des comptes a enregistré, sur la période, une augmentation de 42 % de foyers séquano-dionysiens bénéficiaires.

 

En 2021, un accord dit de « recentralisation du RSA » conclu entre l’État et la Seine-Saint-Denis a prévu, entre autres, le plafonnement de la prise en charge départementale du RSA à hauteur de 520 millions d’euros, l’État devant prendre le relais au-delà de ce montant. Profitant de cet accord, le département de Seine-Saint-Denis a fait le choix de réorganiser l’accompagnement des allocataires.

 

Le cœur de la réorganisation a consisté à mettre fin au dispositif public, le « Projet insertion emploi » (PIE), pour le remplacer par les agences locales d’insertion. Le département de Seine-Saint-Denis avait prévu une transition en deux ans, à partir du 1er janvier 2023, laissant aux communes le choix des dates de fermeture de leur PIE. Pour ce faire, la collectivité s’est engagée à augmenter ses dépenses d’insertion de 23 millions d’euros à l’horizon 2026.

 

Une forme de « handicap social »

L’annonce de la réorganisation en 2021 avait ainsi été plutôt bien accueillie par les quelque 200 agent·es d’insertion. « À ce moment-là, on pensait faire partie des plans futurs », soupire l’un d’eux, amer. Déployé·es localement dans les CCAS (centre communal d’action sociale) ou dans les maisons de l’emploi de 35 communes, les agent·es des PIE ont été en première ligne face à l’appauvrissement croissant des habitant·es pendant des années, parfois des décennies.

 

En 2020, chaque conseiller d’insertion accompagnait entre 170 et 230 bénéficiaires du RSA. Avec une difficulté accrue en Seine-Saint-Denis : « La volonté d’insertion [...] est rattrapée par cette réalité du niveau de la pauvreté dans le département et par les freins sociaux qui obèrent les démarches d’accompagnement d’une part importante des bénéficiaires », notait la Cour des comptes en 2022.

 

Financé conjointement par le département et le Fonds social européen, le dispositif PIE accompagnait les bénéficiaires les plus fragilisés du RSA vers un potentiel retour à l’emploi. « Les bénéficiaires qu’on reçoit ne sont pas en capacité d’affronter le marché du travail, les administrations et, pour certains, ne serait-ce que la vie quotidienne », décrit le directeur de la Maison de l’emploi et de la formation de Villetaneuse, Philippe Laurant-Quinti. Il explique que, dans ses bilans de suivi, il employait fréquemment le terme de « handicap social » pour décrire des situations qui ne peuvent être comprises uniquement à partir d’une situation de chômage ou d’un manque de ressources.

 

« En Seine-Saint-Denis, on est sur des populations qui ont des problématiques très diverses, on a des personnes qui ne parlent pas français, des mères de famille qui n’ont jamais travaillé de leur vie parce qu’elles prennent en charge l’intégralité du travail domestique et, dans ces conditions, un retour à l’emploi à très court terme est impossible », poursuit le responsable. D’après la Cour des comptes en 2022, 26 % des allocataires étaient toujours au RSA au bout de six ans.

 

Face à une potentielle rupture dans l’accompagnement des allocataires du RSA, le département a annoncé à Mediapart le recrutement d’une soixantaine d’agents, afin de maintenir le suivi des bénéficiaires.

Les salarié·es des PIE ont toutefois déchanté, au printemps 2022, en apprenant que leurs services fermeraient à la fin de l’année. Les ALI du 93 se passeront finalement des fonctionnaires territoriaux (à l’exception de l’Établissement public territorial Grand Paris-Grand Est) : une quinzaine d’acteurs associatifs ont décroché le marché. Parmi eux, le pionnier et poids lourd de l’insertion : le groupe Ares.

 

S’il relève du secteur associatif, Ares n’a rien à envier aux structures entrepreneuriales du secteur privé traditionnel, le groupe comprenant 15 établissements dans la logistique, le BTP ou le numérique, et revendiquait en 2021 un chiffre d’affaires de 30 millions d’euros. Sa particularité consiste à proposer des emplois d’insertion sur des parcours de 24 mois à des personnes précaires.

 

Mais à Bagnolet, Aubervilliers, Les Lilas et Le Pré-Saint-Gervais, le groupe Ares est encore à la recherche d’un « directeur des programmes », tandis qu’Objectif emploi, l’association chargée de la toute jeune ALI de Saint-Denis, ne sera pas opérationnelle avant le mois de mars. Face à une potentielle rupture dans l’accompagnement des allocataires du RSA, le département a annoncé à Mediapart le recrutement d’une soixantaine d’agent·es d’insertion, afin de maintenir le suivi des bénéficiaires du RSA.

 

Du côté des salarié·es de l’ancien dispositif, la pilule ne passe pas. « C’est 200 employés laissés sur le carreau, c’est des familles, c’est du sens qu’on a décidé de laisser tomber ! », tonne un agent de la mairie de Villetaneuse, venu soutenir les agent·es de la Maison de l’emploi et de la formation de la ville, qui avaient débrayé le 15 décembre derniers. La vingtaine d’agents municipaux et du PIE mobilisés ce jour-là s’accordaient toutes et tous sur ce constat : « On jette 30 ans d’histoire, 30 ans d’accompagnement et les bénéficiaires qui vont avec. »

 

La crainte que les maltraitances institutionnelles s’aggravent

« On ne voulait pas inscrire les personnes dans des parcours d’insertion ad vitam æternam, se justifie Anne-Sophie Casteigt, directrice « emploi, insertion et attractivité territoriale » au conseil départemental. Ça peut paraître un peu convenu, mais pour l’insertion professionnelle, nous croyons dans la co-construction avec les acteurs du territoire, notamment le milieu associatif. »

 

De nombreux professionnels de l’insertion du département craignent que le transfert de leur service vers des structures liées au travail temporaire ou d’autres formes d’emplois précaires accentue les maltraitances institutionnelles et la pression sur des bénéficiaires déjà très fragilisé·es par la hausse de l’inflation.

 

« La qualité du travail est centrale. On ne sort pas les gens de la précarité en les jetant en intérim ! », s’indigne un fonctionnaire, qui dénonce une vision fantasmée du monde du travail et de la réalité de l’insertion en Seine-Saint-Denis. « Ces nouvelles agences seront soumises à des objectifs chiffrés sur trois ans, ce qui laisse peu de temps pour entreprendre des politiques durables d’insertion », souffle un autre.

 

Pour pallier la problématique de recrutement, le département finance également une école de conseillers en insertion située à Pantin. Projet porté par le groupe Ares et un consortium d’associations, l’école accueille une douzaine d’alternants partageant leur temps entre leur classe et une ALI. « Le département nous remplace par des alternants : des jeunes précaires qui vont s’occuper d’autres précaires », ironise une salariée d’un ancien PIE. Le département de Seine-Saint-Denis assure par la voix d’Anne-Sophie Casteigt être « particulièrement vigilant sur le statut des salariés des ALI ».

 

Amine Abdelli et Jules Rondeau